Claude Lanzmann ou le don des électrochocs

Avec son dernier film, le réalisateur frappe un nouveau grand coup sur les cœurs et les consciences

Hanna Marton, une des quatre protagonistes du film de Claude Lanzmann (photo credit: DR)
Hanna Marton, une des quatre protagonistes du film de Claude Lanzmann
(photo credit: DR)

On aurait pu croire qu’après Shoah, son chef d’œuvre sorti en 1985 qu’il avait mis 12 ans à réaliser, le cinéaste et écrivain Claude Lanzmann ne pourrait plus nous surprendre, ni renouer avec une telle intensité dramatique. Et pourtant. Bien après que les lumières se soient rallumées dans la salle du Quartier latin à Paris où était présenté à la presse Les quatre sœurs, son nouveau film, les spectateurs restaient immobiles dans leurs fauteuils, comme terrassés par ce qu’ils venaient de voir.

Quand l’art devient mission
Les quatre femmes au centre de la dernière œuvre du réalisateur sont pratiquement les seules survivantes de leurs familles. « A chaque fois que je revois le film, je pleure », m’a affirmé Claude Lanzmann. « Je le connais par cœur, et pourtant je ne peux m’empêcher de pleurer. »
Les quatre sœurs est en réalité constitué de quatre longs-métrages distincts. L’un dure une heure et demie et les trois autres environ une heure chacun, ce qui est court selon les standards du réalisateur : Shoah, rappelons-le, s’étend sur neuf heures. Peut-être est-ce justement leur concentration qui confère à ces films leur intensité rare et tragique. Chaque volet est centré sur l’interview menée par Claude Lanzmann, il y a 35 ans, de ces quatre rescapées de la Shoah, qui sans avoir de liens familiaux, présentent des récits tout aussi effroyables. De courts extraits de deux de ces entretiens apparaissaient déjà dans Shoah. Depuis plusieurs années, le cinéaste produit ainsi de nouveaux films en utilisant du matériel initialement destiné à ce long-métrage emblématique. L’avant-dernière de ses réalisations sortie en 2013, Le dernier des injustes, évoquait le rabbin autrichien Benjamin Murmelstein, le seul dirigeant d’un Judenrat (Conseils juif nommé par les nazis) à avoir survécu à la guerre.
«Les quatre sœurs n’est pas du tout marginal par rapport à Shoah, il en est le cœur. C’est ainsi que je le vois. Il ne s’agit pas d’un « à-côté », explique Claude Lanzmann, installé dans son bureau encombré de livres, situé dans son appartement parisien proche du quartier Montparnasse. Si le cinéaste conserve sa carrure et sa voix grave et assurée, il se dit fatigué après une pneumonie qui l’a contraint à rester au lit pendant trois semaines.
Le film a déjà été programmé dans deux festivals internationaux, mais sa première présentation mondiale au public aura lieu les 23 et 30 janvier sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte, avec deux films différents diffusés à chaque date dans les deux pays. Parmi ces femmes qui témoignent, deux parlent hébreu, l’une yiddish et la quatrième, anglais. Toutes sont décédées depuis. Les films sortiront en salles aux Etats-Unis et en Israël en 2018.
« M’exprimer dans le Jerusalem Post me tient particulièrement à cœur », dit Claude Lanzmann. « Car les Israéliens ont souvent un très mauvais rapport à leur propre pays, et je pense que ces films redonnent la fierté et l’orgueil d’être juif, en sachant comment des hommes et des femmes comme Ruth Elias (l’une des intervenantes) se sont battus », explique le réalisateur.
Claude Lanzmann et un très grand admirateur d’Israël en raison des épreuves auxquelles il est  confronté. « Les guerres, ce sont les Israéliens qui les font, ce sont eux qui meurent dans des batailles terribles – qui valent bien celles de la Seconde Guerre mondiale – contre des armées parfois plus puissantes. Ils savent mieux que personne ce qu’est la Shoah, ce qu’est la guerre », dit le réalisateur, qui  a longtemps suivi Tsahal sur le terrain comme journaliste, après avoir été lui-même un jeune combattant de l’ombre dans les maquis d’Auvergne en France sous Occupation allemande.
Revenues de l’enfer
Le Serment d’Hippocrate est le premier film de cette quadrilogie. Il retrace la saga de Ruth Elias qui n’avait pas vingt ans quand elle a été déportée avec toute sa famille au camp de concentration de Theresienstadt, à une heure de Prague en Tchécoslovaquie, son pays natal. Theresienstadt est surtout connu pour avoir été le « ghetto modèle » des nazis, celui où ils faisaient venir des délégations de la Croix-Rouge vers la fin de la guerre pour essayer de masquer le massacre des juifs d’Europe.
C’est également à Theresienstadt que le film de propagande nazi Le Führer offre une ville aux juifs a été tourné en septembre 1944, réalisé par le cinéaste juif Kurt Gerron à qui on n’avait pas laissé le choix, alors qu’il était lui-même détenu au camp. Il sera assassiné à Auschwitz avec les autres membres de l’équipe de réalisation une fois le film terminé. Le but de ce long-métrage était de montrer que les juifs avaient une vie culturelle intense à Theresienstadt, ce qui était en partie vrai : la plupart des prisonniers, issus des classes moyennes et aisées d’Allemagne, d’Autriche, de Tchécoslovaquie et des Pays-Bas, étaient des intellectuels et des artistes qui se produisaient dans le camp. Mais ce que le long-métrage ne montrait pas était que sur les 144 000 juifs déportés à Theresienstadt,  88 000 ont ensuite été envoyés dans les camps de la mort d’Auschwitz et de Treblinka, tandis que 33 000 autres sont morts de faim, de maladie ou de mauvais traitements. Seuls 17 000 juifs se trouvaient encore dans le camp au moment de sa libération par les troupes soviétiques en mai 1945.
 Ruth Elias s’est mariée avec un autre détenu pendant qu’elle était à Theresienstadt. Ses parents et le reste de sa famille ont été transférés à Auschwitz où ils ont été assassinés. Lorsqu’elle rejoint le camp de la mort un peu plus tard, Ruth est enceinte. C’est là que sa vie bascule. A son arrivée, Mengele lui permet d’accoucher au lieu de la faire exécuter directement comme les autres femmes enceintes arrivées dans le camp. Seulement la clémence de l’« Ange de la mort », comme on le surnomme, n’est jamais gratuite : celui-ci a prévu de mener l’une de ses expérimentations diaboliques sur le bébé.
« J’ai accouché d’une belle petite fille, grande et blonde. Mais Mengele a ordonné que mes seins soient bandés afin que je ne puisse pas l’allaiter : il voulait voir combien de temps un nouveau-né pouvait vivre sans manger », raconte Ruth Elias dans le film. Celle-ci a été témoin de l’agonie de son bébé qui a duré plusieurs jours. Le supplice du nourrisson n’a pris fin que lorsqu’une femme médecin tchèque, détenue elle aussi, a discrètement remis à Ruth une seringue remplie d’une dose mortelle de morphine, pour mettre fin aux souffrances du bébé.
Ruth Elias est ensuite tombée dans une profonde dépression. Après avoir émigré en Israël, elle a eu un deuxième enfant. Elle se souvient avoir poussé des hurlements d’hystérie quand les infirmières de l’hôpital lui ont pris son bébé pour lui faire des soins. Mises au courant de la raison de cette anxiété, les puéricultrices lui ont rapidement rendu le nouveau-né. « Personne en Europe ne s’est soucié de ce qui arrivait aux juifs », dit Ruth. « Il n’y a qu’ici, en Israël, dans notre propre pays, que nous sommes en sécurité», ajoute-t-elle devant la caméra, avant de jouer à l’accordéon des airs de musique des pionniers sionistes.
La Puce joyeuse, deuxième opus de la quadrilogie, est l’histoire d’Ada Lichtman, une habitante de Cracovie dont le père et le mari ont été assassinés par les Allemands dans les premières semaines de l’occupation de la Pologne en 1939. Elle est une des trois seules survivantes d’un convoi de 7 000 juifs envoyés au camp de la mort de Sobibor. Comme Ruth Elias, Claude Lanzmann a rencontré Ada en Israël où elle s’est établie après la guerre. Celle-ci aborde un sujet tabou, celui de l’exploitation sexuelle de prisonnières juives par les nazis. Elle raconte que ces derniers choisissaient des femmes juives allemandes ou autrichiennes bien habillées pour les amener dans leur baraquement au camp qu’ils appelaient « la Puce joyeuse ».
Ada Lichtman a survécu grâce à ses talents de couturière. Parmi ses tâches, elle nettoyait et cousait des vêtements sur des poupées prises par les gardes du camp à des enfants juifs qui avaient été gazés. Les gardes offraient ensuite les poupées remises à neuf à leurs enfants en Allemagne. Durant son interview, Ada Lichtman est entourée des poupées qu’elle répare et pour lesquelles elle coud encore des robes comme par le passé.
L’énigme Rumkovski
Le troisième volet intitulé Baluty est l’histoire de Paula Biren, qui a vécu aux Etats-Unis après avoir survécu au camp de la mort d’Auschwitz. Elle raconte ce qu’elle a vécu dans le ghetto de Lodz en Pologne, situé dans le quartier délabré de Baluty, dont les habitants non juifs avaient été évacués pour y placer de force les 170 000 juifs de la ville. Son témoignage tourne en grande partie autour du rôle joué sur place par l’une des personnalités juives les plus controversées de la guerre, Chaim Rumkowski, qui avait été nommé par les Allemands chef du Judenrat, le Conseil juif de la ville par lequel les Allemands transmettaient leurs ordres.
Directeur d’un orphelinat juif et homme d’affaires avant la guerre, Rumkowski se pliait à tous les ordres des nazis. Ce faisant, il a réussi à sauver des vies juives. Il régnait d’une main de fer sur le ghetto où les juifs travaillaient dans des usines et des ateliers au service de l’effort de guerre allemand. Ils échappaient de ce fait à la déportation car ils étaient considérés comme des travailleurs essentiels. Il est vrai que cet arrangement a duré à Lodz beaucoup plus longtemps que dans aucun autre ghetto d’Europe occupée. Cependant, à l’été 1944, les Allemands ont liquidé le ghetto et déporté tous les juifs, y compris Rumkowski.
Celui-ci, dont l’orgueil était incommensurable, avait fait imprimer des timbres-poste à son effigie. Bien qu’ayant créé des hôpitaux et des écoles, il était haï par la plupart des juifs pour avoir prêté main forte aux Allemands afin de rafler tous les enfants du ghetto âgés de moins de dix ans, car ils étaient considérés comme des « bouches improductives à nourrir ». Paula Biren raconte le rassemblement des habitants de son immeuble par la police allemande. Une femme qui refusait de remettre son jeune fils a été abattue sur place d’une balle dans la tête par un officier allemand qui a emmené le petit garçon.
Paula Biren, militante sioniste comme Rumkowski, a échappé à la terrible famine qui sévissait  dans le ghetto car elle avait été placée par ce dernier avec d’autres jeunes sionistes dans une ferme expérimentale, afin de faire pousser des légumes et se préparer à monter en Palestine après la guerre. Cependant, le prix à payer pour cette position de faveur était terrible, car ces jeunes étaient ensuite forcés d’entrer dans les rangs de la « police juive » qui suppléait aux nazis pour maintenir l’ordre dans le ghetto. La rescapée y a occupé une fonction administrative. « On n’osait pas penser car, si on pensait, on devenait fou ou on se tuait. Oui, je suis coupable et j’ai honte d’être encore en vie car j’ai aidé à déporter ma famille. Plus tard, j’aurais pu en venir au suicide », dit-elle. Paula Biren a démissionné de la police quand elle a réalisé que les juifs arrêtés par ses camarades étaient remis aux Allemands et voués à une mort certaine. Suite à cela, elle a à son tour été déportée.
Chaim Rumkowski a lui aussi été envoyé à Auschwitz avec les derniers juifs du ghetto de Lodz. Sa fin est entourée de mystère. Selon plusieurs témoignages, il aurait été battu à mort par ses compagnons d’infortune une fois arrivé au camp. « Il est très difficile de juger Rumkowski », dit Claude Lanzmann. « En tout cas, ce n’était pas un collaborateur ordinaire. Il n’avait rien à voir par exemple avec un collaborateur français. C’était un type qui croyait sincèrement en ce qu’il faisait, mais avec tous les défauts caractériels qu’on lui connaissait comme son extrême vanité. Dans Le dernier des injustes, le rabbin Murmelstein défend Rumkowski en soulignant qu’un homme qui monte volontairement dans le train pour Auschwitz-Birkenau ne oeut pas être villipendé. «Pour ma part», dit Claude Lanzmann,je continue à dire qu’il n’y a pas eu  de collaborateurs juifs, sauf à Varsovie où se trouvait un petit groupe qu’on appelait les dreitsyn (treize en yiddish) en référence au numéro de la rue où ils habitaient. Mais ils faisaient du marché noir essentiellement. »
L’affaire Kastner
Le dernier épisode de la quadrilogie, L’arche de Noé, est consacré à l’affaire Kastner, du nom de ce fonctionnaire du gouvernement israélien, Israël (Rudolph) Kastner, accusé dans les années 1950 d’avoir collaboré avec le colonel SS Adolf Eichmann, celui qui a élaboré la  « Solution finale » et qui a organisé la déportation massive de plus de la moitié des juifs hongrois vers les chambres à gaz d’Auschwitz en 1944.
Kastner, un sioniste qui était l’un des dirigeants de la communauté juive de Budapest, a versé de l’argent à Eichmann afin d’envoyer 1 684 juifs hongrois vers la Suisse en terrain neutre. Considéré par un héros par ceux qu’il a réussi à sauver, d’autres lui ont âprement reproché ce marchandage qu’ils considéraient comme une forme de collaboration avec les nazis. Par ailleurs, Kastner a été accusé d’avoir établi la liste des passagers du train pour la Suisse en favorisant ses proches et ceux avec lesquels il travaillait. L’affaire a pris de telles proportions en Israël que le gouvernement de l’époque a fini par démissionner. Quoique son nom ait été lavé de toute culpabilité plus tard par la Cour suprême israélienne, Kastner a fini assassiné par un extrémiste de droite à Tel-Aviv en 1957.
Dans L’Arche de Noé, Claude Lanzmann s’entretient avec Hanna Marton, une des personnes sauvées par Kastner et dont l’époux, Félix Marton, a préparé les listes de juifs choisis  pour embarquer à bord du « train Kastner » comme on l’a appelé. Hanna Marton explique que les personnes qui ont été sauvées avaient été choisies dans tous les milieux juifs. La fameuse liste selon elle comportait aussi bien des  sionistes, des blessés de guerre, des médecins, des avocats, des artistes que de jeunes orphelins. Il y avait également un grand groupe de juifs ultraorthodoxes d’obédience Satmar, y compris le rabbi Joël Teitelbaum qui deviendrait plus tard le dirigeant du mouvement hassidique à New York.
« La seule responsable de cette situation est l’horreur nazie, qui a fait que certains ont eu à choisir qui allait vivre et qui allait mourir. Je suis la seule survivante de ma famille », explique Hanna Marton. Cette dernière raconte que pendant que le monde célébrait la fin de la guerre, les survivants originaires de Hongrie ont connu un état de dépression extrême.
« Nous ressentions à l’époque ce que nous ressentons encore aujourd’hui : pourquoi avons-nous survécu et pas les autres ? Mais ce qui est sûr, c’est que Kastner voulait sauver des juifs. Et je suis la preuve vivante qu’il l’a fait. »
Claude Lanzmann dit avoir été particulièrement ému par Hanna Marton. Le film se termine avec la caméra se rapprochant de son visage, pendant qu’elle essuie les larmes qui lui coulent sur les joues.
Tourné vers Jérusalem
En dépit de ce qu’il filme, le cinéaste est loin de ne vivre que dans le passé, et suit de près les événements touchant les juifs et Israël. « La situation en Israël ? Elle est comme elle a toujours été, dangereuse. Mais les Israéliens sont très lucides. Je trouve très bien que les Etats-Unis aient reconnu  Jérusalem comme la capitale d’Israël. » Et l’opposition de l’Union européenne  sur la question? « Ça n’a aucune importance. Ce ne sont pas eux qui versent leur sang, ce ne sont pas eux qui meurent. Et il y a plus de chances d’aller vers une sorte de normalisation avec les décisions qui viennent d’être prises sur Jérusalem, qu’avec tous les plans de paix. »
Quid de la situation des juifs en France aujourd’hui, souvent en butte à l’hostilité, et à la violence d’une partie de la population arabo-musulmane ? « Il faut en tenir compte et faire très attention. Mais je ne pense pas non plus qu’il y ait des raisons pour paniquer ; pour commencer, vous avez quand même un gouvernement et des institutions qui protègent les juifs. Les antisémites ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent », dit Claude Lanzmann.
A la question de savoir s’il a d’autres projets, éventuellement d’autres films construits de nouveau à partir de rushes (bouts de films) anciens, le réalisateur répond sur un ton confiant : « Si je veux, je peux »
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