Poétesse, amie, matriarche

Quand une visite au tombeau de Rahel fait ressurgir les femmes du passé.

JFR24 521 (photo credit: Wikipedia)
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Depuiscombien de temps ne s’était-il pas rendu sur le tombeau de Rahel, notre mère,sur la route allant de Jérusalem à Beit-Lekhem : dix, quinze ans ? La dernièrefois, ce devait être lorsqu’il était encore étudiant, ou bien peut-être durantson service militaire, avec le programme de découverte du pays pour les soldats? A l’époque, la route n’était pas encore coupée par un barrage de l’armée, eton n’avait pas encore érigé ces murs de béton hauts de cinq ou six mètres, quidéfiguraient le site et l’avaient transformé en un véritable bunker ! Qu’auraitdit notre mère Rahel – si elle avait pu parler – en voyant sa tombe, autrefoissituée dans un cadre pastoral qui avait inspiré des générations d’écrivains etde poètes, devenue maintenant une place forte dont l’aspect évoquait plusl’ancien mur de Berlin que la dernière demeure d’une des matriarches ? Depuisdes lustres, les juifs venaient ici épancher leur coeur, car une traditionaffirmait que Rahel intercédait en leur faveur auprès du Tout-Puissant etqu’aucune prière prononcée sur sa tombe ne demeurait vaine.
En arrivant à proximité du lieu saint, il comprit pourquoi il était aujourd’huiainsi protégé : le sol était jonché de pierres jetées par-dessus la muraillepar des habitants arabes des faubourgs de Beit-Lekhem, la ville chrétiennejadis réputée pour sa relative tolérance envers les fidèles de toutes lesreligions, devenue maintenant une « zone autonome » et placée sous le contrôlede l’Autorité palestinienne. Sur le coup, la vue des projectiles éparpillés surla route le plongea dans une colère noire.
Le plus scandaleux à ses yeux n’était pas même le fait que des fidèlesjuifs fussent la cible de pierres lancées par des jeunes Arabes, dont certainsn’avaient sans doute pas dix ans – car il en avait toujours été ainsi : lalapidation des « infidèles » faisait pour ainsi dire partie de leur culture –et il n’avait jamais eu la naïveté de croire que les accords de paix signés parIsraël pouvaient modifier de quelque manière cette réalité millénaire. Lanature humaine était immuable ; elle n’avait pas changé depuis l’époque de laBible, quand Caïn tuait son frère Abel ! Non, ce qui lui parut intolérable surle moment et lui donna envie de ramasser à son tour une pierre pour la lancer del’autre côté de la muraille (ce qu’il aurait sans doute fait, n’eût été laprésence des gardes-frontière israéliens qui auraient considéré cet acteinfantile comme une véritable provocation !), c’était l’indifférence aveclaquelle cette triste réalité était accueillie par les médias et par le publicen Israël même, où l’on considérait que les jets de pierres sur des véhiculesou des fidèles juifs n’étaient pas graves, tant qu’ils n’entraînaient pas devictimes… 
Ce n’est qu’une fois entré à l’intérieur du mausolée, lorsqu’ileut embrassé la lourde tenture en velours sombre qui recouvrait la tombe etrécité quelques chapitres des Psaumes, que son coeur s’apaisa quelque peu etqu’il put laisser son esprit divaguer, au hasard de son imagination… A l’image deRahel la matriarche, épouse préférée de Jacob, se superposa bientôt celle deRachel, son amie d’enfance, qu’il avait abandonnée lorsqu’il était parti enIsraël à l’âge de vingt ans, renonçant à ses études prometteuses pour devenirsoldat dans Tsahal. Qu’était-elle devenue depuis ? Pensait-elle encore à luiparfois ? Leur amour platonique et sans espoir avait laissé une marque profondedans son coeur, comme une plaie béante qui refusait de cicatriser et que lesannées écoulées n’avaient pas guérie.
Il ne pouvait s’empêcher, chaque fois que le souvenir de Rachel revenait lehanter, de la comparer aux autres femmes qu’il avait aimées depuis. « Commentexpliquer qu’un amour inassouvi puisse laisser tellement de traces ? », sedemanda-t-il pour la millième fois en pensant à une autre jeune femme, qu’ilavait brièvement connue et pour laquelle il n’avait éprouvé qu’une passionfugace et sans lendemain.
Sortant du mausolée, il reprit sa voiture et alluma la radio.
On passait un air bien connu de Shmulik Kraus, le parolier qui venait dedécéder, et c’était – quelle coïncidence ! – une chanson dont les parolesavaient été écrites par une troisième Rahel, la fameuse poétesse dont tous lescollégiens d’Israël apprenaient les vers.
« Un homme cherche, mais ses pas vacillent, Il ne pourra atteindre ce qui estperdu. – Le dernier de mes jours approche déjà peut-être… » Ces mots, commechaque fois, éveillèrent en lui une profonde nostalgie. A présent, tout seconfondait dans son esprit : l’image céleste de la matriarche Rahel, veillantsur ses enfants qui venaient en pèlerinage sur la route de Beit-Lekhem ; levisage bien terrestre de son amie d’autrefois, lui inspirant un mélange deregret et d’envie ; et, entre les deux, la figure de la poétesse, mi-femmemi-ange, qui avait brûlé sa vie sur les rives du Kineret, emportée par latuberculose à l’âge de 41 ans.
Quand il reprit la route de Jérusalem, le soleil était caché depuislongtemps, mais le ciel rougeoyait encore à l’horizon.
La ville s’était endormie et, levant les yeux vers le firmament oùfleurissaient déjà quelques étoiles, il fut empli soudain d’un sentiment deplénitude et de joie débordante. C’était bien cela ! Ces trois femmes, et tousles êtres humains qu’il avait aimés dans sa vie étaient réunis dans une seuleimage, comme reliés dans un faisceau de lumière… L’amour de Rahel, celui de Léa; l’affection de sa mère, de ses soeurs ; les femmes qu’il avait aimées etcelles qui l’avaient fait souffrir : tout cela s’entremêlait et se fondait dansle même souffle de vie.
Cette certitude rassurante suffit à gonfler son coeur d’une sensation intenseet grisante, dont il savait qu’elle était éphémère pour l’avoir souventéprouvée, mais qu’il savourait chaque fois avec le même ravissement : celled’avoir enfin surmonté les contradictions de son existence.