Hanokh Levin au firmament des auteurs dramatiques

Les pièces de théâtre d’Hanokh Levin sont montées partout dans le monde à un rythme sans cesse croissant

P21 JFR 370 (photo credit: (Avec l'aimable autorisation du theatre Cameri)
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(photo credit: (Avec l'aimable autorisation du theatre Cameri)

«Je me tenaisdans une longue file d’attente, pour obtenir une poignée de sucre ; la queuen’en finissait plus et mon tour ne vint jamais », déclare l’un des personnagesde Requiem, le chant du cygne du dramaturge Hanokh Levin juste avant qu’il nedisparaisse prématurément d’un cancer en 1999, âgé seulement de 56 ans. Ironiedu sort à l’instar de ce personnage, Levin ne connaîtra jamais la renomméeinternationale de son vivant. De nos jours en revanche, ses pièces sontproduites partout dans le monde à un rythme exponentiel, et les metteurs enscène européens, qui viennent de le découvrir tout récemment, le considèrentcomme l’un des plus grands dramaturges de son temps.

« Levin est du niveau de Beckett, Strindberg ou Tchekhov. C’est-à-dire dans leTop 10 des meilleurs dramaturges au monde », affirme le metteur en scènesuédois Phillip Zanden, qui a monté l’une des pièces de Levin à Stockholm en2011. Il s’exprimait en ces termes lors d’une table ronde entre metteurs enscène, au premier Festival international Hanokh Levin qui s’est tenu au théâtreCameri de Tel-Aviv en juin dernier, et a donné lieu à 20 productions dans 8langues différentes.
Les critiques israéliens qui prétendaient que le travail de Levin étaitintraduisible – trop de couleur locale et un contenu manquant d’universalité –se sont bien trompés. Ces pièces provocantes et pourtant poétiques, vulgaires,mais cependant sublimes, macabres et néanmoins désopilantes, très israélienneset, malgré tout, universelles, ont déjà été traduites dans plus de 20 languesau jour d’aujourd’hui. « Hanokh Levin est une sorte de champion toutescatégories, un auteur emblématique, un peu comme l’auteur norvégien HenrikIbsen l’est au Théâtre national norvégien », déclare Noam Semel, directeurgénéral du Cameri.
Un iconoclaste optimiste

Plus de 24 000 personnes sont venues au Cameriassister à différentes mises en scène produites par Moscou, Varsovie, Paris,Poznan et Ljubljana, aux côtés des compagnies israéliennes, proposant ainsiplusieurs versions de la même pièce. « Grâce à ces mises en scène etinterprétations différentes, le festival a pu mettre en lumière la richesse deses textes », confie Varda Fish, responsable de la dramaturgie du théâtreCameri, qui œuvre à la programmation du festival. « Son langage est concis,musclé, tout comme celui de la Bible, mais on y trouve beaucoup de profondeuret plusieurs niveaux de compréhension. Levin est d’abord un poète, avant d’êtredramaturge ; et quand on lit de la poésie, on ne le fait pas de façonlittérale, on s’attache à discerner ce qu’il y a derrière et au-delà des mots.Le public est un protagoniste, au cœur même de la dramaturgie de Levin. Ça lefait réfléchir. » Les personnages de Levin se livrent sans pudeur à l’évocationde sujets tabous, allant des fonctions corporelles basiques aux questionsexistentielles autour de la vie et de la mort. Ils scrutent leurs vies gâchéessans réussir à échapper à leurs cruelles absurdités. Levin était un critiquepolitique radical, un iconoclaste qui confronte le public aux mythes fondateursde l’Etat d’Israël.

Son œuvre brasse un éventail de genres allant de la satire aux comédiestypiquement nationales, jusqu’aux pièces mythologiques inspirées d’ancienneslégendes et textes bibliques, avec une grande variété de thèmes et surtout unerécurrente investigation philosophique sur la futilité de la souffrance et dela survie au sein d’un monde sordide. Mais l’optimisme pointe toujours entreles lignes. « Quand on lit Levin pour la première fois, il semble à premièrevue pessimiste, mais ça n’est pas le cas ; c’est un extraordinaire optimiste »,affirme Jan Englert, directeur du Théâtre national de Varsovie qui a mis enscène la pièce de Levin intitulée Le labeur de la vie. S’exprimant dans lecadre de la table ronde des metteurs en scène, Englert fait remarquer : « Levinécrit sur l’être humain avec sympathie et empathie, et aussi beaucoup desensibilité. Il aime ses personnages. »

Qu’est-ce qu’un être humain ?

Le boomdes pièces de Levin hors frontières a débuté de façon très confidentielle en2001 avec quelques représentations éparses, grâce à cinq productions, àBudapest, Londres, Saint-Pétersbourg, au Kenya et en Californie. Dix ans plustard, 29 productions à travers le monde s’emparaient de son répertoire. Cetteannée, rien qu’en Pologne, 11 pièces différentes sont en production et 3supplémentaires en préparation ; et en France on en compte 12, dont 2 auFestival d’Avignon. Levin est également très populaire en Amérique du Sud.

Les metteurs en scène européens parlent de Levin avec l’enthousiasmehabituellement réservé aux auteurs honorés d’une standing ovation lors de lapremière. « La première fois que j’ai eu l’occasion de lire l’une de sespièces, j’ai été sidéré », raconte le metteur en scène suédois Zanden, qui adécouvert Levin et s’érige en véritable metteur en scène pionnier du sonthéâtre dans les pays scandinaves. Il a notamment monté La Passion de Job auThéâtre juif de Stockholm, et la critique unanime a salué son travail.
« Dans 10 ou 15 ans, Levin sera devenu aussi célèbre que Beckett, Strindberg,ou Ibsen », poursuit Zanden au Post, dans une interview téléphonique depuisStockholm. « Quand on voit ou qu’on lit une pièce de Levin, cela ne prend pasplus de 10 secondes pour être happé au cœur du conflit humain et existentielmais narré d’une façon si divertissante que cela en fait un chef-d’œuvre. » Unedes questions au centre de l’œuvre de Levin est : « Qu’est-ce qu’un être humain? », et c’est une des missions du théâtre que d’évoquer ce sujet pour tenterd’y répondre. « Par ce questionnement, il est très proche de Primo Levi, et àtravers une quête existentielle, c’est tout un univers qu’il explore avecprofondeur et que Levin dépeint d’une façon humoristique et érotique. Pour lemetteur en scène que je suis, c’est le septième ciel. C’est comme aller à lafête foraine. C’est comme avoir chaque jour son anniversaire. »

Scepticisme etprovocation

Mais Levin n’a pas connu que des louanges. Bien souvent, son œuvrea fait grincer des dents. Dans une scène de La Passion de Job, Job nu estempalé par l’anus sur un mât par les soldats de César, pour le punir de sa foien Dieu. Quand la douleur devient intolérable, il renie Dieu, mais trop tard.Il est alors vendu à un cirque qui exploite sa souffrance et la douleur de Joby devient l’attraction principale. Le Monsieur Loyal, une sorte de bonimenteur,fait l’article de cette attraction : « Ne passez pas à côté d’unereprésentation comme celle-là, ce serait du gâchis. Ecoutez la plainte muettede tous ces tickets d’entrée qui hurlent comme des âmes d’enfants non incarnéesqui se meurent. Sans parler de la valeur pédagogique du spectacle, destinée àceux qui pensent encore que Dieu existe sur terre. J’ai dirigé des cirquesmusicaux dans les plus importantes capitales d’Europe. Je peux même dire quej’ai dirigé l’Europe. » Plus tôt dans la pièce, quand Job est dépouillé de sesaffaires et de ses vêtements, il note avec un certain cynisme : « Vous avezoublié mes dents en or. J’ai des dents en or dans la bouche. » Apparemment, lesréférences à la Seconde Guerre mondiale sont passées très au-dessus de la têtedu ministre de l’Education et de la Culture de l’époque, qui avait déclaré à laKnesset en 1981, lorsque la pièce a été montée pour la première fois : « L’Etatn’a nul besoin de soutenir un théâtre dans lequel un homme pendouille nupendant 10 minutes avec ses bijoux de famille qui se balancent dans tous lessens ».

Le metteur en scène français Laurent Guttmann, dont un théâtre parisien a montéLa putain de l’Ohio, a déclaré lors de la table ronde : « Nous avons découvertque le plus grand écrivain du siècle dernier est israélien. » Dans cette pièce,un SDF décide de s’offrir un cadeau pour son 70e anniversaire : une passe avecune prostituée. Il tente de négocier à la baisse son prix de 100 shekels. «Quoi ? ! Tu me prends pour un touriste, peut-être ? !! » Et le moment enfin venude consommer son présent, il n’arrive pas à avoir d’érection. La prostituée luifait remarquer peu avenante : « Ben alors, Pépé, t’as un cadavre entre lesjambes ».
Le style levinien

Matjaz Zupancic, directeur du théâtre de Ljubljana enSlovénie, n’a lu qu’une seule pièce de Levin, Requiem, qu’il a mis en scène,mais cette expérience a été suffisante pour en conclure que ce théâtre estextraordinaire. « A mon avis, il se place parmi les dramaturges modernes lesplus talentueux de sa génération », rapporte Zupancic au Post dans uneinterview en coulisses. « Il n’y a aucun doute là-dessus. Même si je n’ai eul’occasion de ne lire que cette pièce-ci, c’est suffisant pour se rendre comptede son talent. Il est si déterminé, si direct et sans détours, tout en étantpoétique. Les acteurs l’aiment vraiment beaucoup. Les acteurs sont comme desanimaux qui possèdent un instinct très développé. Ils ont senti qu’il y avaitlà un grand texte. » L’une des difficultés majeure pour faire connaître l’œuvrede Levin à l’étranger a été la question de la traduction. « Son langage esttrès original, très levinien. C’est de la poésie. A la fois vulgaire etlyrique. C’est cru et suggestif. Sacré et profane. Familier et poétique, touten même temps », raconte Fish.

Agnieska Olek, qui a traduit plusieurs pièces du dramaturge en polonais,témoigne dans une interview téléphonique depuis Varsovie, que le travail del’auteur qu’elle décrit comme de la poésie sur scène, se transcrit de façontrès fluide dans la langue slave. C’est ce qui pourrait expliquer le grandsuccès de Levin en Pologne, où il est en passe de devenir quasiment unecélébrité locale.
« Ce curieux auteur étranger est joué chaque soir », déclarait un metteur enscène polonais au cours de la table ronde. La version de Englert du Labeur dela vie, une vision cruelle et clairvoyante du mariage et de la vieillesse, aété montée plus d’une centaine de fois avec un succès critique sans précédent,et sera même diffusée à la télévision polonaise.
« Levin connaît un véritable boom en ce moment dans le théâtre polonais », seplaît à noter Englert. « Pourquoi ? Je ne sais pas exactement, mais je penseque les peuples juifs et polonais ont des sensibilités similaires. Nous vivonsavec cette croyance qu’un homme simple peut devenir important aux yeux dumonde. La culture juive était populaire en Pologne auprès de l’intelligentsia,et à présent, avec Levin, la classe moyenne à son tour, s’y intéresse beaucoup.»

A contre-courant

Levin est né à Tel-Aviv en 1943 de parents qui avaient immigréde Łódź en Pologne. Il a grandi dans la partie la plus pauvre de la ville, dansle quartier Neve Sha’anan, contigu à la gare centrale des bus. De nos jours, cesecteur a été envahi par les migrants africains. Ses parents étaient religieuxet Levin a reçu une éducation orthodoxe. Dans Le labeur de la vie, lepersonnage de Yona Popakh se souvient : « Samedi matin. Regarde, un père marcheaux côtés de son fils vers la synagogue. La main du fils dans celle du père. Lepère marche en se marmonnant des choses à lui-même ; le fils shoote dans descailloux. » Le père de Levin, propriétaire d’un magasin d’alimentation, meurtlorsque son fils a douze ans. L’enfant quitte alors l’école pour aider safamille et devient coursier tout en poursuivant ses études le soir. Après sonservice militaire, il étudie la littérature et la philosophie à l’université deTel-Aviv.

Levin attire l’attention du public en 1968 avec sa pièce très controversée Toi,Moi, et la prochaine guerre montée dans un théâtre de la périphérie du sud deTel-Aviv. La pièce lamine l’euphorie de l’après-guerre des Six Jours de 1967qui traversait le pays. Il sera l’un des premiers critiques et des pluscinglants de la guerre, montrant ainsi une posture clairement à contre-courantpour l’époque. « Levin est un iconoclaste », estime Fish. « Il n’a jamais cesséde casser les mythes religieux, politiques, et sociaux, ainsi que le stéréotypedu militaire héroïque israélien, qui était un peu comme une dévotion dominantedans le pays. » Sa pièce suivante La reine du bain écrite en 1970, alimenteencore davantage la controverse, provoquant même des manifestations tous lessoirs devant le théâtre Cameri.
Un prophète méconnu ?

Si on replace Levin dans son contexte israélien, il a étéun prophète et, avec le recul, tout ce qu’il a dénoncé après la guerre des SixJours s’est avéré juste et nous en subissons aujourd’hui encore lesconséquences », fait remarquer le professeur Nourit Yaari, qui enseigne l’œuvrede Levin à l’université de Tel-Aviv et coéditeur d’un livre sur le dramaturge.

Levin a écrit 56 pièces de théâtre au total et mis en scène les 34 d’entreelles qui ont été produites.
Il a continué d’écrire jusqu’au bout sur son lit d’hôpital à Tel-Aviv,recueillant des témoignages en vue de l’écriture de sa dernière pièce Cris debébés, qui traite des malades en phase terminale dans un hôpital. « C’était unepersonnalité riche et complexe et un immense artiste. Son œuvre si vaste qu’ilnous a léguée peut poser les fondations d’une tradition théâtrale qui traverserale temps », note Yaari.
« Tandis que l’Europe et le reste du monde continuent de découvrir Levin, ilexiste toujours une vingtaine de pièces qui n’ont encore jamais été montéesmême en Israël. Il est de la responsabilité des théâtres israéliens de fouillerson répertoire et de mettre en production la totalité de son œuvre », affirmeYaari. « Pour ma part, il a toujours été clair qu’il est l’un des plus grandsauteurs contemporains et qu’il allait être reconnu comme tel un jour. Il estmort prématurément, mais il a légué un immense héritage que nous avons encore àdécouvrir explorer et faire connaître. »