Exceptionnelle, dans la mesure où elle avait été suscitée par Israël et
autorisée à être menée à bien, en dépit des objections arabes et
palestiniennes. Une curiosité pour les diplomates, car le sujet (les réfugiés
juifs chassés des pays arabes) était docilement évité par Israël depuis plus de
60 ans.
La conférence, à laquelle assistaient hauts fonctionnaires onusiens et
ambassadeurs de pays occidentaux, a été retransmise en direct sur le site de
l’ONU sous le titre : « L’histoire cachée du Moyen-Orient : Justice pour les
réfugiés juifs venus de pays arabes ». Elle annonce un tournant majeur dans la
politique israélienne : désormais, les réfugiés juifs constitueront un facteur
central dans tout dialogue de paix avec les Palestiniens ou les pays arabes.
L’objectif : présenter en parallèle les questions des réfugiés juifs et
palestiniens, afin de les résoudre en tandem.
Cette nouvelle orientation a suscité un débat houleux qui touche le coeur même
du conflit israélo-palestinien. Il faut dire qu’elle soulève des questions
fondamentales : dans quelle mesure peut-on comparer les deux groupes de
réfugiés ? Pourquoi Israël a-t-il opéré ce tournant radical dans sa politique ?
Le gouvernement cherche-t-il, par-là, à créer un nouvel obstacle à une solution
à deux Etats, à laquelle il ne croit guère, ou, au contraire, à créer un
ingénieux gambit pour désamorcer un problème sur lequel nul n’est prêt à céder
? En d’autres termes, la nouvelle politique facilitera-t-elle un futur accord
de paix (comme l’affirme le gouvernement israélien) ou constituera-t-elle un
sérieux obstacle à la résolution du conflit (comme le soutiennent ses
opposants) ? D’autres questions ont également surgi : si le problème des
réfugiés juifs des pays arabes est si important, pourquoi l’a-t-on si longtemps
négligé ? Les 860 000 Israéliens originaires de pays arabes se considèrent-ils
comme des réfugiés désireux d’obtenir enfin justice, ou comme des pions sur un
échiquier politique de haut vol ? Enfin, qu’en pensent les Palestiniens et les
pays arabes ?
De gré ou de force ?
Il ne s’agit pas ici de remettre en question
la grande histoire de l’exode des Juifs orientaux. Plus l’entreprise sioniste
remportait de succès et plus les Juifs vivant en pays arabes souffraient. Des pogroms
se sont déclarés en Irak, en Libye et en Egypte, au début et au milieu des
années 1940. Puis, la résolution de l’ONU de novembre 1947 sur la partition de
la Palestine allait déclencher une vague d’émeutes antijuives dans toute la
région. Les Juifs ont alors subi agressions, attentats à la bombe, menaces de
mort, tortures, meurtres, boycotts, gels de comptes bancaires, expropriations,
interrogatoires arbitraires, retrait de citoyenneté et d’autres formes de
discriminations légales. Bref, ils sont devenus des otages dans le conflit
israélo-arabe.
Ainsi des centaines de milliers d’entre eux ont-ils fui entre 1947 et 1951,
souvent les mains vides, en laissant derrière eux maisons et commerces. Selon
les estimations israéliennes officielles, jusqu’à l’année 1972, plus de 800 000
Juifs de pays arabes ont émigré en abandonnant des biens équivalant à un total
de 6 milliards de dollars actualisés. En comparaison, le chiffre donné par
Israël pour les réfugiés palestiniens s’élève à 600 000, et les biens qu’ils auraient
perdus équivalent à quelque 3,9 milliards de dollars.
Si le succès du sionisme a eu pour conséquence involontaire la mise en danger
des Juifs des pays arabes, il a également attiré ceux-ci en Israël,
indépendamment de tout autre facteur. Beaucoup de « Mizrahim » (Juifs
orientaux) ont ainsi fait leurs valises de leur plein gré pour ce retour à Sion
et ils sont aujourd’hui très nombreux à refuser le qualificatif de réfugiés. Le
gouvernement israélien aura donc à répondre, entre autres, à une question
cruciale : sur ce chiffre de 860 000 immigrants, combien pouvaient être
considérés comme des réfugiés à leur arrivée ?
Faire entendre leurs droits
Il
est vrai que, pendant des années, les dirigeants israéliens ont entretenu le
mythe : les Juifs venus de pays arabes à la fin des années 1940 et au début des
années 1950 étaient mus par une profonde aspiration au retour à Sion. Mais cela
est faux, dans la majorité des cas. Ce mythe a toutefois été bien utile durant
la période de construction de l’Etat, ce qui explique pourquoi les
gouvernements israéliens successifs ont préféré mettre en veilleuse le problème
des réfugiés.
Pour eux, il n’était pas question d’assimiler les « Ma’abarot » (camps de
transit sous tentes pour nouveaux immigrants dans les années 1950) à des camps
de réfugiés.
Autre crainte des autorités : en agitant la question des réfugiés juifs, elles
risquaient d’encourager les demandes palestiniennes du droit au retour, qui
auraient alors occupé le devant de la scène. Et que dire des complications
légales. Si le sujet des réfugiés devenait par trop central, les Juifs auraient
pu être tentés de remplir des dossiers de compensations individuels auprès des
pays arabes qu’ils avaient dû fuir, et être imités en retour par les
Palestiniens qui auraient alors déposé nombre de plaintes contre Israël.
Mais tous les Mizrahim (Juifs des pays arabes) n’étaient pas d’accord avec la
politique de profil bas adoptée par les autorités. A partir des années 1970,
l’Organisation mondiale pour les Juifs des pays arabes, puis le JJAC (Justice
for Jews from Arab Countries : Justice pour les Juifs de pays arabes), qui lui
succède, commencent à faire pression sur le gouvernement israélien, sans grand
résultat. Le JJAC ne relâche toutefois pas ses efforts et travaille à la constitution
du dossier politique et juridique des réfugiés juifs.
En 2007, il publie un document intitulé « Réfugiés juifs de pays arabes :
Campagne pour les droits et les réparations », qui stipule, entre autres, que
tous les documents établis dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient
(la déclaration 242 de l’ONU, les traités de paix avec l’Egypte et la Jordanie,
les accords israélo-palestiniens, les paramètres Clinton de 2000, la feuille de
route de 2003) font invariablement et délibérément référence à la question des
réfugiés, et que celle-ci doit inclure à la fois les Palestiniens et les Juifs
originaires de pays arabes.
En d’autres termes, si un gouvernement israélien décidait soudain de s’attaquer
au problème des réfugiés juifs, il aurait les lois internationales de son côté.
Sur un pied d’égalité
Le tournant dans cette affaire arrive avec le discours de
Netanyahou à l’université Bar-Ilan, en juin 2009. Ce jour-là, le Premier
ministre accepte un modèle à deux Etats comme base de négociations avec les
Palestiniens. Il charge alors Ouzi Arad, conseiller à la sécurité de l’époque,
de préparer les futures négociations. Arad s’entoure d’universitaires et de
fonctionnaires du gouvernement pour formuler la nouvelle position israélienne
sur le sujet des réfugiés juifs.
Le 24 mai 2011, ce comité de travail soumet sa recommandation, qui est
révolutionnaire : les réfugiés juifs doivent occuper une place centrale dans de
futurs pourparlers avec les Palestiniens. La stratégie israélienne se doit de
mettre en parallèle les deux populations de réfugiés et déclarer les deux
problèmes indissociables. Au cours des négociations, on réclamera des
compensations pour les réfugiés juifs. Israël invitera ensuite les deux groupes
de réfugiés à renoncer au droit au retour et à accepter des compensations en
échange. Ces compensations se feront dans une proportion de 3 à 2, puisque les
réfugiés juifs ont été plus nombreux et que la valeur globale des biens qu’ils
ont perdus est supérieure.
L’idée sous-jacente est de désamorcer un problème très sensible et chargé
d’affect, en transformant les demandes irréalistes des Palestiniens à revenir
en Israël en questions pragmatiques de compensations financières pour les deux
groupes. Jusqu’à présent, aucun dirigeant palestinien ne s’est montré disposé à
envisager une réflexion de ce type.
Les recommandations du comité Arad sont adoptées par le gouvernement israélien,
qui lance alors dans le pays une campagne de sensibilisation au problème
longtemps négligé des réfugiés juifs orientaux. Danny Ayalon, vice-ministre des
Affaires étrangères, en prend la direction et présente un clip-vidéo destiné à
« révéler la vérité sur les réfugiés », informant diplomates et législateurs
aux quatre coins du globe et organisant des conférences internationales à
Jérusalem et à New York. Il recommande aussi aux Israéliens venus de pays
arabes de raconter leur histoire personnelle et de la poster sur Internet.
Tout le monde en sortira gagnant
L’histoire familiale d’Ayalon lui-même reflète
bien la complexité du phénomène. C’est par sionisme que son père quitte
l’Algérie pour le Yishouv en 1947, après avoir travaillé sur la côte algérienne
à aider les immigrants illégaux venus du Maroc à se rendre en Palestine. Puis
il embarque à son tour pour Marseille, puis la Palestine. Il n’a que 16 ans et
n’a absolument rien d’un réfugié.
Pour ses parents, en revanche, c’est une autre histoire : en 1962, des émeutes
antijuives liées à la guerre d’Indépendance contre la France les contraignent à
fuir l’Algérie, laissant derrière eux une fortune considérable. Ils pourraient
donc, pour leur part, prétendre au statut de réfugiés et à des réparations.
Sauf que ce n’est pas en Israël qu’ils choisissent de s’installer, mais à
Strasbourg… Dans son spacieux bureau du ministère des Affaires étrangères,
Danny Ayalon, ancien ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, se montre détendu et
sympathique. Membre influent du parti d’extrême-droite Israël Beiteinou
(désormais allié au Likoud), il estime justifié de mettre l’accent sur le problème
des réfugiés juifs et ne doute pas que cette façon de faire amènera la paix.
« Tout d’abord », raconte-t-il, « il faut sensibiliser l’opinion publique
israélienne, afin que les gens connaissent leur histoire et accordent aux Juifs
originaires de pays arabes la reconnaissance et le respect qu’ils méritent.
Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un argument très important à présenter à nos
voisins sur la voie d’une réconciliation véritable. » Ayalon parle d’une «
réconciliation fondée sur la vérité », sur le modèle de l’Afrique du Sud, dans
laquelle chacune des deux parties reconnaît les souffrances de l’autre, la
confiscation de ses biens et son déplacement forcé.
Cette nouvelle optique israélienne, affirme-t-il, ne constitue pas un obstacle
à la paix, mais ouvre au contraire la voie à une solution : un fonds
international destiné à dédommager les deux groupes de réfugiés, comme l’a
prescrit le président américain Clinton dans son plan de paix de 2000, connu
sous le nom de « paramètres Clinton ».
Et si les réfugiés juifs sont pris en compte dans le programme des
compensations, souligne-t-il, il deviendra d’autant plus facile aux
Palestiniens d’obtenir de l’argent. « Je tiens à préciser très clairement »,
déclare-t-il par ailleurs, « que nous ne soulevons pas ce problème dans le but
de nier les droits que peuvent avoir les Palestiniens. Au contraire, si les
Palestiniens voulaient coopérer sur la base de ce principe, tout le monde en
sortirait gagnant ! »
Des réfugiés à durée indéterminée…
Ayalon nie vigoureusement
que cette nouvelle politique soit une tactique visant à neutraliser les
revendications de droit au retour des Palestiniens sur le territoire israélien,
puisque, affirme-t-il, « un tel droit n’existe pas. » Il s’explique : tout au
long du XXe siècle, souligne-t-il, des dizaines de millions de réfugiés à
travers le monde se sont établis dans les pays où ils s’étaient réfugiés. Seuls
les Palestiniens, utilisés par le camp arabe comme des pions dans le conflit
avec Israël et entretenus par les agences de l’ONU, ont délibérément conservé
un statut de réfugiés à durée indéterminée, qu’ils traînent depuis plus de
soixante ans.
Au même titre que les autres réfugiés dans le monde, ils devraient pouvoir
s’installer dans les pays qui les ont accueillis, obtenir des compensations, et
cesser de penser qu’ils pourront revenir un jour en Israël. « La plupart des
acteurs de la communauté internationale ont déjà compris cela », conclut
Ayalon. « Alors vous voyez, nous n’avions pas besoin d’un argument
supplémentaire. » Néanmoins, la nouvelle position israélienne a provoqué des
débats intellectuels enflammés entre partisans de l’Etat juif et
pro-Palestiniens.
Hanan Ashraoui, militante passionnée pour les droits des Palestiniens, ne mâche
pas ses mots : si Israël se revendique comme le foyer du peuple juif, les Juifs
qui y retournent ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés ! Côté
israélien, on lui rétorque que, dans son empressement à dénier le statut de
réfugiés à des Juifs, elle semble bel et bien reconnaître Israël comme le foyer
du peuple juif.
Alan Dershowitz, professeur de droit à Harvard et ardent défenseur d’Israël,
renchérit : selon le critère d’attribution du statut de réfugié formulé par
Ashraoui, les Juifs fuyant le nazisme ne pouvaient pas être considérés comme
des réfugiés. Et d’inviter la représentante de l’OLP à un débat public sur le
sujet.
Faux parallélisme
Il importe de remarquer que les Palestiniens rejettent en
bloc la nouvelle approche israélienne, invoquant deux grands arguments : si
Israël a lui aussi un problème de réfugiés, disent-ils, c’est avec les Etats
arabes concernés, et non avec eux. Et ils suggèrent alors qu’au lieu des
compensations, les deux groupes soient autorisés à revenir, les uns comme les
autres, là où ils étaient. Autrement dit, le fait qu’Israël ait accueilli des
réfugiés venus de pays arabes n’a aucun rapport avec le problème des réfugiés
palestiniens et le droit au retour de ceux-ci. Israël n’a mis ce sujet en
avant, affirmentils, que pour éviter d’affronter la question palestinienne.
Les Palestiniens ne sont pas les seuls à protester contre la nouvelle position
du gouvernement en matière de réfugiés.
Les intellectuels de gauche dits « mizrahi » en ont été pour leur part
profondément offensés. Certains y ont vu une conspiration visant à autoriser
les pays arabes à conserver les biens juifs et Israël à garder les propriétés
palestiniennes, sans rien verser aux réfugiés ni aux propriétaires dépossédés.
Yehouda Shenhav, professeur de sociologie à l’université de Tel Aviv, co-fondateur
du groupe de défense des Mizrahi, Hakeshet Hamizrahit (Coalition orientale
démocratique de l’arc-en-ciel), a notamment donné de la voix : le traité de
paix israélo-égyptien de 1979, soutient-il, a considéré les biens abandonnés
comme étant propriété de l’Etat et rejeté toutes les revendications
individuelles.
Il rappelle en outre un événement survenu en 1991, juste après la guerre du
Golfe : un Juif irakien, qui avait vu sa maison de Ramat Gan détruite par un
missile Scud, avait réclamé des dédommagements à l’Irak. Toutefois, l’Etat ne
l’avait pas autorisé à inclure dans sa demande des revendications pour les
biens qu’il avait laissés derrière lui à Bagdad en 1951, quand il avait dû fuir
le pays.
Shenhav conteste par ailleurs la tentative de placer les réfugiés juifs et
palestiniens sur un pied d’égalité, arguant qu’il s’agit d’un faux
parallélisme, puisqu’il n’est pas question de droit au retour pour les Juifs.
Toute cette affaire, conclutil, « n’est qu’une manière d’exacerber les tensions
avec les Palestiniens et d’approfondir le fossé qui sépare les deux camps. »
Au-delà des compensations et des polémiques, la question fondamentale reste
donc la suivante : la prise en compte des réfugiés juifs va-t-elle permettre de
mieux avancer vers la résolution du conflit ou se révéler, au contraire, un
nouveau bâton dans les roues pour des négociations déjà bien mal en point ?