Rétrospective en noir et blanc pour la ville d’Or

En 1900, peu après l’invention des frères Lumière, un capteur d’image allait fixer sur la pellicule la Jérusalem de l’époque

Jérusalem dans les années 1900 (photo credit: YOUTUBE SCREENSHOT)
Jérusalem dans les années 1900
(photo credit: YOUTUBE SCREENSHOT)
Il est 19h30 ce mercredi 19 novembre ; la nuit est tombée depuis longtemps sur Jérusalem, les rues vides résonnent d’une tension et d’une anxiété latente, mais la grande salle de l’institut Romain Gary est pleine. Une centaine de personnes, certaines debout, se sont rassemblées pour assister à une projection exceptionnelle, dix courts-métrages montrant Jérusalem en 1897.
Vincent Lemire, historien, professeur à l’université Paris-Est et passionné par Jérusalem depuis plus de vingt ans, anime la conférence : après ses travaux sur l’hydro-histoire de la ville, il coordonne au niveau européen un projet intitulé Open Jerusalem, qui vise à « décompartimenter » les études réalisées sur la Ville Sainte et à mêler différentes disciplines pour enrichir les champs de recherche.
Il explique d’ailleurs ne pas avoir d’attaches familiales ou religieuses avec la cité, « ce qui m’a probablement sauvé », précise-t-il en riant lorsque je lui demande « Pourquoi Jérusalem ? », question rituelle à toute personne étrangère s’installant ici, ne serait-ce que pour un temps.
Cet attrait inexpliqué, cette fascination pour une ville au passé riche, au présent tendu et au futur incertain, on le retrouve dans les documentaires diffusés ce soir-là. Mais puisqu’ils ne durent que quarante secondes chacun, Vincent Lemire fait durer le suspense et s’attarde sur les débuts du cinéma, les émotions particulières liées à ce nouveau média.
En 1895, les frères Lumière, deux Lyonnais, mettent au point le premier cinématographe : l’alliance improbable « d’un appareil photo et d’une machine à coudre », note l’historien. Le mouvement est gravé sur pellicule au rythme de seize images par seconde : ainsi, pour un film de trente-huit secondes, pas moins de dix-sept mètres de bobine sont nécessaires ! On comprend mieux la brièveté des films de l’époque. Leur qualité relative, les individus qui traversent souvent le champ de la caméra rappellent les films super 8 : le film créé une « complicité », une « empathie » avec ces hiérosolymitains de la fin du 19e siècle, dont le spectateur se sent soudain si proche.
Quatre minutes, dix plans : Jérusalem en 1900
Au cours des deux ans qui suivent le lancement de leur invention, les frères Lumière envoient des reporters aux quatre coins du monde pour rapporter du mouvement. Les vues habituelles des villes, statiques, « minérales », que l’on retrouve sur nombre de photographies, ne les intéressent guère.
Alexandre Promio sera l’un des capteurs d’images les plus prolifiques : à 29 ans, entre juin 1896 et septembre 1897, il effectue un véritable tour du monde, passant par l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Italie, la Tunisie, Jérusalem, la Turquie, la Suède puis la Russie. Il alterne documentaires et reportages d’actualité, avant de se consacrer aux tableaux vivants et animés, devant ainsi « documentaliste, journaliste reporter d’images et réalisateur », note Vincent Lemire.
C’est donc à lui que l’on doit les premiers plans séquence de Jérusalem.
Comme dans une salle de projection de l’époque, trois musiciens accompagnent les images, remplaçant l’absence de son et créant une atmosphère orientale : Fouad Abu Ghanam à l’oud et au chant, Lev Elman pour les percussions et Safi Sweid au qanûn.
Les lumières s’éteignent et les collines de Jérusalem, vierges de toute habitation, se dévoilent dans un travelling arrière : Alexandre Promio arrive dans la ville en train, au terme d’un trajet de quatre heures, depuis Jaffa. L’ascension est longue, mais la locomotive passe bientôt en plaine, à côté d’une petite gare.
Puis il pose son appareil à l’entrée de la Vieille Ville, à la porte de Yaffo, facilement reconnaissable aujourd’hui malgré les travaux entrepris pour l’arrivée de Guillaume II, deux ans plus tard. On est surpris par la variété de la société hiérosolymitaine – tout du moins, celle qui circule dans les rues : Arabes portant un habit traditionnel, Européens en costume, chapeau et moustache, popes déjà pressés et quelques femmes voilées. Les habitants n’accordent qu’un regard rapide au cinématographe : comme le relève l’historien, « ils ne s’imaginent pas être filmés » et se comportent tout à fait naturellement. Alexandre Promio ne se doute d’ailleurs pas non plus qu’il est en train d’inventer le documentaire.
Une ville en perpétuel mouvement
Le jeune reporter se dirige ensuite vers le Saint-Sépulcre et la Via Dolorosa : trois plans séquences sont consacrés à ces lieux. Vincent Lemire explique, après la diffusion, qu’outre le catholicisme d’Alexandre Promio, on peut imaginer que le Mur Occidental était difficile d’accès à l’époque, comme le Mont du Temple. Déjà, les premiers problèmes journalistiques se posent.
Impossible de rester stoïque face à ces visages parfois familiers, ces porteurs d’eau, marchands ambulants et fumeurs de cigarette qui se bousculent. Certains portent le fez, d’autres le tarbouch.
Dans un huitième plan, on découvre l’ambiance habituelle d’une rue de la Vieille Ville, encombrée d’échoppes et d’enfants qui se chamaillent. En 1895, rappelle l’historien, on compte quelque 45 000 habitants à Jérusalem. Le nombre de résidents dans la Vieille Ville, lui, n’a guère changé en un siècle : environ 30 000. Les constructions en dehors de la muraille se multiplient : en 1914, on comptera autant d’habitants dans les murs qu’à l’extérieur.
Respectant le vœu des frères Lumière, Alexandre Promio se met en quête de mouvement et filme l’arrivée d’une caravane de chameaux, dans les collines sableuses entourant la ville, puis réalise un dernier plan et travelling lors de son départ en train de Jérusalem. De nombreux hommes occidentaux le saluent, comme dans une gare française ou londonienne. Le voyage dans le temps est terminé.
 
« Les images rendent vivantes les archives papier », explique Vincent Lemire lorsqu’un spectateur lui demande des précisions sur sa démarche d’historien, « mais ma lecture reste très intuitive ». Il ne faut en effet pas chercher à analyser tous les détails, mais plutôt se laisser porter par la familiarité des scènes, la proximité que l’on ressent envers ces habitants qui ont vécu il y a plus de cent ans, l’empathie promise avant la projection.
Après une seconde diffusion, toujours sur fond de musique et de traduction instantanée en hébreu de ses propos, Lemire tord le cou à certains clichés. Jérusalem sclérosée, entend-on parfois, morte, vouée à l’immobilisme religieux face à ses voisines dynamiques, Tel Aviv et Haïfa. Le spécialiste d’histoire urbaine ne croit pas en ces Cassandre : pour lui, Jérusalem, la « chambre d’écho » de la situation actuelle du pays, sera « toujours en évolution ». Rendez-vous dans cent ans ?
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