La communauté russe d’Israël?: un Etat dans l’Etat?

Devenue au début des années 1990 une frange conséquente de la population, la communauté russe d’Israël reste sujette aux fantasmes

P1213 JFR 370 (photo credit: JERUSALEM POST ARCHIVE)
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Redoutés, admirés, méprisés… Les adjectifs ne manquent pas pour décrire cette population si particulière dans le melting-pot israélien. Arrivés pour la plupart après la chute de l’Union soviétique, ils sont près de 800 000 Russes à s’être installés dans l’Etat hébreu, lors de vagues d’immigration de masse, à la fin du XXe siècle. Israël pouvait donc enfin se réjouir du retour des refuzniks, terme couramment employé à l’époque pour désigner les Juifs s’étant vu interdire le droit à l’aliya par le régime communiste. Cependant, alors qu’ils n’étaient pas les premiers à s’être tournés vers le sionisme comme solution pour fuir un régime précaire et totalitaire (les Juifs d’Europe de l’Est et des pays arabes étant dans la même situation lors de la création de l’Etat juif), leur loyauté fut souvent remise en cause par les Sabras, méfiants à l’encontre de ce bouleversement démographique. Mais pourquoi?

Tout d’abord pour leur judaïté, très éloignée des critères de la Halakha. Muni d’un double objectif – contrebalancer la démographie arabe et peupler les implantations juives fraîchement construites – le Premier ministre de l’époque, Itzhak Shamir, assouplit les recommandations du rabbinat. Il permet ainsi à tout citoyen russophone n’ayant qu’un vague grand-parent juif de pouvoir immigrer en Terre sainte. Cette politique, jumelée au principe du regroupement familial, engendrera pour la première fois dans l’histoire d’Israël un vaste exode de non-Juifs sur ses terres. Selon le ministère de l’Intérieur, environ 50 % des membres de l’aliya soviétique n’étaient pas juifs. Et cela ne fut pas sans incidence. La tolérance laïque fut inévitablement amplifiée, au grand dam du public religieux, révolté par ces bouleversements. Ouverture de magasins le shabbat, alimentation non casher dans les magasins (tels les supermarchés Tiv Tam créés en 1990, connus pour la vente de porc), demandes de mariages et de cimetières civils… l’athéisme d’une grande partie de cette communauté, déjudaïsée et assimilée par le communisme, éclate au grand jour. Beaucoup de ces immigrants n’ont découvert leur vague affiliation juive que très tardivement, un antisémitisme d’Etat ayant fait rage en ex-URSS.
Dès lors, certains grands partis politiques russophones du pays n’hésitent plus pas à axer leurs programmes sur ces revendications antireligieuses (comme Israël Beiteinou). Cette absence de judaïté n’est pas sans causer des difficultés: 56 % des russo-israéliens ont dû se marier à l’étranger entre 2000 et 2004, le rabbinat ne reconnaissant pas leurs origines juives. Certains se tournent alors vers la conversion, de l’ordre de quelques centaines par an. Mais, là aussi, les difficultés surgissent : certaines conversions, en particulier celles organisées au sein de Tsahal, ne sont pas reconnues par les autorités religieuses. De nombreux ressortissants font état d’une grande difficulté à prouver leurs origines juives face à un rabbinat sourcilleux, alors que souvent les documents familiaux (ketouba des parents) ont disparu ou n’ont jamais existé.
Mais l’allégeance au sionisme est elle aussi un point de friction. Une grande partie des Juifs soviétiques s’est tournée vers Israël faute de pouvoir émigrer aux Etats-Unis, suite à un durcissement de la politique migratoire américaine au moment de la chute de l’empire communiste. Selon le journaliste Sever Plotsker du journal Yediot Aharonot, la première vague des années 1990 était peu sioniste. Si certains, comme le symbolique président de la Knesset Youli Edelstein étudiaient l’hébreu en cachette ou écoutaient la radio israélienne destinée à la diaspora comme KolTsio La Gola, la plupart n’éprouvaient pas autant d’attachement pour Eretz Israël. D’ailleurs la communauté connaît aujourd’hui de nombreux départs vers le Canada, apprécié pour son niveau d’éducation et son climat proche de la Russie : selon le site Israel-Valley, un russophone émigré au Canada sur deux est d’abord passé par l’Etat hébreu.
Pire, selon les chiffres du Bureau central des statistiques, les Russes représentent un départ sur deux sur le total des émigrations depuis Israël en 2009. Enfin, l’immigration russophone vers l’Etat juif est actuellement en très fort ralentissement: ils n’étaient que 9 282 olim d’origine soviétique en 2012. Une véritable inversion de tendance au regard des chiffres recensés par le ministère de l’Intégration au début des années 2000. A l’époque, 90 % des russo-israéliens sondés se disaient certains de rester en Israël, 75 % se déclaraient satisfaits de leurs nouvelles conditions de vie et 71 % déclaraient ressentir un fort sentiment d’appartenance envers le pays. Cet attachement s’est particulièrement développé après la guerre du Golfe et a su résister à la seconde Intifada, alors même que certaines élites israéliennes lorgnaient déjà vers l’étranger.
Les bienfaits de l’intelligentsia
Cette immigration demeure néanmoins une manne conséquente pour l’Etat hébreu, alarmé par la fuite de ses cerveaux. Pour une grande partie d’entre eux, ces nouveaux olim sont arrivés avec un fort degré d’instruction. Plus de la moitié a obtenu un diplôme supérieur avant leur fuite de l’Union soviétique. 60% avaient suivi plus de 13 ans d’enseignement en arrivant en Israël, contre 24% pour le reste de la population israélienne. La grande aliya de 1990 fut une aubaine incroyable, cette immigration comprenant près de 68 000 ingénieurs, 50 000 enseignants, 40 000 musiciens, 20 000 journalistes, 20 000 chercheurs et 10 000 médecins et dentistes. Pour la première fois de son histoire, Israël voyait à grande échelle le transfert d’une société industrialisée à une autre. Beaucoup furent installés par le gouvernement dans les faubourgs des centres urbains pour leur permettre de développer des activités industrielles de haute technologie, en leur donnant notamment accès à des fonds et à des investissements privés. Tous les spécialistes sont formels: les Russes ont largement contribué à la croissance et au développement du pays après la chute du Bloc de l’Est. Cette population se caractérise également par le succès de son intégration. Entre 1990 et 1996, le pourcentage de Russes employés à plein-temps est passé de 17 % à 70 %. Selon Nelly Zibert, chercheuse au Centre français de Jérusalem, pour la même période, ils sont passés de 2% à 57 % pour l’accession à la propriété, et 54 % ont fini par totalement maîtriser l’hébreu. Selon le ministère de l’Intégration, 60 % des immigrants de l’ex-URSS ont retrouvé une vie sociale trois ans après l’aliya, et 42 % ont pu intégrer une nouvelle vie culturelle.
Les plus âgés, surtout les femmes, ont rencontré plus de difficultés. Mais alors que, dans les premières années, 79 % des immigrants soviétiques étaient âgés de plus de 40 ans, la tendance s’est clairement inversée au profit d’un rajeunissement. Cette population grossit également les rangs des universités, laissant supposer que beaucoup comptent devenir les élites israéliennes de demain. Le réseau israélien d’éducation privé russe, le Moffet, est même intégré dans d’autres écoles comme «classes d’excellence». Le niveau de la culture israélienne s’est lui aussi profondément amélioré avec l’arrivée de ces olim. La lecture, le spectacle et l’art étant des centres d’intérêts majeurs dans une Union soviétique prohibant les divertissements dits déviants. La qualité du théâtre Gesher à Yaffo, dont un grand nombre de pièces sont en russe, n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Mais cette arrivée en Israël fut aussi une source de déclassement pour cette population. Selon la journaliste Assia Istouchina, en 2006, près de 27 % des Russes vivant en Israël étaient relégués dans la catégorie «classe inférieure» contre 5% du reste des Israéliens juifs. Beaucoup ont été dégradés d’un point de vue professionnel en arrivant en Israël, faute de reconnaissance des diplômes et de connaissance de l’hébreu. Nombreux sont passés de cadres supérieurs ou ingénieurs à manutentionnaires ou femmes de ménage. Un comble pour cette immigration économique n’ayant pas trouvé de travail à la hauteur de ses compétences. Un constat partagé par Roman, jeune émigré biélorusse travaillant dans l’informatique à Tel Aviv, arrivé à l’âge de 16 ans: « Si j’avais su, j’aurais réfléchi deux fois avant de venir ici ». Sans compter le racisme et la méfiance d’une partie des employeurs israéliens. La paupérisation de cette communauté est toujours d’actualité: 13 % de ses membres vivent toujours d’aides sociales et 36 % vivent dans des appartements exigus (expliquant l’obsession des partis russophones pour la question du logement). Face à ces problèmes, de plus en plus de ces immigrants ont d’ailleurs décidé de créer leur propre entreprise. Cette pauvreté n’est pas sans incidence : les immigrés venus du Caucase et d’Asie centrale règnent sur le trafic de drogue et la prostitution dans le pays. La police a dû, en réaction à ce phénomène, créer une unité spéciale spécialisée dans la lutte contre la criminalité issue de d’ex-URSS.
A l’origine de la radicalisation du pays
En dépit de tout ce qui précède, c’est dans la sphère politique que ce bouleversement démographique s’est fait le plus sentir. Beaucoup d’analystes reprochent à la communauté russe d’avoir poussé à droite le curseur politique israélien. 60 % de son électorat a ainsi voté pour le Israël Beiteinou d’Avigdor Liberman en 2006 (aujourd’hui à la tête du ministère des Affaires étrangères), parti nationaliste ouvertement russophone. Selon Michael Philipov, de l’Institut israélien pour la Démocratie, cette communauté possède encore malgré elle une culture « post-soviétique », expliquant l’obsession des Israéliens d’origines russe pour l’élection d’un « homme fort » capable de diriger le pays. Selon cet analyste, cette aliya soviétique aurait un « complexe de l’ennemi » très développé et serait très hostile à l’idée d’une solution pacifique au conflit israélo-palestinien. Un grand nombre d’entre eux se sentent orphelins d’Ariel Sharon, l’ancien Premier ministre décédé au mois de janvier. Selon une même étude, à la fin des années 2000, 81 % d’entre eux souhaitaient le départ définitif des Arabes, contre 56 % des Israéliens. Selon le sociologue Eliezer Feldman, la radicalisation politique de la communauté russophone s’expliquerait également par le fait qu’elle a grandi dans un pays où le caractère inexpugnable des frontières était reconnu comme valeur intrinsèque d’un pays et preuve de sa puissance. L’idée d’un Etat dépourvu de frontières délimitées reconnues internationalement lui est donc inconcevable, sans compter que beaucoup restent « marqués par le passé, et projettent l’image des Tchétchènes sur les Arabes […] telle une xénophobie de pragmatisme?». L’ancien président américain Bill Clinton avait même reproché aux Russo-israéliens en 2010 de « torpiller le processus de paix au Proche-Orient ».
Selon le professeur Alla Shainskaya, le rôle des médias russes en Israël est lui aussi crucial dans cette droitisation, notamment par leur volonté de « détourner la réalité du conflit ». Cependant, de plus en plus de jeunes Russes, assimilés au fil des générations, semblent plus enclins à dialoguer avec les Palestiniens. L’activiste Edi Zhensker en est un exemple probant, avec son association « Notre Patrimoine ».
Représentant environ 20 % de l’électorat israélien, la communauté est d’ailleurs prise d’assaut par les partis de tous bords.
Son poids électoral reste décisif, avec une portée équivalente à une vingtaine de sièges sur les 120 que compte la Knesset. Au départ, très partisans du parti Israël Ba’aliya de Natan Sharansky (ténor de la communauté russophone et ancien refuznik) avec son programme centré sur l’intégration de l’aliya soviétique, c’est désormais le Likoud et surtout Israël Beiteinou aujourd’hui au pouvoir, qui sont les formations politiques les plus courtisées. Les questions du mariage civil, de l’emploi et du logement sont les sujets centraux dans cette drague politicienne. Comme le rappelle l’ancien porte-parole du parti Kadima Lior Khorez, leur vote «a toujours été décisif», permettant successivement à Binyamin Netanyahou, Ehoud Barak, Ariel Sharon et Avigdor Liberman, de triompher de leurs adversaires. Il y a quelques semaines, le député Shas Aryeh Déri avait d’ailleurs fait polémique en déclarant que le Likoud était un parti de «Russes et de Blancs».
Communautarisme
Enfin, le communautarisme affiché de cette communauté est lui aussi un élément de taille. Dénigrant le système éducatif israélien, elle a notamment élaboré un large réseau d’écoles privées russophones. A la fin des années 2000, on dénombrait 140 cours qui ont importé le système russe dans les écoles supérieures, et 3 000 dans le secondaire. Pour la sociologue Marina Niznik, « ces immigrants connaissaient très peu la culture et la tradition juive […]. Ils sont arrivés avec une grande estime de leur langue et de leur culture. Très vite, ils ont créé leur propre réseau culturel ». Des librairies, des théâtres, des magasins et des discothèques russes fleurissent partout, au grand étonnement de la société israélienne, peu habituée à voir une communauté d’immigrants afficher ainsi sa culture d’origine. La sphère médiatique est elle aussi concernée, à l’instar de la chaîne russophone Israël Plus, lancée en 2002, sans compter la radio publique Reka, qui émet en grande partie dans la langue slave. La presse écrite également, dans le début des années 1990, avec la création d’une cinquantaine de journaux russes dont certains atteignaient le million d’exemplaires. Même si le phénomène a diminué au fil des années, la presse russophone reste conséquente comme le journal Vesti, l’un des plus gros tirages du pays. Le russe, considéré comme la troisième langue du pays, est même devenu une matière scolaire en 1992. Aujourd’hui il n’est plus rare de voir des publicités ou des spots en cyrillique, preuve de cette importance linguistique. Cependant l’intégration rapide des nouvelles générations tend inévitablement ce phénomène vers le bas. En 2009, les jeunes de 18-24 ans d’origine russe n’étaient déjà plus que 14 % à lire la presse communautaire.
Mais c’est avant tout l’apport diplomatique qui reste le plus spectaculaire. Lors d’une rencontre avec le président Vladimir Poutine à Moscou en février 2010, le Premier ministre Binyamin Netanyahou n’avait pas hésité à déclarer que «l’une des raisons de notre succès diplomatique tient à la présence d’un pont vivant reliant nos deux pays. Un pont formé par le million de citoyens israéliens russophones rattachant Israël à la Russie et qui nous ont communiqué l’amour de ce pays !».