Ces femmes qui choisissent de partir

L’organisation Bat Melech fournit un refuge aux femmes de milieux ultra-religieux, victimes de violences conjugales

P14 JFR 370 (photo credit: Reuters)
P14 JFR 370
(photo credit: Reuters)

La contraceptionest contraire à la loi dans certaines sociétés ultraorthodoxes. Mais il existed’autres moyens de prévenir des naissances non désirées. Un coup violent portéau ventre d’une femme enceinte, ou la battre pour qu’elle avorte, et le tourest joué. « J’ai perdu deux bébés de cette façon », témoigne Sara Rivka (nomd’emprunt), avec dans le ton cette résignation et cette lassitude quepourraient démentir ses 27 ans, « mais j’ai tout de même eu quatre enfantsdurant les six années et demie où j’ai été mariée ».

Une évidence qui paraît superflue à souligner et pourtant ces abus seproduisent sur tout le spectre de la société, et les milieux religieux ne sontguère épargnés.
Qu’ils soient tailleurs, voleurs, riches ou pauvres, ils ont un jour battuleurs épouses. Quelques chiffres avancés parlent d’une femme sur six : blesséephysiquement, et régulièrement. Un phénomène assez récurrent, et quel que soitle statut socio-économique du foyer. Mais, dans la société ultraorthodoxe,certaines données spécifiques peuvent compliquer des situations déjà tendues.
Les jeunes filles ultraorthodoxes ont tendance à se marier jeunes (auxalentours de 17 ans) et sont souvent elles-mêmes issues de grandes fratries(Sara Rivka faisait partie d’une nichée de 12 enfants). Mais les famillesnombreuses de Mea Shearim prêtes à accueillir une fille divorcée et sa couvéene courent pas les rues. « Quand mon mari a commencé à abuser de moi, peu detemps après notre mariage, je n’ai même pas pris la peine de prévenir ma mère», raconte Sara Rivka. « Je suis allée chez notre rabbin à la place. » 

«Attendre qu’il me tue, ou me tuer » 

Malheureusement pour elle, elle estrapidement renvoyée chez son mari. Car le mot d’ordre, c’est revenir gentimentau domicile conjugal, et serrer les dents. Le rabbin lui conseille de rentrerau bercail et d’œuvrer pour le shalom bayit (paix au foyer). Dans le mêmeimmobilisme, un psychologue harédi approuvera. Le mari, humilié parl’intervention de deux interlocuteurs extérieurs, devient encore plus furieuxcontre sa femme errant pour demander de l’aide – et encore plus démunie par laréaction du rabbin. « Il a redoublé ses attaques et a commencé à lever la mainsur moi, même devant les enfants », se remémore Sara Rivka, alors à peinesortie de l’adolescence.

Ces maris violents peuvent être des impulsifs ou des individus retors comme descobras, affirment les médecins Neil Jacobson et John Gottman, dans leur livreQuand les hommes battent les femmes. Des pit-bulls qui couvent leurressentiment et explosent, toujours derrière leurs épouses et constammentexaspérés par des trahisons imaginaires. Les taureaux voient rouge et lescobras sont froids et calculateurs, frappant leur victime sans prévenir. Cesdeux types de maris abusifs font de la vie de leur conjoint un véritable enfer.« Deux choix s’offraient à moi », explique Sara Rivka, « attendre qu’il me tue,ou me tuer. Je n’avais tout simplement nulle part où aller. » C’est là que BatMelech intervient. En retrait de la route et protégé contre les visiteursindésirables par une barrière de sécurité et des caméras, le bâtimenttentaculaire est un havre de paix où, épuisées, ces femmes brisées et leursenfants peuvent enfin guérir et se reconstruire. Fondée en 1995, l’organisationa vu le jour un peu par hasard. Noach Korman, un avocat spécialisé dans ledroit de la famille, s’occupait de papiers de divorce de routine d’une clienteultraorthodoxe à laquelle il a demandé son adresse. « Je n’en ai pas », a été saréponse.
Et pour cause… Il est apparu que la jeune femme avait fui sa maison et son mariviolent et n’avait nulle part où aller. « Elle a poussé son bébé dans sapoussette partout dans Jérusalem », se souvient Korman. « Ils ont passé desjournées dans les centres commerciaux et des nuits dans des halls d’hôtel,jusqu’à ce qu’ils soient délogés. » 

Havre de paix pour femmes brisées 

Al’époque, il n’y a pas de refuges en Israël pour les ultra-religieux. Et, endépit de situations difficiles, ces jeunes femmes demeurent résolues à ne pasvouloir exposer leurs enfants à la télévision, ni à les voir jouer de lamusique durant le shabbat, ce qui pourrait se produire dans des centresd’hébergement laïques. Une cacherout pas assez rigoureuse, la perspective de croiserd’autres femmes bras et tête nue dans un foyer temporaire, non. Beaucoupd’ultraorthodoxes en souffrance préfèrent dormir dans la rue.

« Je ne pouvais pas la laisser sortir de mon bureau avec nulle part où aller »,explique Korman, « J’ai passé des coups de fil, sans succès ». Finalement lamaman et le bébé seront logés chez une femme âgée, en échange de soins. Unesolution provisoire et précaire, sans vision à long terme.
Korman décide alors d’agir. D’abord, il contacte un centre d’hébergement laïc deJérusalem, qui a contribué énormément à la planification d’un équivalentreligieux. La providence a voulu qu’au même moment, une mère américaine defilles nouvellement religieuses se soit rendue en Israël et soit incitée àdonner des fonds. Bat Melech est né qui deviendra bientôt devenu trop importantpour ses locaux de Jérusalem et devra déménager à Beit Shemesh. Aujourd’hui, ilconstitue un véritable havre de paix avec son cadre bucolique. En cours derénovation, il accueille 12 femmes et leurs enfants.
« J’étais terrifiée à l’idée de venir dans ce refuge », avoue Sara Rivka,souriant à ce souvenir. « Le mot évoquait l’image d’un sous-sol humide avec desmurs en béton. Je ne savais pas à quoi m’attendre. » En fait, le centred’hébergement Bat Melech dispose de chambres lumineuses et aérées avec vue surles arbres et le ciel. La salle à manger est spacieuse et accueillante, et lacrèche, emplie d’objets gais et colorés. Chaque unité familiale dispose d’unechambre et de sa propre salle de bains, et de lits gigognes de manière à donnerà chaque enfant un petit espace bien à lui pour la nuit. Chaque mère estresponsable des repas de ses enfants, avec, à disposition, d’énormesréfrigérateurs ; le déjeuner de midi est consommé collectivement et cuisiné parune femme différente chaque jour. La buanderie, qui comprend une seule machineet un sèche-linge, est toujours occupée : il est prévu d’installer une deuxièmelaverie à l’issue des travaux.
Des psychologues, ergothérapeutes, travailleurs sociaux et policiers sontconstamment à disposition pour apporter soins et soutien. Car il y a toujoursun problème à traiter. Pendant leur séjour, qui dure environ sept mois, lesfamilles sont prises en charge et l’équipe du centre s’investit pour les aiderà se reconstruire, retrouver le sourire, être assez fortes pour vivre seules etgagner en autonomie. Sur les 14 centres d’hébergement recensés en Israël, dixsont laïques, deux sont exclusivement réservés aux femmes arabes, et deux sontdédiés aux ultraorthodoxes.
La vie après Bat Melech 

Selon le directeur de Bat Melech, les refuges laïcs,qui s’adressent à toutes les femmes sans distinction de croyance ou de couleurde peau, ont un taux de réussite de 50 % de femmes qui réussiront à mener unevie indépendante. Les autres reviendront finalement vers leurs maris, pourparfois se retrouver de nouveau dans des refuges, sans pouvoir sortir du cercleinfernal de la violence.

Les trois quarts des réfugiées « diplômées » de Bat Melech ne reviennent pas àleurs maris, bien que la vie puisse s’avérer difficile aussi en solo. SaraRivka subsiste avec 3 000 shekels de pension alimentaire et un autre revenu de1 200 shekels d’aide à l’enfance par mois. Après avoir payé le loyer, il restequelques centaines de shekels par personne et par mois. Les bons d’alimentationaident un peu, travailler s’avère un exercice d’équilibre délicat où il fautsavoir jongler entre la perte des allocations-chômage et une petite plus-valuesalariale.
Bat Melech accompagne souvent ses « anciens », même après leur départ du lieusûr (et gratuit) que représente le centre : aide pour trouver du travail etoreille attentive en cas de besoin. Conseils pratiques, écoute. Le besoin estgrand. « Mon pire cauchemar », confie le directeur, « c’est lorsqu’une chambreest disponible et que je dois choisir dans la liste d’attente – une jeune mèredésespérée avec un bébé ou une femme plus âgée avec six enfants scolarisés. Unchoix presque impossible. » Alors faudrait-il, pour cette nouvelle année,ajouter une prière à toutes nos requêtes ? Oui. Que l’on n’ait plus besoin derefuges. Que nous puissions vivre dans un monde où les femmes soientrespectées, qu’elles soient riches ou pauvres, en jupes et têtes couvertes ouen bikinis, et que le vrai shalom bayit soit une réalité pour toutes. Amen.