Le yekke, un Juif - presque - comme les autres

Il a marqué de son empreinte les premiers rouages de la création d’Israël, avant de chercher à faire oublier son accent. Mais le Juif allemand n’a pas dit son dernier mot. Cette espèce en voie de réapparition est bien décidée à redonner ses lettres de noblesse à son sobriquet. C’est le retour en force du yekke

Quand ils débarquent en au début des années 1930, les Juifs allemands ne se fondent pas immédiatementdans le paysage ambiant.
Entre 1931 et 1939, ils seront quelque 100 000 - sur les 200 000 que comptentl’Allemagne pré-hitlérienne - à s’installer bon gré, mal gré en Terre promise.Mais cette cinquième aliya, qui fait suite à quatre vagues d’immigrationd’Europe du Nord et centrale, diffère.
Contrairement à ses prédécesseurs russes et polonais au sioniste, l’immigration du yekkeen mandataire est d’ordre salutaire : fuir le troisième Reich.
C’est contraint à l’exil, et non par idéal, qu’il va contribuer àl’établissement du foyer national juif. Et grâce aussi à un accord entre leMouvement sioniste et l’Allemagne nazie - le “transfert” - qui permettait auxJuifs allemands de quitter le pays avec leurs possessions.
Cette communauté lettrée et aisée, constituée d’intellectuels pour la plupart,vient peupler le yishouv en avec lesbrûleurs de diplômes des immigrations antérieures. Le citadin yekke, dans sagrande majorité, n’a pas la fibre kibboutznique.
Et se dirige alors vers les villes. Tel- Aviv en premier lieu où il instaure lasacrosainte sieste de 14 à 16h et replante son décor d’origine : salons de thédansants et autres amusements distingués. Mais aussi Haïfa, fief yekke parexcellence, et Jérusalem, essentiellement dans le quartier de Rehavia, bastionde l’élite professorale. Ou encore Nahariya, et Kyriat Bialik, qu’il fonde en 1934.
Il reste entouré de ses coreligionnaires, bien décidé à maintenir un semblantde vie germanique qu’il a abandonnée à grand peine. Peu enclin à frayer avecles réfugiés polonais de Lodz ou Varsovie, arrivés 10 ans avant lui, rarementraffinés, souvent en retard, et en violation avec toutes les règlesélémentaires de l’élégance. Le Juif allemand, au contraire, confiné dans sonart de ville, ne peut se résoudre à se départir de son costume, du médecin ou del’avocat. Ne surtout pas retourner sa veste : c’est sa seconde peau. Et dans ceflot migratoire, où l’on s’appelle par communauté - les Russes, les Polonais,les Marocains - l’homme à la “yaket”, comme il le prononce lui-même, se voitbaptiser le yekke. Un sobriquet d’autant plus utilisé qu’en ces temps pré etpost-shoatiques, les habitants juifs de renaclent à mentionner tout ce qui a trait au régime nazi.
Doué pour l’art et les affaires
En dépit des difficultés de l’arrivée, le Juifallemand, idem pour ses enfants, s’est fortement implanté en Israël. Surtoutpour le meilleur, rarement pour le pire. Car dans ses bagages, outre ses lubiesbourgeoises, le yekke a emporté avec lui des valeurs fondatrices et fortementstructurantes pour le jeune Etat d’Israël.
Avant tout, sa contribution dans le domaine de l’art. Il importe le Bauhaus etses membres créent l’école Bezalel qui va former des générations d’artistescréateurs, dont certains iront porter haut la culture israélienne aux quatrecoins du monde.
Sans oublier le père bâtisseur, Erich mendelsohn, qui a changé la face del’architecture moderne. C’est à Londres, en 1934, que le futur premierprésident, Haïm Weizmann, l’invite à construire l’Etat juif en gestation, selonsa vision moderniste. Il s’installe dans le moulin de Rehavia, rue Ramban, quifera office de studio de travail et de théâtre pour ses récitals de musique dechambre. A son actif : l’Institut des sciences Weizmann, l’hôpital Hadassah du Scopus, la banqueAnglo- Palestine, devenue aujourd’hui le siège de la banque Leumi, à Jérusalem.
Mais déçu par le rejet de son projet pour la création du campus de l’Universitéhébraïque, il part à ,en 1941 où il finira ses jours. Beaucoup affirment que Mendelsohn a influencétous les futurs architectes israéliens.
Dans le domaine industriel et commercial, les yekkes ont également joué un rôlede premier plan. A commencer par Stef Wertheimer, l’homme le plus riched’Israël et l’un des plus beaux exemples de réussite de sa communauté. Il est àl’origine du parc industriel Tefen de Galilée occidentale. Parc qui abrite enoutre le Musée Yekke, consacré aux membres de la cinquième aliya. Maiségalement les richissimes familles Strauss (laiterie du même nom), Federman(groupe Elite) ou Hamburger (trust financier Harel).
Autres Yekkes célèbres : le philosophe Martin Buber, le professeur de mystiquejuive Gershon Scholem, le premier prix Nobel du pays, Shaï Agnon. Ou encore lecontroversé Yeshayahou Leibowitz, la famille Burg - père et fils -, MoshéLandau qui avait présidé le procès d’Eichmann, et Avi Pazner, ancienambassadeur d’Israël à Paris et actuel président du Keren Hayessod.
Sans oublier l’irréductible contrôleur de l’Etat Micha Lindenstrauss.
Mouche ton nez et dis bonjour à la dame
Mais qu’est-ce qui caractérise un yekke? D’abord, un soin tout particulier aux moindres détails. Une expression enhébreu résume : yekke medayek (un Juif allemand est pointilleux). Outre uneattention extrême portée à sa tenue vestimentaire, il est aussi très soucieuxde son intérieur. Et emprunte aux rois le dicton traditionnellement consacré :l’exactitude est la politesse des yekkes, pourrait-on dire, tant il peuts’approprier ces deux attributs. Et ce n’est pas tout, il est aussi un exempled’honnêteté, de rigueur, de fiabilité : dans ce Moyen- Orient quelque peulaxiste, il se fait un point d’honneur à tenir sa parole.
Mais aux côtés de toutes ces vertus, il faut tout de même noter quelques vices.Côté défaut, le yekke n’est pas à franchement parler un rigolo. Un brinaustère, coincé, formel, il n’a pas la plaisanterie facile.
Sérieux, très, trop
Un brin psycho-rigide ? Une blague célèbre illustre cemanque de flexibilité typiquement yekke : un Juif allemand prend le train entreHaïfa et Nahariya, et à son grand malheur se retrouve dans le sens contraire dela m a r c h e .
Quand on lui demande, à l’arrivée, pourquoi il n’a pas - poliment bien sûr -demandé au passager lui faisant face d’échanger son siège, il répond, sanspiper : le problème, c’est qu’il n’y avait personne en face de moi. Je nepouvais pas demander ! Bref, vous l’aurez compris, le yekke est parfois un tantinettrop strict. D’où une autre interprétation de son surnom : le terme yekkeserait l’acronyme de l’expression hébraïque “Yehoudi kashé ”, (le Juif qui a du mal à comprendre).
Pendant longtemps, l’appellation était considérée comme péjorative. Un jugementmoqueur, proche de l’insulte. A tels points que certains Juifs allemands ontporté leur cas devant les tribunaux. Mais Haïm Cohen, juge à la Cour suprême vaclasser le dossier sans suite, déclarant : “J’appartiens moi-même à cetteespèce et je considère ce surnom comme un titre de dignité”. Décédé en 2002, à90 ans, ce natif de ,en Allemagne, n’aura pas eu le temps d’assister au renouveau de sa communautéd’origine.
Yekke, et fier de l’être Car aujourd’hui, il est de bon ton d’être un yekke.Ces dernières années, un parfum de tendresse et de nostalgie flotte sur lesépaules des jeunes générations. Pour preuve, les sites Internet et autres pagesFacebook qui fleurissent où l’on s’échange les recettes de Tante Guertrude oules anecdotes de Papy Fritz.
De nouvelles communautés se créent, sous l’influence de Mahon MoreshetAshkenaz, l’Association des Israéliens d’Europe centrale, créée en 1932 et quitouche aujourd’hui les troisième et quatrième générations de ces Juifsallemands.
La synagogue de Yeshouroun, à Jérusalem, a même lancé le projet “Noussakh”pouroeuvrer à la préservation des mélodies yekkes.
Autre flambeau de la communauté : son magazine trimestriel vieux de 80 ans, unedes plus anciennes parutions de l’Etat hébreu, toujours dans les kiosques.Yakinton, jeu de mots pour yekke et “iton” (journal en hébreu), fort de ses 4000 exemplaires, illustre bien le pont entre les g é n é r a t i o n s pourêtre rédigé à deux-tiers en hébreu et un tiers en allemand.
Mais aussi le fossé qui les sépare. Quand le nouveau comité de rédaction arécemment introduit couleurs et illustrations dans un périodique austère, lesréactions des anciens ne se sont pas fait attendre, qui confirment une autrecaractéristique de cette communauté au caractère bien trempé : la résistance auchangement. “Pourquoi introduire la télévision et Internet dans le journal”, sesont plaints les anciens...
Aujourd’hui, être un yekke n’est plus uniquement une appartenance ethnique,c’est une nouvelle façon d’être israélien. Se revendiquer un bon citoyen,respectueux des lois, méticuleux, propre, courtois, volontaire mais aussicréatif sur les plans culturels et intellectuels. Pour preuve de laréhabilitation du terme : la campagne lancée par l’Association des Israéliensd’Europe centrale pour lutter contre les accidents de la circulation. Unautocollant a été imprimé où l’on peut lire : Ani nahag yekke (je suis unchauffeur yekke). A savoir : un conducteur respectueux du code de la route.
Le sens de l’ordre et de la précision des Juifs allemands a donc fait école.Mais outre son esprit de discipline, le yekke contemporain se résume aussi parl’héritage de ses valeurs intrinsèques : tolérance, justice, humanitarisme etsens de l’entraide. Le yekke est un Juif social, aurait pu dire Aristote. Mêmes’il lui a fallu plusieurs générations pour le faire comprendre.
Et Tom Segev de souligner le paradoxe : “Il y a une grande ironie dans le faitqu’aujourd’hui on attend de l’identité allemande qu’elle préserve les valeurslibérales, politiques et culturelles, qui sont en perte de vitesse progressiveen Israël.”
Alors, plus que jamais, nous sommes tous des yekkes.