Juifs d’Espagne Zamora renoue avec son histoire

Une ville du nord de l’Espagne célèbre la première Journée internationale du ladino. Récit à la première personne

Expulsion des juifs d'Espagne (photo credit: Wikimedia Commons)
Expulsion des juifs d'Espagne
(photo credit: Wikimedia Commons)

Quand j’ai assisté à la conférence sur l’histoire juive de Zamora en juillet dernier, j’étais loin de me douter que, six mois plus tard, je me retrouverais à La Alhondiga, la célèbre salle de conférence de la ville, pour lire en ladino (ou djudesmo) les questions qu’Alexandre le Grand lui-même a posées aux sages juifs d’antan.

Pourtant, je suis bien là, le 5 décembre, dernier jour de Hanoucca, date choisie par l’Autorité nationale ad hoc pour marquer la première Journée internationale ladino. Après la lecture, j’ai aussi l’ultime privilège d’expliquer, à un public avide et curieux, le sens de la fête et ses coutumes.
Les discours terminés, quelque 60 gourmets de tout le pays sont invités à partager un dîner de Hanoucca dans le luxueux restaurant La Oronda – à l’origine casino de la ville – organisé par la présidente de la Société gastronomique de Zamora, Concha Jambrina Leal, et son conseil d’administration.
Le menu lui-même est une prouesse d’archéologie culinaire réalisée par le chef Ricardo Palero, qui a creusé dans les recettes médiévales séfarades afin de présenter pas moins de six entrées et quatre desserts. L’ambiance est joyeuse. Les habitants de Zamora prennent toute la mesure de l’événement : après plus de 500 ans, on célèbre, pour la première fois, la fête des Lumières en public. Hanoucca a officiellement pris fin au moment où nous nous mettons à table, après le coucher du soleil. Aussi quand l’artisan israélo-espagnol Miguel de la Rocha allume la hanoukia conçue dans son atelier de Madrid, placée au centre de la table, cela revêt un sens particulier.
« 522 ans après l’édit d’expulsion espagnol, Zamora méritait bien une fête comme celle-ci », écrit le lendemain Francisco Colmenero, PDG de Zamora News.
Pour Colmenero, dont le site web a organisé et fait la promotion de la conférence, un tel engagement est le résultat d’une « volonté de maintenir l’esprit juif séfarade de notre Zamora bien-aimée. C’est aussi l’occasion de faire amende honorable pour nos ancêtres, dont le comportement dénué de la moindre éthique, incarné par la reine Isabelle la catholique, a conduit à expulser les Juifs de notre terre. »
Zamora News, écrit-il, fait montre d’un « intérêt marqué pour la culture et souhaite protéger le patrimoine de notre ville, afin de continuer à attirer les touristes et leur faire partager sa beauté et son histoire ».
La lumière de l’exil
Lors de la conférence de l’été dernier, les habitants de Zamora surpris découvrent que leur ville peut se comparer à Tolède pour l’étude de la Torah. C’est également le plus grand centre de réflexion intellectuelle en Espagne et au Portugal durant le siècle qui a précédé l’expulsion. Le Rav Isaac Campanton, auteur de Darkei HaTalmud, dirige, au XVe siècle, l’académie de Zamora. Selon le professeur Avi Gross, de l’université Ben Gourion du Néguev, il aura une influence directe sur toute l’érudition séfarade de la diaspora jusqu’à ce jour. Gross, le conférencier principal, souligne que Campanton est connu comme la « Lumière de l’Exil » – un terme qui, jusqu’à son époque, s’appliquait uniquement au talmudiste du XIe siècle et autorité halakhique Rabbénou Gershom Méor HaGola (« Notre maître Gershom, la lumière de l’exil »).
La conférence a notamment abouti à la création d’un site web pour le Centre de recherche Isaac Campanton, à l’initiative du coordonnateur de l’événement, le professeur Jésus Jambrina Perez de l’université de Viterbe, dans le Wisconsin, qui espère voir la municipalité fournir un lieu pour accueillir ce centre.
Le projet a déjà commencé à recevoir des dons – comme la hanoukia créée par de La Rocha, allumée lors du dîner, inspirée d’objets similaires de l’Espagne et du Portugal de l’époque médiévale.
La ville a, par ailleurs, promis de publier les minutes et discours de la conférence et de réaliser des panneaux pour marquer l’emplacement des sites d’intérêt juif. Deux quartiers juifs médiévaux ont été identifiés à Zamora, la juderia vieja (l’ancien quartier juif) et la juderia nueva (le nouveau) – mais, jusqu’à l’été dernier, les informations à leur sujet étaient rares et n’avaient jamais été diffusées. Les vestiges physiques patents étaient trop peu nombreux pour attirer l’attention de quiconque. La découverte la plus frappante est une hanoukia mise à jour en 2008, sculptée sur une pierre de taille à l’entrée de l’église de San Ildefonso. Il semble maintenant évident que les quartiers juifs constituent en fait les parties les plus anciennes de la ville.
Le patrimoine juif séfarade de Zamora constitue l’une des principales attractions du FITUR 2014 – le Salon professionnel international du tourisme espagnol, qui s’est déroulé cette année fin janvier.
En ladino dans le texte
Mon intervention à la salle de conférences de La Alhondiga est le résultat inattendu d’un commentaire adressé à Jambrina Perez quelques semaines plus tôt. Plongée dans mon travail, à Madrid, autour d’un documentaire sur Zamora en novembre et décembre derniers, je découvre que la première Journée internationale ladino sera célébrée à l’université Bar-Ilan en Israël et dans différentes villes aux Etats-Unis ainsi qu’à Murcia en Espagne. J’envoie alors un courriel à Jambrina Perez, et mentionne que je compte me rendre dans le nord où je serais heureuse de porter un toast avec certains de mes nouveaux amis de l’été pour fêter l’occasion. Il suggère en retour que je le fasse officiellement, au nom du Centre Isaac Campanton.
Pas le temps de me retourner et je lis déjà sur Facebook que je vais donner une conférence à Zamora sur mon expérience en tant que Juive en Espagne. C’est dans mes cordes, me dis-je, nul besoin de s’affoler. Mais ce qui suit m’inquiète beaucoup plus : je suis supposée lire un texte en ladino. Là, les choses commencent à se corser. Comment vais-je pouvoir lire, en ladino, des caractères latins, aux autochtones espagnols dont la langue s’apparente beaucoup au castillan médiéval et qui, sans doute, peuvent le prononcer bien mieux que moi ?
Heureusement, mes pensées me portent naturellement vers le Meam Loez du Rav Yaacov Culi, ma référence favorite en matière de Torah, un ouvrage encyclopédique commencé en Turquie. Culi écrit en ladino, en écriture de Rachi (à l’origine la langue s’écrivait en caractères hébraïques) : me voilà donc forcée de peaufiner ma lecture et de déchiffrer mot à mot. La plupart des mots sont simples, faciles à reconnaître et se prononcent comme l’espagnol. D’autres sont beaucoup plus compliqués et s’apparentent au portugais et à l’hébreu.
Culi s’avère être le choix parfait car, comme le souligne par la suite Jambrina Perez, son grand-père est Moshé Habib, lui-même natif de Zamora.
Jambrina Leal (dont la famille est originaire de Gema del Vino dans la province de Zamora, du même village que l’américano-cubain Jambrina Perez) vient me chercher à la gare routière, à mon arrivée de Madrid, et m’emmène directement au restaurant, théâtre d’une activité frénétique. Le chef, plongé dans la friture des spécialités de Hanoucca en vue du dîner du soir, se laisse à peine photographier. Jambrina Leal se préoccupe du placement de chaque convive et s’assure de la disposition des menus devant chaque assiette. Elle les a fait traduire en ladino par Charly Zarur, de l’université de Sao Paolo, qui a réalisé un excellent travail. Elle y a ajouté quelques lignes d’introduction de sa main, du chef Palero, de Jambrina Perez, de Zarur et de votre serviteure.
En marge de tout ce remue-ménage, je continue à lire et relire le texte que j’ai préparé. Le moment venu, prêts ou pas, nous nous dirigeons vers la salle où Ana Pedrero, la responsable du contenu de Zamora news, présente la conférence et m’introduit sereinement auprès de l’assistance. Tous écoutent attentivement ma lecture en ladino, suivie par un tollé de questions au sujet de Hanoucca.
Sur le plan personnel, je me sens honorée quoiqu’un peu intimidée par ce que je considère comme un grand privilège de parler devant un tel public. Beaucoup ont des origines juives, conservé des coutumes crypto-juives ou des noms de conversos, mais sont après tout espagnols. Et c’est avec beaucoup d’affection et de curiosité que tous se tournent vers moi, une Juive qui représente Israël et le passé juif de l’Espagne.
Le réveil des Juifs de Zamora
Depuis un été passé dans un village de la province de Zamora en 1979, je suis fascinée par la région. Au fil du temps, j’ai élaboré plusieurs théories sur ce qui est arrivé à ses Juifs après l’expulsion de 1492, comme leur retour clandestin en Espagne en provenance du Portugal, où ils sont restés cachés dans les villages de la région.
De retour en Espagne depuis 2006, je ne cesse de me trouver face à face avec des visages juifs et d’entendre des noms à consonance séfarade ou des noms de conversos, tous les jours. Il semble que l’influence juive soit beaucoup plus importante dans la culture et le mode de vie espagnols que tous veulent bien l’admettre. Preuve en est par exemple l’utilisation de pieds de porc bien en évidence, pratique adoptée par les conversos pour prouver leur fidélité à l’Eglise. Les conversos sont des Juifs de l’Espagne médiévale, convertis ou prétendument convertis au christianisme afin d’éviter les persécutions, mais qui continuent de pratiquer le judaïsme en secret. Je m’intéresse au phénomène à l’échelle nationale, mais me concentre sur Zamora.
Je me mets à chercher régulièrement sur Google « Zamora » et « judios » jusqu’à ce que, au printemps 2013, de retour à Jérusalem, je tombe sur l’annonce de la conférence de trois jours en juillet. Je décide d’y participer et de réaliser un documentaire sur le sujet, ainsi qu’un article pour le Jerusalem Post. Je me retrouve dans un véritable Disneyland d’experts sur des thèmes qui attisent mon imagination comme l’Histoire juive espagnole et le crypto-judaïsme. Je vois ainsi confirmées bon nombre de mes théories les plus extravagantes.
Parmi les experts rencontrés figurent : Abraham Haim, président du Conseil des communautés séfarades et orientales de Jérusalem ; Gross de l’université Ben-Gourion ; Genie Milgrom, auteur de Mes 15 grands-mères ; les chercheurs crypto-juifs Anun Barriuso et José Manuel Laureiro (auteurs de North of Sefarad) ; le Pr Leandro Rodriguez de l’université de Lausanne et Santiago Trancon (auteur de Mémoires d’un Juif séfarade), tous deux experts sur Cervantes ; Mario Saban, président de Tarbut Sefarad (Les racines juives du christianisme) et l’ethnomusicologue et interprète le Dr Judith Cohen de l’université de York.
Une suite à cette conférence est annoncée du 1er au 4 juillet prochains, à Carcao, au Portugal, à Zamora, et au village de Fermoselle, théâtre de la saga de Milgrom. L’orateur principal sera le Pr Jane Gerber, directrice du Centre d’études séfarades à l’université de New York. Gerber est titulaire d’un doctorat de l’université de Columbia et a enseigné à Harvard, Yale ainsi qu’à l’Université hébraïque de Jérusalem.
A Zamora le mois dernier, des surprises ont marqué la fin de la soirée. Des répliques de sculptures de certains des bâtiments les plus anciens de la ville ont été offertes au chef Palero, à Ana Pedrero et à moi-même par la société gastronomique. A ma grande joie, la mienne, qui immortalise un détail de San Pedro de la Nave, une église locale du VIIe siècle qui renferme je ne sais quels secrets, orne désormais la salle de conférence du Jerusalem Post, auquel elle est également dédiée.  u
L’auteure est correspondante du Jerusalem Post en Espagne.
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite