Former Italian prime minister Silvio Berlusconi 521.
(photo credit: LORIS SAVINO / REUTERS)
Spectaculaire revirement politique.
Après avoir démissionné sous les huées en novembre 2011, Silvio Berlusconi
vient de remporter la majorité au Sénat aux élections des 24 et 25 février
derniers, retournant au coeur de la vie politique italienne.
La Chambre des députés étant passée à gauche, Rome est sous le coup d’une crise
parlementaire sans précédent et nul ne saurait prédire la teneur de son
prochain gouvernement. Mais en attendant, un incident survenu pendant la
campagne du Cavaliere mérite que l’on y revienne. En déplacement électoral à
Milan, Berlusconi s’invite à une cérémonie à la mémoire des victimes de la
Shoah. Et dit tout haut ce que certains Italiens pensent tout bas, à savoir que
Benito Mussolini n’a pas été que mauvais pour l’Italie. Il admet que Mussolini
était dans l’erreur en faisant passer les lois antijuives de 1938, mais avance
que « sur tant d’autres plans, il a si bien réussi ».
Le discours a lieu depuis la gare centrale de Milan, d’où les Juifs italiens
étaient déportés vers les camps de concentration, le 27 janvier, Journée
internationale à la mémoire de la Shoah. « Il était très difficile »,
continue-t-il, « de diriger le pays à l’époque » et la peur des Allemands a
poussé l’Italie à prendre certaines décisions malheureuses.
« De crainte que le pouvoir allemand ne soit victorieux, l’Italie a préféré
s’allier à l’Allemagne d’Adolphe Hitler plutôt que de s’y opposer », a affirmé
le politicien. « Cette alliance s’est faite au prix de certaines charges, dont…
l’extermination des Juifs ».
Des propos qui ont immédiatement suscité les foudres de l’opposition, des
intellectuels italiens et des communautés juives du pays.
Plusieurs éditoriaux ont réagi les jours suivants, principalement pour
condamner les remarques du Cavaliere (certains le soutiennent néanmoins).
Mais le sujet sera rapidement balayé et ne parviendra pas à susciter le débat
national sur le rôle joué par l’Italie pendant la seconde guerre mondiale et la
Shoah dont de nombreux experts estiment qu’il aurait dû avoir lieu depuis
longtemps.
1938 : le manifeste de la race
Rome est le siège de la plus vielle communauté
juive d’Europe. Ses racines remontent au second siècle avant l’ère chrétienne,
lorsque les Juifs fuient la Judée pour se protéger d’Antiochos IV Epiphane, roi
séleucide (syrien) qui entreprend d’helléniser la Terre Sainte de force. Au
cours des 22 siècles suivants, la communauté se heurte parfois au Vatican, tout
comme à certains citoyens romains isolés. Mais c’est en 1938 seulement, qu’avec
le manifeste de la race, Mussolini s’attaque officiellement aux Juifs de la
ville.
Les nouvelles lois les dépossèdent de la plupart de leurs droits citoyens et
les empêchent de travailler dans une « profession » (médecine, droit,
comptabilité, notariat, journalisme, enseignement et métiers de la banque) ou
pour le gouvernement, au risque de se voir confisquer leurs biens.
Sont également abolis toute naturalisation d’un juif étranger et tout mariage
entre juif et non-juif ayant eu lieu moins de 19 ans auparavant. Enfin, il est
interdit à la communauté d’employer des domestiques ou tout subordonné non juif
et les écoles publiques leur sont désormais closes.
Les choses ne font qu’empirer avec le temps. En 1938, la capitale italienne
compte 13 000 juifs : environ 3 000 d’entre eux seront déportés dans les camps
allemands jusqu’en 1943, date de la chute de Mussolini, et au moins autant
fuiront le pays pour ne plus jamais revenir.
Selon de nombreux historiens et experts, il est en réalité très peu probable
que Mussolini ait été un collaborateur passif aux lois raciales et à la Shoah,
et que, comme le suggèrent les remarques de Berlusconi, lui et ses sujets de
l’époque « ne savaient pas vraiment ce qui se passait ». Pour James Walston,
politologue de l’université Américaine de Rome, « il n’y avait absolument
aucune pression de la part d’Hitler » pour le manifeste de 1938. A l’époque,
explique l’universitaire, l’Italie est encore courtisée par la France et la
Grande- Bretagne pour devenir une alliée. Le pacte germano-italien, dit pacte
d’Acier, n’est signé qu’en 1939. « Mussolini pouvait tout à fait se sortir de
l’étreinte hitlérienne », affirme aujourd’hui Walston.
Face aux responsabilités du passé
Cette attitude clémente envers la période
fasciste de l’Italie n’est cependant pas nouvelle dans le pays. Alessandra
Mussolini, petite-fille du dictateur, est, par exemple, une députée très
entendue du parti politique fondée par Berlusconi. Et un allié de longue date
de celui-ci, Gianfranco Fini, ancien viceprésident du Conseil et leader du
parti de l’Alliance nationale qui a émergé des ruines du mouvement fasciste, a
jadis qualifié Mussolini de « plus grand homme d’Etat du 20e siècle ». Il est,
depuis, devenu plus critique envers le dictateur. Mais le Cavaliere lui-même a
notoirement plaisanté en 2006, déclarant que Mussolini n’avait « jamais tué
personne, mais envoyait simplement les gens en vacances en exil intérieur ».
Une tolérance révoltante qui s’explique, selon certains penseurs, par l’échec
italien à assumer entièrement son rôle au cours de la seconde guerre mondiale.
Plusieurs raisons à cela : le fascisme a été renversé en 1943, au beau milieu
de la guerre. De plus, ses premières années ont été marquées par une politique
sociale progressiste et des investissements massifs dans des infrastructures
encore existantes aujourd’hui.
Enfin, un certain nombre d’histoires largement rapportées sur des Italiens qui
ont caché des Juifs pendant la guerre ont permis d’échapper au rôle joué par
l’ensemble de la nation. « D’une certaine manière, l’Italie est
psychologiquement vaccinée contre sa responsabilité à l’égard du fascisme »,
commente Franco Pavoncello, président de l’université John Cabot à Rome. « Oui,
d’accord, les fascistes ont créé la première sécurité sociale du pays. Et alors
? Ils sont aussi détruit la nation, participé à une guerre horrible et contribué
à un génocide ».
« On essaye de faire passer les fascistes pour un régime de clowns »
Fabio
Perugia, porte-parole de la communauté juive à Rome, confirme : « La plupart
des Italiens n’ont jamais pleinement pris la mesure de ce qui s’est passé pendant
la guerre ». Résultat : certaines mesures, mises en place à l’époque, ne sont
abrogées que très longtemps après. Emilio Gentile, professeur émérite
d’histoire à l’université La Sapienza de Rome, souligne que la dernière loi
restreignant les droits civils des citoyens juifs n’a été abolie qu’en 1978 et
que le 27 janvier, date anniversaire de la libération du camp
d’Auschwitz-Birkenau choisie comme Journée internationale à la mémoire de la
Shoah, n’a été officiellement reconnu par l’Italie qu’en 2001, largement à la
traîne du reste de l’Europe.
Pour Gentile, il reste beaucoup à faire.
« Même aujourd’hui, si la plupart des élus et des chefs de communautés italiens
baissent la tête en signe de respect le 27 janvier, les autres 364 jours de
l’année, ils oublient tout ».
Le jour des commentaires de Berlusconi, la chancelière allemande Angela Merkel
a rappelé que l’Allemagne portait « une responsabilité à jamais » pour ses
actions au cours de la seconde guerre mondiale. Une responsabilité que les
Italiens ne semblent pas prêts à endosser. « Il n’y a jamais eu de catharsis
nationale au sujet de ce qui s’est passé », déplore Pavoncello. « On essaye de
faire passer les fascistes pour un régime de clowns et on dit “ce n’est pas
nous, c’est eux”. Les Italiens ont tendance à croire qu’ils ont fait leur
devoir le 8 septembre 1943, lorsque l’Italie s’est rendue et a rejoint les
Alliés. Ensuite, ils ont juste envie de retourner à leurs vies quotidiennes :
admirer les jolies femmes, siroter un bon vin et aller à la plage ».
Un constat partagé par Gentile. « Au lieu de reconnaître le rôle de l’Italie,
de nombreux Italiens essayent de prendre leurs distances avec ce qui s’est
passé en faisant passer les fascistes pour des pantins », déplore-t-il.
Dans un contexte électoral
Selon Perugia, les mouvements radicaux de la droite
italienne se répartissent en deux catégories : ceux qui adhèrent aux valeurs
sociales d’extrême droite et sont, de ce point de vue, moins à craindre, et
ceux qui cèdent à la nostalgie du fascisme ou de Mussolini luimême.
Berlusconi ferait partie de la seconde catégorie. « Il existe un certain nombre
de similarités entre les deux hommes », relève le porte-parole. « Tous deux
sont d’excellents communicants, ils sont avides de grands projets et de grandes
déclarations, ont un ego surdimensionné et aucun n’a la patience pour un vrai
débat autour de l e u r s décisions ou pour être contredit ».
Malgré ce tableau peu réjouissant, des signes de progrès sont à souligner. Le
quai de la gare de Milan depuis lequel Berlusconi a lancé ses commentaires est
actuellement transformé en un petit musée commémoratif. D’autres plans sont en
cours d’approbation pour fonder un musée de la Shoah à Rome, dans la villa où
résidait Mussolini après avoir emménagé dans la capitale.
Ces trois dernières années, l’éclairage du Colisée était éteint pour le 27
janvier. Et, même si l’indignation a duré relativement peu de temps après la
dernière sortie de Berlusconi, elle était bien plus sévère et nuancée qu’après
ses commentaires objectivement plus difficiles à avaler en 2006.
Des avancées qui, selon Perugia, sont néanmoins davantage liées au passage du
temps qu’à une véritable prise de conscience nationale. « A mesure que le temps
passe, les chances d’une reconnaissance à large échelle des crimes de Mussolini
diminuent », affirme-t-il. La plupart des experts estiment néanmoins que la
saillie de Berlusconi, alors numéro 2 dans les sondages en vue de l’élection,
est à resituer dans un contexte électoraliste.
Selon Walston, il s’agissait avant tout d’un appel du pied aux électeurs
d’extrême droite qui risquaient d’échapper au Cavaliere.
Une analyse que partage Pavoncello, tout en y ajoutant un cadre européen.
« Berlusconi aime bien dire que son dernier gouvernement a été miné par l’influence
allemande au sein de l’Union européenne et qu’en raison de la crise, Mario
Monti – son successeur à la tête du Conseil – s’est également fait dicter sa
conduite par les Allemands. Dans sa campagne, il a promis de résister à cette
influence. Je pense qu’il a voulu jouer l’argument historique selon lequel même
Mussolini a été renversé sous la pression allemande ».