Un petit Etat juif dans un coin de Cisjordanie

Dialogue à deux voies avec une brillante Palestinienne aux idées étranges

eudinante (photo credit: Marc Israel Sellem)
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(photo credit: Marc Israel Sellem)
Chaque année, j’interviewe des candidats qui veulent intégrer un collège aux États-Unis. En règle générale, ce sont soit des étudiants américains en Israël pour une année sabbatique, soit des Israéliens fraîchement démobilisés qui veulent intégrer une école américaine. C’est donc sans trop de curiosité que j’ai ouvert l’e-mail contenant les noms et adresses des deux étudiantes que je devais rencontrer. C’est alors que j’ai vu que l’une des candidates venait de Jérusalem-Est et l’autre de Ramallah. Ce qui, pensais-je, pourrait devenir autrement plus intéressant.
La candidate de Ramallah est arrivée en compagnie de son père. Impeccablement habillée, parlant un anglais presque parfait dépourvu de tout accent perceptible (pour avoir vécu à l’étranger un certain nombre d’années), elle était intelligente, curieuse, affable et intéressante. Elle a parlé de manière tout à fait articulée de la difficulté de revenir à Ramallah, en septembre 2000, au tout début de l’Intifada.
Des tanks étaient postés près de chez elle, m’a-t-elle dit, et il y avait des soldats partout. Sous les couvrefeux et la peur, la vie était très différente de celle en Occident. Puis nous avons parlé des livres qu’elle lisait, des sciences et de la littérature qu’elle étudiait. Il m’a fallu seulement quelques minutes pour comprendre que j’allais lui écrire une excellente recommandation.
J’aurais pu me contenter de la remercier d’être venue, mais son père n’était pas encore revenu la chercher, et, de toutes façons, je voulais lui poser des questions sur les choses qui importent vraiment. Combien de fois m’est-il donné, après tout, de m’asseoir avec une jeune femme brillante de Ramallah, élève d’une école réputée (qui, me dit-elle, permet aux étudiants exceptionnels de la bande de Gaza à “assister aux cours” via Skype), insatiable lectrice, abonnée à Internet et dotée d’une telle ouverture d’esprit ?
Et de son côté, quand a-t-elle l’occasion de se trouver avec un Juif coiffé d’une kippa, dans un bureau tapissé de livres, et de discuter avec lui de centres d’intérêt communs ? Pour nous deux, c’était une rencontre quelque peu inhabituelle. C’est pourquoi je lui ai demandé si nous pouvions parler d’une question totalement hors-sujet, sans incidence aucune sur mon évaluation. Elle a acquiescé.
Israël-Palestine 2032
“Imaginez que nous sommes en 2032”, ai-je commencé. “Vous n’avez pas 18 ans, mais 38. Vous vivez à Ramallah, et la situation dans cette partie du monde est plus ou moins ce qu’elle est aujourd’hui. La seule différence, c’est que vous êtes aux commandes. Vous déterminez la politique palestinienne, et pouvez faire ce que vous voulez. Comment est-ce que vous résoudriez le problème ?” Elle sourit.
“C’est compliqué”, a-t-elle répondu comme si je ne le savais pas. Elle s’est pourtant lancée dans une description de ce qu’elle ferait.
Et là, pour la première fois dans cette conversation, je ne comprenais pas ce qu’elle disait. Les mots étaient clairs, mais pas les idées. J’ai donc décidé d’insister.
“Attendez”. “D’abord, parlonsnous d’un Etat ou de deux ? “Deux”, dit-elle, “bien sûr.”
“Et là où nous sommes maintenant, dans l’Israël d’avant 1967, c’est l’Etat juif ?” “Non”, dit-elle.
“Non”, mais il y a un Etat juif ?” “Bien sûr”, dit-elle, “il doit y en avoir un.”
“Mais où est-il ?”
Elle a continué à s’expliquer, mais je ne comprenais toujours pas. Alors j’ai esquissé une carte de base de la région, avec tous les repères standards, afin que nous puissions nous mettre au travail : A l’ouest, la côte, avec une petite bosse pour Haïfa. A l’est, la mer de Galilée, le Jourdain et la mer Morte. J’ai dessiné la Ligne verte, marqué Jérusalem, Tel-Aviv, Ramallah et Gaza, et j’ai dit : “OK, alors maintenant montrez-moi ce qui appartient à qui.”
Le principe de base, m’a-t-elle expliqué, est que les réfugiés des deux bords doivent être autorisés à retourner dans leurs foyers d’origine. Les droits fondamentaux de l’Homme l’exigent. Ainsi, Israël, dit-elle, devra absorber tous les réfugiés du Liban, de Syrie et de Jordanie.
Cela, comme elle l’a bien compris, représente un sacré nombre de personnes. Donc ce qui est Israël aujourd’hui, a-t-elle expliqué, ne peut-être l’Etat juif. A la place, il y aura un “Etat partagé” de Juifs et de Palestiniens. J’ai choisi de ne pas lui demander comment elle pensait que les Juifs vivraient en minorité dans un tel Etat - les choses étaient déjà assez compliquées.
“Alors, où est l’Etat juif ?”, lui aije demandé. “Prenez le crayon et ombragez la région.”
Elle a ombragé une partie de la Cisjordanie.
“L’Etat juif est en Cisjordanie alors ?”, je lui ai demandé.
“Pourquoi ?”
Les colons, les vrais réfugiés
Parce que, a-t-elle répondu, les “colons” sont les vrais réfugiés. Eux aussi sont revenus sur leurs terres ancestrales. Il ne serait pas juste de leur dire de partir. Donc, l’Etat juif se situera dans les sections de Cisjordanie où il y a une concentration de Juifs, et le reste de la Cisjordanie sera la Palestine.
Il n’y avait aucun moyen de lui dire, sans la vexer, à quel point son plan était absurde, à plusieurs niveaux. Malgré toute son instruction, et toutes ses connexions à Internet, elle ne connaissait clairement pratiquement rien du conflit, de son histoire ou des propositions actuelles de la façon d’y mettre fin. J’étais frappé qu’elle pouvait être si réfléchie, si sérieuse, si ouverte, habiter à quelques kilomètres de chez moi et vivre dans une “réalité” tellement différente.
J’ai opté pour une séance de “Je vous salue Marie”. Septembre 2000 a également été difficile pour mes enfants, lui ai-je dit, j’ai même écrit un livre sur le sujet. Si je lui donnais un exemplaire, le liraitelle ? Elle m’a assuré que oui, et trois jours plus tard, j’ai reçu un email d’elle avec une longue réponse au livre, qu’elle avait assurément lu de bout en bout. Nous avons échangé encore quelques remarques, puis elle m’a demandé de vérifier si elle serait admise à ce collège.
Je le ferai. Je l’aimais bien, et je serais intéressé de voir ce que quatre ans dans un collège américain pourront opérer sur son point de vue de cette petite région que nous appelons tous deux notre foyer.
Des semaines plus tard, je songeais toujours à notre conversation. Dans une certaine mesure, elle était encourageante. Deux personnes, des deux côtés opposés du conflit, pouvaient parler, rire, apprendre l’une de l’autre, et même rester en contact. Je crois qu’elle aussi m’aimait bien. Il y avait quelque chose de rafraîchissant dans tout cela.
Mais aussi un pan catastrophique. Où en sommes-nous si les enfants palestiniens les plus intelligents, les plus ouverts, issus des meilleures écoles, croient que l’Etat juif sera confiné dans un coin de la Cisjordanie ? Dans cette vision du monde, quelles sont les perspectives de changement pour elle ou pour mes enfants, qui, bien évidemment, habiteront cette région ensemble ?
 Le dernier livre de Daniel Gordis, Sauver Israël : Comment le peuple juif peut gagner une guerre sans fin (Wiley), a remporté le Prix 2009 du National Jewish Book.
Blog : danielgordis.org