De l’ombre à la lumière

Une exposition présentée à Vienne rend justice à l’immense contribution des artistes juives au rayonnement culturel local avant la Seconde Guerre mondiale

Quelques portraits des femmes artistes (photo credit: DR)
Quelques portraits des femmes artistes
(photo credit: DR)
La sculpture avait fait scandale. Présentée au Künstlerhaus, la Maison des arts de Vienne, en 1896, Sorcière faisant sa toilette la nuit de Walpurgis de Teresa Feodorovna Ries, avait provoqué l’ire des critiques d’art de la ville. Voir représentée une femme nue, émancipée, se coupant lascivement les ongles des pieds avec des ciseaux de jardin, avait profondément choqué.
L’œuvre a aussitôt été qualifiée d’« atroce » et d’« insipide ». Les critiques se sont offusqué en chœur de l’audace de Ries, qui avait osé représenter « une aussi grotesque personne dans une matière aussi précieuse que le marbre », et ont fait preuve de la misogynie la plus primaire : « La pauvre créature, qui s’imagine pouvoir faire le même travail que les hommes, alors qu’elle n’est pas née pour ça », a décrété l’éminent critique d’art Ludwig Hevesi, lequel était juif pourtant, comme Ries. Un an plus tard, celui-ci a pris la tête d’un mouvement artistique dissident, qui appelait à faire sécession avec l’académisme viennois et à se révolter contre la suprématie de l’Association des artistes du Künstlerhaus.
Une exposition ambitieuse
L’œuvre de Teresa Feodorovna Ries est aujourd’hui à l’affiche d’une exposition au Musée juif de Vienne intitulée La meilleure moitié : les femmes juives artistes avant 1938. Cette rétrospective, qui se tient jusqu’en mai, s’est donné pour vocation de faire découvrir les œuvres des femmes juives viennoises qui tenaient le haut du pavé de la scène artistique autrichienne avant la Seconde Guerre mondiale.
« Nous voulions montrer comment et pourquoi elles avaient disparu de la mémoire collective et avaient été remisées dans les coulisses de l’histoire de l’art », explique Andrea Winklbauer, historienne de l’art et conservatrice du musée, qui a coorganisé l’exposition avec Sabine Fellner, également historienne de l’art. « Cette exposition a pour but de leur rendre la place qu’elles méritent. Nous avons rassemblé les œuvres les plus significatives de ces artistes juives dans la Vienne des années 1860 à 1938, dans l’idée de montrer à quel point elles étaient nombreuses et talentueuses, et de faire la lumière sur ce qu’elles avaient accompli. »
L’exposition met également en exergue leur combat pour se réaliser en tant qu’artistes. Les deux organisatrices ont ainsi choisi de rendre compte du machisme qui régnait en ce temps-là à l’encontre des femmes qui tentaient de se faire une place sur la scène artistique, dominée par la gent masculine. On y trouve des citations éloquentes de personnalités culturelles marquantes de l’époque, telles que Hevesi et son collègue, le critique d’art Karl Scheffler, tous deux convaincus que les femmes manquaient de « tout sens de la forme ». L’historien et critique d’art Arthur Roessler, pour sa part, a écrit : « Des toiles barbouillées par des mains de femmes, comme le ferait un maçon avec une spatule [...] sont pour moi une abomination et pour la plupart des gens d’ailleurs », faisant référence à une autre artiste juive, la peintre Hélène Taussig.
Une vie culturelle misogyne
La colère provoquée par la Sorcière de Ries n’était nullement exceptionnelle en cette fin de siècle à Vienne. Il était admis que la sculpture était « l’art le moins chargé d’émotion et par conséquent la branche artistique la moins accessible aux femmes ». C’était en tout cas l’avis rendu par Arthur Roessler en 1922. Mais ce qui avait irrité au plus haut point les spécialistes de l’époque était que le Künstlerhaus ait choisi d’exposer une sculpture de femme en ouverture, ce qui ne s’était encore jamais vu. Les institutions artistiques de l’époque n’acceptaient aucune femme dans leurs rangs et faisaient preuve de la même réticence à promouvoir des œuvres produites par le deuxième sexe en les exposant dans leurs glorieux édifices. Une déferlante d’idées nouvelles dans tous les domaines – culturel, artistique et intellectuel – inondait la capitale impériale. Il régnait un incontestable désir d’innovation, et beaucoup de personnalités de premier plan s’exprimaient en faveur du progrès social et du changement. Mais quand il s’agissait d’appliquer leur vision émancipatrice aux femmes, leur enthousiasme s’évaporait.
Personæ non gratæ dans les académies artistiques de l’époque, les femmes étaient privées de la possibilité de montrer leurs œuvres au public. Les grandes expositions organisées par ces associations et les événements artistiques n’offrant aucune couverture médiatique à ces créatrices en jupons, le soutien éventuel de leaders d’opinion était impossible, tout comme la possibilité de pénétrer le marché de l’art et de susciter l’intérêt de potentiels acheteurs.
A Vienne, l’Académie des beaux-arts était également interdite aux femmes. Au mieux leur offrait-on une formation limitée, tandis qu’elles se voyaient souvent contraintes de travailler pour un salaire de misère dans le domaine des arts appliqués.
Issue d’une riche famille de juifs russes, Teresa Feodorovna Ries a pu surmonter cet ostracisme en y mettant le prix : elle a pris des cours avec un professeur particulier et a considérablement investi dans la promotion de son travail, se constituant peu à peu un réseau au sein de la haute société. Cela dit, le sculpteur Edmund von Hellmer, qui avait accepté d’être son professeur, ne s’était pas gêné pour lui asséner sans ambages qu’il n’y avait « aucun intérêt à enseigner l’art aux dames, qui n’étaient rien de plus qu’une nuisance jusqu’au mariage ». Des opinions qui n’ont pas empêché le professeur de lui obtenir un atelier à l’Académie des beaux-Arts, une institution officiellement fermée aux femmes jusqu’en 1920. Fait on ne peut plus révélateur de l’époque : la sculpture Le porteur de lampe de Teresa Feodorovna Ries, qui a remporté la médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris en 1900, n’a pu y être présentée que parce qu’un artiste homme – Hellmer en l’occurrence – l’avait signée. L’exclusion des femmes de la sphère artistique les a également obligées à créer leurs propres cercles, qui, du reste, n’étaient pas tous exclusivement féminins.
Le combat des femmes dans la sphère artistique
Teresa Feodorovna Ries voit le jour à Moscou en 1874. Fiancée à l’âge de 17 ans, elle finit par se marier avec un autre, mais le couple ne tient pas. L’enfant auquel elle donne naissance meurt alors qu’il n’a que quelques mois. A 19 ans, fraîchement divorcée, elle retourne vivre dans la maison familiale. A partir de ce moment-là, elle fait fi des conventions et opte pour une vie artistique indépendante et libre, comme le relate Sabine Fellner dans le catalogue de l’exposition.
« Son appartenance à la société aristocratique de l’époque a probablement rendu sa vie de bohême marginale plus facile à vivre, et les conséquences de son rejet des conventions sociales, moins pénibles », explique la coorganisatrice de l’exposition. Le talent de Ries est reconnu. Considérée comme une artiste accomplie avant la guerre, elle s’est ensuite réfugiée en Suisse pour fuir le nazisme et s’y est éteinte dans l’ombre, en 1956.
Ries n’a pas été la première à vouloir se tailler une place sur la scène artistique viennoise. A la fin des années 1860, l’artiste Tina Blau, juive elle aussi, était la seule femme au sein d’un petit groupe de peintres marqués par le mouvement impressionniste. Celle-ci, toujours à la recherche de paysages nouveaux, a beaucoup voyagé. L’Italie et les Pays-Bas ont été ses terres de prédilection, lui inspirant de jolies scènes pastorales. Mais c’est plutôt sa maîtrise dans la représentation de la vie au Prater, un grand parc public de Vienne, qui lui vaut sa renommée. Tina Blau faisait atelier commun avec le peintre Emil Jakob Schindler, ce qui laisse à penser qu’elle était son élève, en dépit du fait qu’ils avaient le même âge et la même facture artistique. On a souvent fait l’éloge de sa « capacité à peindre comme un homme », compliment suprême pour l’époque.
Le mécénat juif comme facteur d’émancipation
Il se trouve que dans les premières décennies du XXe siècle, un quart à un tiers des artistes viennois recensés dans les cercles artistiques étaient juifs. Parmi eux, les femmes étaient également significativement représentées dans les quelques classes d’art qui leur étaient accessibles à l’université. Par ailleurs, on trouvait dans la capitale autrichienne un établissement scolaire pionnier dont le directeur était juif, qui offrait des cours d’art plastique afin de satisfaire la demande croissante des jeunes filles de la bourgeoisie autrichienne, désireuses de suivre une formation professionnelle dans ce domaine.
Les juifs représentaient 10 % de la population viennoise en 1880 et 8 % en 1910. Selon une recherche approfondie effectuée pour préparer l’exposition La meilleure moitié, la surreprésentation des artistes juives s’explique par des facteurs socioculturels. « La tradition juive met l’accent sur l’éducation en tant que vecteur d’élévation sociale », note l’historien Dieter Hecht. « En outre, les juifs considèrent également l’éducation comme un facteur important d’assimilation à la société non juive ». Dans son livre Style and seduction (Style et séduction), l’auteure et historienne de l’art Elana Shapira écrit que ce qui a motivé le mécénat chez les juifs nantis de l’époque, et les a poussés à soutenir les mouvements culturels modernistes aussi bien qu’à façonner le paysage urbain viennois, était leur désir de créer un dénominateur commun avec « les gentils » (non-juifs), susceptible de favoriser les échanges. « Le fait d’instaurer une identité esthétique commune avait pour but, dans un premier temps, d’offrir aux juifs une émancipation sociale et culturelle perçue comme la porte d’entrée idéale afin de pénétrer les différentes sphères de la vie publique. Ces mécènes avaient pour deuxième objectif de favoriser l’égalité des chances, sans pour autant que les juifs aient à renoncer à leur identité », indique Elana Shapira. « L’art contemporain se voulait un point de convergence entre juifs et gentils, entre hommes et femmes. Il devait permettre aux juifs, quel que soit leur sexe, de s’imposer en tant que producteurs et artistes sur la scène culturelle de l’époque. » Tout cela explique pourquoi le mécénat juif était aussi répandu.
Mais ce soutien aux artistes avait aussi ses inconvénients, en particulier pour les femmes. La peintre Broncie Koller-Pinell, épouse de l’industriel Hugo Koller, a sans aucun doute eu plus de facilités à nouer des amitiés avec des artistes de premier plan tels Gustav Klimt et Egon Schiele grâce aux sommes considérables qu’elle a investies dans les arts. Mais le revers de la médaille est que sa propre réussite a été attribuée à ce mécénat plutôt qu’à son talent. Broncie Koller-Pinell a ainsi été sous-estimée toute sa vie et même bien après après sa mort survenue en 1934. Pourtant, la qualité de son œuvre en fait sans conteste une artiste féminine des plus importantes du début du XXe siècle. Lors de son oraison funèbre, l’une de ses collègues n’a pas hésité à dire que si elle avait été aussi injustement ignorée, c’est « parce qu’elle était une femme, riche qui plus est ».
Un souffle nouveau longtemps décrié
Les quelques artistes juifs qui brillaient sur la scène culturelle viennoise de l’époque, bien qu’extrêmement désireux de participer à l’intégration des juifs dans la société, n’ont pas été sensibles au besoin d’émancipation de leurs collègues femmes et n’ont pas prêté l’oreille à leurs revendications.
A l’occasion de la Wiener Werkstätte (Ateliers de Vienne) en 1927, l’artiste graphique Julius Klinger – déporté et assassiné par les nazis en 1942 – qualifie les membres d’un groupe viennois dissident, qui deviendra un incubateur d’artistes féminines avant-gardistes, de « dilettantes ». L’écrivain Karl Kraus n’est pas en reste. Dans son périodique satirique La torche, il écrit en 1906 : « Trop de Feodorovna Ries ! Une publicité tapageuse fait trembler la jungle des médias viennois. » Stefan Zweig a été l’un des seuls à reconnaître la contribution de ces artistes à la culture universelle. En 1902, l’écrivain dira ainsi de Ries qu’elle « pourrait être à la sculpture ce que Charles Baudelaire est à la littérature ».
Exclues des beaux-arts et privées de toute formation académique, beaucoup de femmes sont allées étudier les arts plastiques sous d’autres cieux. A leur retour en Autriche, ces artistes ont développé une facture originale, nourrie d’influences artistiques nouvelles et d’interprétations progressistes de styles existants, acquises à l’étranger. De façon peu surprenante, elles ont alors été pointées du doigt pour avoir osé remettre en question les codes en vigueur à l’époque. « Ces œuvres, qui s’éloignaient des stéréotypes et des canons de beauté simplistes à l’origine d’œuvres imitatives, et qui prétendaient être autre chose que décoratives, ont été violemment décriées », note l’historienne de l’art Tamara Loitfellner.
En 1919, par exemple, un critique du quotidien viennois Die Neue Zeitung fustige la Künstlerhaus pour avoir exposé une toile intitulée Mother (Mère) d’une artiste de facture abstraite du nom de Sophie Lourié. « Le Künstlerhaus est devenu un hôpital de campagne pour malades mentaux ! [...] Nous voulons admirer des tableaux produits par le bon sens, pas nous apitoyer sur des débiles. [...] Les œuvres les pires sont celles des femmes ». Lourié, fille d’un riche industriel juif, était membre de la Société des intellectuels, un groupe moderniste composé de quatre hommes et autant de femmes. Trois d’entre elles étaient juives, dont Grete Wolf, une élève de Tina Blau, dont les œuvres font aussi partie de l’exposition. Au milieu des années 1920, Grete Wolf a suivi son mari, le peintre et architecte Leopold Krakauer, en Palestine. Elle a continué à voyager en Europe, et exposé son travail en Autriche jusqu’en 1930. Par la suite, les efforts de Wolf-Krakauer afin de poursuivre sa brillante carrière échoueront, à la différence de son époux qui connaîtra une certaine notoriété en Palestine mandataire et après la création de l’Etat d’Israël.
Rendre la vie au passé
L’exposition souligne également le rôle décisif des femmes juives dans des créations conçues comme des critiques sociales et politiques. Des artistes telles que Grete Wolf, Hélène Taussig, Hermine Heller-Ostersetzer, Lili Réthi, Marie-Louise von Motesiczky, Bertha Tarnay, et Grete Hamerschlag ont produit des œuvres laissant présager les sombres développements politiques et sociaux qui allaient frapper l’Autriche et l’Europe.
Certaines des artistes exposées ont été assassinées par les nazis, quand d’autres ont réussi à s’échapper ou à émigrer avant l’Anschluss. Plusieurs d’entre elles ont continué à travailler en tant qu’artistes « en exil ». Mais en Autriche, c’était terminé pour elles, et quasiment toutes, à l’exception de quelques-unes comme Tina Blau, ont sombré dans l’oubli. Ce n’est que depuis deux ou trois décennies que ces artistes ont peu à peu refait surface. Leur disparition de la mémoire collective s’explique par le fait que leurs œuvres ont disparu. Ceci d’autant plus facilement qu’elles n’étaient répertoriées ni dans les annales des établissements officiels, ni dans les registres des musées et qu’elles ne figuraient pas dans les catalogues. La plupart des sculptures de Teresa Feodorovna Ries ont disparu ou ont été détruites après sa fuite d’Autriche. Sorcière a survécu, mais pas intacte. Les toiles de Bettina Ehrlich-Bauer, réalisées à Berlin, Paris et Vienne dans les années vingt et trente dans un style qu’elle nommait « Nouvelle objectivité », ont connu le même sort. L’artiste en revanche, est parvenue à sauver le travail de son mari, le sculpteur Georg Ehrlich, en faisant expédier ses œuvres en Grande-Bretagne avant que le couple ne se réfugie lui-même à Londres en 1938. Mais tout ce qu’il reste des créations de Bettina Ehrlich-Bauer sont des photos en noir et blanc de ses peintures qui comportent au dos des commentaires de sa plume.
Andrea Winklbauer a découvert ces photos au cours de ses recherches alors qu’elle montait l’exposition au Musée juif de Vienne en 2008. « J’ai rendu visite à un collectionneur privé qui m’a montré de vieilles photos en noir et blanc d’environ 30 toiles d’Ehrlich-Bauer qui n’ont jamais été retrouvées », dit-elle. « Même en noir et blanc, ces tableaux sont si impressionnants, si prégnants, que j’ai décidé d’inclure ces photographies dans l’exposition. » En se basant sur des annotations manuscrites de la peintre concernant la seule toile de cette période retrouvée à ce jour – une nature morte dans les coulisses d’un spectacle de jazz – l’équipe du musée a entrepris de colorer aussi fidèlement que possible l’une de ces œuvres disparues, Autoportrait cinématographique d’Ehrlich-Bauer dans son studio, en utilisant une méthode de projection de lumière.
C’est d’ailleurs cette œuvre que l’on retrouve sur l’affiche de l’exposition, symbole de toutes celles qui ont disparu, englouties dans les méandres de l’Histoire
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