Les Violons de l'Espoir ou les voix retrouvées

Un concert exceptionnel s'est déroulé le 27 janvier à Rome pour commémorer la libération du camp d'Auschwitz. L'orchestre a joué sur des violons ayant appartenu aux déportés

P2021 JFR 370 (photo credit: AMNON CIHAT)
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(photo credit: AMNON CIHAT)

Des instruments perdus ayant appartenu à des violonistes morts pendant la Shoah ont été restaurés par le luthier israélien Amnon Weinstein. Depuis des années, le célèbre violoniste Schlomo Mintz apporte sa contribution à ces manifestations qui font le tour du monde en jouant sur ces violons. A la baguette : Yoël Levi. Retour sur ces temps forts, orchestrés par les Amis européens de l’Université de Jérusalem.

Rome, ville ouverte
Rome, l’autre ville aux sept collines, a une vue époustouflante. L’esplanade aux pavés disjoints qui
date encore de l’époque lointaine d’avant Jésus-Christ, ressemble à celle de Jérusalem. Pour peu, on chercherait le dôme d’or. Même légèreté de l’air, et même lumière étrange et limpide commune aux deux cités inspirées par une divinité palpable, qui pousse l’homme vers sa part de spiritualité. Ici, lorsque le soleil aura atteint son zénith et qu’il sera midi, l’armée romaine viendra, comme aux
temps des centurions, tirer le canon. Toutes les cloches de la ville sonneront alors : c’est une
tradition.
Mais en ce lundi 27 janvier, Journée du souvenir de la libération du camp d’Auschwitz, ce qui gronde et qui gangrène l’Europe, c’est l’antisémitisme. La veille en France, lors d’une manifestation organisée par le collectif « Jour de Colère », on a crié dans Paris, entre autres slogans racistes et antisémites, « Juif, la France n’est pas à toi ! ». A Rome, des cartons contenant des têtes de cochon ont été envoyés à l’ambassade d’Israël et à la grande synagogue, visitée en ce jour de commémoration par de nombreuses écoles. A deux pas de ce monument colossal à l’immense plafond semé d’étoiles et qui témoigne de la présence continue des Juifs dans ce pays, se trouve le cœur du ghetto.
Dans un des restaurants typiques de la gastronomie juive romaine, les membres du groupe
européen des Amis de l’Université de Jérusalem, venus spécialement pour entendre ces Violons de l’Espoir, dégustent ce soir-là les fameux artichauts à la romaine. Suisse, Allemagne, Italie, France et même Canada… ils ont répondu présents. Parmi ces voix, des accents familiers résonnent à nos oreilles. Jeannot et Suzette appartiennent à ce monde disparu de la fière Istanbul et, dans leurs intonations chantantes, tout un monde revit et sera comme l’écho des violons qui raconteront d’autres histoires…
Car c’est bien Jérusalem et sa fière université qui seront le symbole de cet événement. Patriarche de l’espoir retrouvé, cet immense temple du savoir, dont la bâtisse impérieuse trône sur le mont Scopus, irradie le monde de ses lumières scientifiques. Parmi ses apôtres qui répandent la bonne parole, Yoram Cohen, infatigable directeur des Amis européens, est à la source de tous ces projets et, après Monaco, voici Rome, dont la présidente Viviana Kassam a mis toute sa belle énergie pour le concert de ce soir. Pendant cinq mois, elle a travaillé jour et nuit, cherchant des sponsors et des soutiens. Même le Pape a apporté sa bénédiction à ce projet. Il écrira dans une lettre qu’il lui adresse : « Ces violons sont des larmes historiques ».
Dans les yeux couleur Tibre de Viviana, le souvenir ancien de cet homme qui lui insuffle ce courage et ne la quitte jamais : son père, un des premiers à avoir obtenu un passeport israélien, dont le nom  Golstein deviendra Goren et qui sauvera cent orphelins italiens en 1944, en les faisant venir en Palestine mandataire. Une photo de ses enfants se trouve à Yad Vashem. C’est à lui qu’elle pensera ce soir, et à toutes ces voix étouffées. Placé sous le haut patronage du président de la République italienne, ce concert est devenu un événement officiel, ajoute la belle Viviana. Mais continuons notre promenade jusqu’à l’auditorium du Parc de la Musique, au cœur de la mélodie.
Requiem pour les âmes perdues
La grande salle où aura lieu le concert est en pleine effervescence. On se croirait presque dans une cour de récréation. C’est la pause, et le jeune orchestre de l’académie nationale de Sainte Cécile est groupé en conciliabule pour certains ; d’autres, le nez plongé dans les partitions, révisent. Ils sont âgés de 13 à 20 ans. Et plus loin, voici notre trio d’Israéliens. Pour le concert de ce soir, ils ont travaillé pendant des mois afin d’ajuster un programme parfait, à raison de quinze coups de téléphone par jour et de disputes mémorables. Deux se ressemblent comme des frères ; lui est le violoniste le plus connu du monde Schlomo Mintz, enfant prodige qui accumulera les prix et les concerts dans le monde et dont le son qui vient de si loin est un véritable requiem pour les âmes perdues des violons. L’autre est Yoël Levi, chef d’orchestre invité permanent du philharmonique d’Israël ; il vient d’être nommé directeur artistique de l’orchestre de Séoul, après avoir été celui de l’orchestre national d’Ile-de-France. Yoël Levi a grandi à Haïfa. Il est le fils de deux survivants, tous les deux déportés dans les camps. Enfant du silence, il comprend vite que la musique sera ce qui viendra réchauffer cette glace qui l’entoure.
Et puis voici le 3e larron, le luthier Amnon Weinstein, celui qui a ressuscité ces violons. Ils sont ses enfants, et reposent tranquillement sur une longue table. Certains sont marqués d’une étoile de David, preuve irréfutable qu’ils appartenaient à des Juifs. Il les a restaurés avec amour et patience. L’atelier d’Amnon Weinstein est à Tel-Aviv, métropole de la modernité. Pourtant, dans ce lieu rempli de violons et dont l’odeur du bois flotte, le temps s’est arrêté. Avec son tablier, Amnon Weinstein ressemble à Geppetto qui donnerait vie à de multiples Pinocchio. Mais ici les marionnettes de bois sont remplacées par des archets, des cordes, des moitiés de pièces de bois inertes n’attendant que la main du maître pour revivre et émettre leurs sons… Tout commence en 1990, Amnon a repris l’atelier de son père, Moshé, qui ne s’est jamais remis de la perte de 400 membres de sa famille assassinée pendant la Shoah. Profondément meurtri, Amnon refuse de vivre dans ces souvenirs-là.
Un jour, un survivant du fameux orchestre d’hommes d’Auschwitz vient lui apporter son violon qu’il
veut offrir à son petit-fils et qu’il avait gardé précieusement sans parvenir, comme tant d’autres, à le
brûler après la guerre. Geste symbolique que firent les premiers violonistes du philharmonique
d’Israël sauvés de l’Europe nazie par Hubermann, créateur de l’orchestre et qui, apprenant ce que
devinrent leurs familles, se débarrassèrent de leurs violons, allemands pour la plupart. Alors qu’il
ouvre l’instrument, des cendres tombèrent, probablement celles du crématorium d’Auschwitz.
Rattrapé par sa propre histoire, Amnon se sent prêt pour la tâche qui l’attend et commence à
localiser tous les instruments à cordes dont ont joué des musiciens ayant eu des connexions avec la guerre. Certains ont appartenu à de célèbres violonistes, et ont été amenés chez Amnon, laissés de côté par leurs propriétaires souvent partis aux Etats-Unis. D’autres sont cassés en mille morceaux, débris d’une autre vie que les musiciens veulent oublier. Et puis il y a les émouvants Klezmers, musiciens itinérants qui jouaient pour des mariages ou bar-mitsvot. Ceux-là sont marqués par une étoile de David, signe de reconnaissance. A Rome, quatre d’entre eux ont été répartis parmi les jeunes de l’orchestre.
Avec une patience infinie, Amnon Weinstein reconstruit comme un puzzle ces instruments, leur
donnant une nouvelle vie tout en gardant la mémoire de l’ancienne. Connu dans le monde entier
pour son travail, Amnon Weinstein est devenu l’architecte de ces instruments d’un certain passé qui ne passe pas, les cherchant sur toute la planète. Il a refusé une seule fois une pièce car, à l’intérieur, le luthier nazi sachant que le violon appartenait à un juif avait gravé : « Heil Hitler 1936 »,
ajoutant, la croix gammée en son centre.
Aujourd’hui Amnon, aidé de Schlomo Mintz, promène ses violons dans le monde entier donnant des concerts exceptionnels qu’il a appelé les Violons de l’Espoir, preuve que quelque chose peut
perdurer. Ironie de l’Histoire, car les Allemands sacrifiaient les hommes, mais pas leurs instruments et, grâce à Amnon Weinstein, une étincelle de ces âmes sans stèles se sont retrouvées là.
Le soir du concert. Le programme a été choisi avec soin par les trois acolytes et les morceaux
alternent avec l’histoire de certains violons racontée par la comédienne italienne Manuela
Kustermann. Dans l’immense auditorium plein à craquer, les dignitaires de la communauté juive ont répondu présents. Des membres du gouvernement italien ainsi que des personnalités sont
également là. Après l’hymne italien, l’Adagio de Barber à la mémoire des six millions de morts,
s’ouvre le concert puis plusieurs morceaux s’enchaînent, dont Avinou Malkenou et le Nigoun de
Bloch.
Enfin le must du programme arrive, c’est le premier mouvement du concerto pour violon de
Beethoven par Schlomo Mintz, dont la tonalité unique caractérisée par une puissance immense et
très peu de vibrato ravive toute la mémoire des disparus. Pour la première fois peut-être, on peut
voir la couleur du son : les forêts noires où se cachaient les partisans, l’or des flammes, le gris du
ghetto, le cri rouge des morts… Quand le violon s’est tu, les notes semblaient encore vibrer dans
l’air… Un silence opaque enveloppait la salle, le vernis éclatant des violons jetait d’étranges feux et
leurs étoiles de David d’or scintillaient, comme autant de soleils perdus. De toutes ces histoires
merveilleuses, nous en avons retenu une, celle du violon de Drancy. Ce sera à lui de conclure : qu’il survive et joue encore et toujours jusqu’à ce que la valse du temps le rattrape dans sa spirale infinie et qu’il rejoigne un jour, pour l’éternité, ses compagnons d’infortune dans la constellation des six millions d’étoiles…