35 ans de paix avec l’Egypte : occasions manquées et questions pour l’avenir

Une paix réelle avec Israël, aurait permis à l’Egypte de consacrer toutes ses ressources à son développement. Mais elle n’est pas à l’ordre du jour au Caire

35 ans de paix avec l’Egypte : occasions manquées et questions pour l’avenir (photo credit: REUTERS)
35 ans de paix avec l’Egypte : occasions manquées et questions pour l’avenir
(photo credit: REUTERS)

 Le 26 mars dernier le traité de paix entre l’Egypte et Israël fêtait son 35e anniversaire. L’événement n’a été marqué par aucune réjouissance particulière, les deux pays étant trop pris par leurs soucis quotidiens. Mais sans doute aussi parce que la paix n’a pas entraîné le changement escompté dans les relations entre Israël et les autres pays arabes.

 L’Egypte a été ostracisée par les pays arabes à l’exception du Soudan, de la Somalie et d’Oman et rejetée hors de la Ligue arabe qui transféra son siège du Caire à Tunis. Sur le terrain, la paix, qui n’avait jamais fait l’unanimité au sein des institutions et des élites égyptiennes, n’a jamais pris l’essor escompté, les relations se manifestant uniquement au niveau des gouvernements sans jamais atteindre les peuples.
Moubarak, arrivé brutalement au pouvoir après l’assassinat du visionnaire qu’était Sadate, ne fera aucun effort pour abolir les barrières psychologiques, culturelles et religieuses qui entravaient le développement de relations véritables et le début d’une coopération économique et scientifique. Une telle coopération aurait pu donner naissance à une zone de stabilité et de prospérité, encourageant les investissements occidentaux dans le domaine de la technologie et contribuant au bien-être des deux pays. Un exemple qui aurait pu alors convaincre d’autres pays arabes de tenter l’expérience.
 C’est pourtant ce que Sadate avait envisagé, à en juger par les conversations tenues entre Egyptiens et Israéliens durant les années 1977-1979. Dans un article publié le 4 avril dans l’hebdomadaire Sof Shavoua, Jacky Hugi, correspondant de la radio militaire, commente les documents récemment tombés dans le domaine public.

Moubarak :

réintégrer la ligue arabe

Sadate évoquait une étroite coopération économique et scientifique avec Israël, allant jusqu’à dire : « Nous devons trouver le moyen de prouver que nous sommes plus que de bons amis ; les deux peuples et les deux religions ont bien des choses en commun ». Son successeur, lui, se contentera du maintien de ce qui avait été acquis, usant de la paix pour développer ses relations avec les Etats-Unis tout en limitant les relations avec Israël aux seuls grands projets en cours de réalisation, notamment la raffinerie de pétrole à Alexandrie et la fourniture de gaz naturel à Israël.

 Deux projets d’envergure, fruits d’une coopération entre de grandes sociétés égyptiennes et israéliennes, certes, mais fort éloignés des préoccupations quotidiennes des Egyptiens et qui ne contribuaient en rien à la normalisation. C’est peut-être pourquoi ils ne sont plus : la raffinerie égypto-israélienne a été vendue à des intérêts koweïtiens et le gaz ne parvient plus à Israël, le pipeline ayant été saboté quatorze fois sans que le Conseil suprême des forces armées – qui dirigeait l’Egypte pendant la période intérimaire après la chute de Moubarak – ne se montre capable de faire quoi que ce soit pour assurer sa sécurité. Il faut dire que pour beaucoup d’Egyptiens la vente du gaz à Israël était perçue comme contraire à la paix glaciale qui s’était instaurée entre les deux pays et que son interruption paraissait presque souhaitable.
De fait, loin de vouloir réaliser la vision de Sadate qui aurait peut-être convaincu la Ligue arabe de demander à l’Egypte de revenir, ce que Moubarak souhaitait par- dessus tout, c’était de réintégrer la Ligue arabe. S’il est parvenu à ses fins en 1989, c’est qu’il avait fait la preuve que la paix avec Israël se limitait au minimum. Le siège de la Ligue est revenu au Caire et le président égyptien a pu proclamer que son pays avait repris sa place au sein du monde arabe. Malheureusement cela n’a contribué en rien au développement économique et social – un échec qui devait entraîner la chute du Raïs après 30 ans d’un règne stable mais stérile.

Les bienfaits de l’agriculture

Il est pourtant un domaine où la coopération entre les deux pays a eu une influence considérable : celui de l’agriculture. Il a fallu pour cela les efforts d’un ministre courageux. Youssef Wali, musulman pieux qui croyait au rapprochement entre les deux religions.

 Au cours des années 1980 et 1990, Israël a mis à la disposition de l’Egypte les méthodes les plus avancées pour la culture des fruits et des légumes sur les sols légers du désert. Des experts israéliens ont été envoyés sur place, des fermes modèles établies et des milliers de jeunes Egyptiens sont venus s’initier aux nouvelles techniques dans le kibboutz Bror Hail. Les résultats ont été spectaculaires. Non seulement l’Egypte couvre aujourd’hui l’essentiel de ses besoins, mais elle exporte désormais fraises et autres produits agricoles sur le marché européen où elles font concurrence aux produits d’Israël.
 C’est dans la plus grande discrétion que cette coopération s’était développée, compte tenu de l’hostilité des partis d’opposition comme le Wafd, le parti de gauche Tagamou, l’établissement islamique et les Frères musulmans ; ces derniers accusaient et accusent encore Israël « d’avoir empoisonné les sols égyptiens par leurs techniques d’irrigation au goutte-à-goutte. » Cette hostilité a fini par avoir raison du ministre qui s’est retrouvé sur le banc des accusés après la révolution et a été envoyé en prison.

Sans illusion

Ceci étant dit, cette paix fragile a résisté à des traumatismes d’envergure – opération israélienne au Liban, deux intifadas, conflits répétés avec le Hamas à Gaza. (Le Caire a par trois fois rappelé son ambassadeur pour signifier son mécontentement, et les relations sont passées de froides à plus froides encore.) Le secret de sa longévité tient au fait qu’elle répond à un impératif essentiel pour l’Egypte : prendre ses distances avec le problème palestinien qui l’a plongée dans une succession de guerres où des dizaines de milliers de ses fils sont morts, son économie a été atteinte et son développement compromis – et tout cela en pure perte.

 Avec la paix, toutes les ressources du pays auraient pu être consacrées au développement. Malheureusement cela ne s’est pas produit. Il faut cependant noter, comme l’a fait la presse israélienne, que même lors de la brève présidence de Morsi, les Frères musulmans n’ont pas coupé les relations diplomatiques avec Israël et ont envoyé de nouveau un ambassadeur à Tel-Aviv – le rappelant peu après lors de l’opération Pilier de nuages.
 Il ne faut pourtant pas se faire d’illusions : le président, qui déployait tous ses efforts à l’instauration d’une dictature islamique, aurait sans aucun doute, mu par l’idéologie fanatique de la Confrérie, coupé ces relations et déclenché des attaques terroristes contre Israël. Il n’y a qu’à voir les attaques perpétrées aujourd’hui parles Frères et leurs alliés jihadistes contre l’Egypte leur patrie.

Un nouvel homme fort

Quelle orientation va prendre maintenant l’Egypte ? Cette nation a su rester unie et stable pendant des milliers d’années. Au cours des soixante dernières années elle a connu une succession de dictatures militaires qui n’ont pas su l’orienter vers le progrès. Sadate aurait pu le faire, et c’est une des raisons pour lesquelles il a été assassiné.

Aujourd’hui un nouvel homme fort est apparu. Il porte les espoirs de tout un peuple. Candidat à la présidence, Abdel Fattah Al Sissi a su faire preuve de courage et de détermination face à la grande froideur des Etats-Unis et de l’Union européenne, et mène un combat sans merci contre le terrorisme au Sinaï et dans le pays tout entier.
 Les Egyptiens, lassés après trois longues années d’incertitude et de chaos, ne demandent qu’à revenir à une vie normale. Sissi est conscient de l’immense responsabilité qu’il assume, conscient aussi du fait qu’il ne dispose que d’une période de grâce limitée. A lui de prouver aux Egyptiens qu’il peut ramener le calme et redresser la situation économique catastrophique. S’il venait lui aussi à être tenté par la dictature, il risquerait fort de faire descendre une nouvelle fois le peuple dans la rue et, qui sait, se retrouver derrière les barreaux avec Moubarak et Morsi.
 Et la paix avec Israël dans tout cela ? Pour le moment, elle ne figure pas à l’ordre du jour au Caire. Les deux pays poursuivent leur coopération sur le plan du renseignement et de la lutte contre le terrorisme islamiste et le soutien venu de Gaza. Israël ne s’est pas opposé au renforcement du dispositif militaire égyptien au Sinaï au-delà de ce qui est permis en fonction des accords de paix.
Reste à savoir ce qui se passera le jour où le Sinaï aura été pacifié. Là n’est pas l’essentiel. Le nouveau président égyptien – quel qu’il soit – se contentera-t-il lui aussi d’une paix sans chaleur ou prendra-t-il la décision d’aller de l’avant pour le plus grand bien des deux peuples ?

L’auteur est ancien ambassadeur d’Israël en Egypte et chercheur au JCPA.