Le ghetto de Venise, une histoire contrastée

Le 500e anniversaire de la fondation du ghetto de la Cité des Doges jette un éclairage sur le destin singulier de sa communauté juive

 Pour maximiser l’espace, les édifices ont été conçus avec des plafonds bas et de multiples étages (photo credit: REUTERS)
 Pour maximiser l’espace, les édifices ont été conçus avec des plafonds bas et de multiples étages
(photo credit: REUTERS)
Le ghetto de Venise couvre une surface d’environ 6 000 m2 et comprend cinq synagogues. Cependant, la seule trace concrète des portes massives qui gardaient autrefois son entrée sont les quelques entailles qui subsistent dans les murs à l’endroit où se trouvaient les charnières.
Une poignée de membres de la communauté juive déclinante vit encore dans le quartier, renommé « Contrada dell’Unione » (le quartier de l’unité) il y a un siècle et demi. Toutefois, cet héritage à la fois coloré, complexe et douloureux qu’est le ghetto reste inscrit dans la conscience collective des juifs vénitiens comme dans celle de la cité tout entière, de façon aussi évidente que ses immeubles et ses monuments. « Même si le ghetto n’existe plus », dit Shalom Bahbout, Grand Rabbin de Venise, « en réalité il est toujours là, en nous. Il a fait de nous ce que nous sommes. »
Origine et fin du ghetto
La communauté juive de Venise est parmi les plus anciennes d’Europe. Ses premiers membres étaient des négociants venus d’Allemagne au XIIIe siècle, au moment où la ville commençait à émerger comme un centre commercial et maritime majeur. Les juifs séfarades chassés de la péninsule ibérique sont arrivés après, suivis par d’autres, originaires de l’Empire ottoman, de France, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, mais aussi de plusieurs régions d’Italie, comme l’explique Simon Levis Sullam, historien à l’université Ca’ Foscari de Venise. Ces groupes ne se sont pas mélangés au sein du ghetto et ont chacun établi leur propre synagogue. « Quand les juifs étaient encore peu nombreux, personne ne s’en plaignait », raconte Simon Levis Sullam. « Mais lorsque leur nombre est devenu plus important, les autres résidents de la ville ont commencé à se sentir menacés. » Rapidement, les juifs se voient donc imposer des permis spéciaux pour pouvoir faire des affaires et on leur interdit de posséder des terres. Par la suite, ils sont forcés de s’installer dans une zone isolée de la ville, et doivent payer 30 % de plus pour louer un appartement. Enfin en 1516, sur ordre du doge Leonardo Loredan, des portes sont érigées à l’entrée du quartier. Le ghetto était né.
« C’est une histoire assez complexe », constate Giuseppe Balzano, un historien de l’Institut d’études juives de Bruxelles habitant à Venise. « Bien évidemment, être contraint de vivre dans une zone délimitée par des portes que l’on fermait la nuit et dont les berges étaient constamment surveillées par des gardes catholiques qui patrouillaient dans des canots, ne pouvait être considéré comme une chose positive. Néanmoins, c’est aussi ce qui a permis de créer la communauté juive de Venise et de lui procurer un sentiment de sécurité. »
A son apogée en 1620, le ghetto compte environ 5 000 juifs – soit plus de dix fois la population juive actuelle de la ville –, beaucoup trop pour qu’ils puissent résider dans les limites originelles du quartier. C’est alors qu’une île annexe lui est ajoutée, le ghetto d’origine étant désigné par un abus de langage comme « le nouveau ghetto » et l’île comme « l’ancien », du fait qu’il a été peuplé sur une plus longue période. Malgré cela, la place reste insuffisante et il faut construire en hauteur pour pouvoir loger tout le monde. « Pour maximiser l’espace, les édifices ont été conçus avec des plafonds bas et de multiples étages, jusqu’à neuf dans certains bâtiments », explique Donatella Calabi, professeure d’histoire de l’architecture à l’université IUAV de Venise. « Ces immeubles, les plus hauts de Venise et parmi les plus élevés d’Italie, étaient en quelque sorte les gratte-ciel de l’époque. On pouvait les apercevoir de tous les coins de la ville. »
Avec ses rues encombrées et ses hauts édifices, le ghetto devient vite un centre d’innovation, de culture et de commerce. Usuriers, magasins de vêtements, librairies et enseignes spécialisées dans la vente de produits importés ornent ses rues. On y trouve aussi des théâtres, un conservatoire et des salons littéraires. Selon Francesca Brandes, auteure de l’ouvrage Venise et ses environs, le ghetto était même devenu un centre commercial pour les Vénitiens chrétiens qui affluaient dans le quartier chaque matin à l’ouverture des portes.
En 1797, c’est une Venise grandement diminuée qui tombe aux mains de la France à la faveur de l’action des troupes commandées par le jeune Napoléon Bonaparte, lors de sa première conquête de l’Italie. Cet épisode marque la fin de mille ans d’indépendance de la cité-Etat que l’on appelait « la Sérénissime République de Venise ». Les soldats français enfoncent les portes du ghetto et réécrivent les lois de la ville : les juifs peuvent désormais circuler librement, posséder des terres et exercer le métier de leur choix. Mis à part une brève résurgence en 1943, l’arrivée des Français a sonné le glas du ghetto de Venise.
Genèse incertaine
Les juifs vénitiens n’ont pas été les seuls à être mis en quarantaine dans leur ville. Cette pratique est sans doute apparue pour la première fois à Prague, où les juifs ont été séparés des autres habitants dès 1262. A moins que les origines du ghetto ne soient encore antérieures. Ainsi, lors du troisième concile de Latran en 1179, les délégués s’inquiètent du risque d’érosion des valeurs chrétiennes à cause d’une exposition à des traditions non chrétiennes ; ainsi en 1215, une décision du quatrième concile de Latran impose que les juifs et les non-baptisés se rendent identifiables par leurs vêtements et soient séparés des catholiques.
Bien que le mot « ghetto » soit apparu pour la première fois à Venise, ses origines ne sont pas claires. Pour la plupart des Vénitiens, le terme provient du nom « gettare » qui désigne la coulée des pièces métalliques, en rappel des anciennes fonderies qui existaient auparavant en lieu et place du quartier juif. D’autres habitants de la ville affirment qu’il est issu de l’ancien vocable vénitien « ghet », qui en argot signifie déchet – peut-être en référence à l’emplacement de peu de valeur sur lequel l’île réservée aux juifs se trouvait. Selon d’autres théories, le mot « ghetto » est formé des deux dernières syllabes de « borghetto » qui désigne un quartier de petite taille ; ou bien l’origine se trouve dans le mot hébreu « guett », l’accord de divorce qui marque une séparation entre époux ; ou encore, il découle du yiddish « ghectus », qui désigne une zone fermée.
Selon l’historien Benjamin Ravid de l’université Brandeis, la première référence écrite du mot ghetto est datée de l’année 1523. On la trouve dans le calendrier hébraïque du juif vénitien David HaReuveni, qui a écrit La place des juifs, le ghetto. Mais Ravid estime que le terme a probablement dû être utilisé auparavant. « Il n’y a pas beaucoup de mots qui évoquent autant la notion de discrimination que ghetto, et pourtant nous ne connaissons pas clairement ses origines », souligne le linguiste Anatoly Liberman. « Ceci est une preuve de la complexité de l’histoire à laquelle il renvoie. »
Un héritage en demi-teinte
En raison des circonstances agitées qui ont mené à la création du ghetto de Venise il y a 500 ans, les membres de la communauté juive vénitienne précisent qu’ils commémorent cet événement plutôt qu’ils ne le célèbrent. En revanche, le fait de marquer l’anniversaire faisait consensus. « Bien sûr, la mise en place du ghetto a été perçue comme un tournant très négatif », dit le rabbin Bahbout. « Mais c’est aussi l’occasion de revenir sur ce qui s’est passé et d’en tirer des leçons pour l’avenir. »
L’événement central des commémorations qui se tiendront en novembre dans la cité des Doges sera l’exposition intitulée Venise, les juifs et l’Europe : 1516-2016. Des conférences et d’autres rétrospectives auront également lieu, ainsi que la lancée d’une levée de fonds visant à financer l’extension du musée juif de la ville et la restauration de certains édifices du ghetto.
Bien que la plupart des 450 juifs de Venise vivent aujourd’hui en dehors du ghetto, la zone demeure au centre de la vie juive locale. Deux des cinq synagogues du quartier sont régulièrement utilisées (les autres sont préservées et accueillent des visites guidées) et l’on y trouve également un restaurant et un hôtel cachers. Le rabbin de la ville indique qu’il y a suffisamment de juifs avec les visiteurs de passage pour avoir un minian à presque tous les offices organisés dans la semaine et à tous ceux du week-end. Et si l’on tend l’oreille, il arrive même, au détour d’une rue du ghetto, que quelques mots portant la tonalité de l’ancien dialecte judéo-vénitien se fassent entendre.
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