Plutôt deux fois qu’une

Tout s’est décidé à la dernière minute. Mais après le grand concert de 2008 au parc de Raanana, Bruel avait promis un autre rendez-vous à ses fans. Il s’est produit les 27 et 28 décembre dernier à Tel-Aviv

‘Tu me suis sur les côtés quand je me lève”, lance-t-il à l’attention de la lumière. A plus d’une heure de son premier concert à l’amphithéâtre Smolarz de l’université de Tel-Aviv, Patrick Bruel répète. Teste guitare, voix, clavier. Bouleverse, jusqu’à la dernière minute, l’ordre des chansons. L’équipe, aux aguets, suit. Il faut dire que la petite formation a appris à se connaître, depuis deux ans qu’elle bourlingue à travers les océans. Tel-Aviv est une des dates ultimes de la tournée intimiste, Seul ou presque, qui se joue à guichet fermé sur tous les continents.

 

Artiste accompli, chanteur passé maître dans l’art de la scène, Bruel est intransigeant. Le souci du moindre détail, qui fait sans doute des grands. A ses côtés, Roman (Romy) Chelminski, son guitariste franco-américain, reste zen. “Il vaut mieux avec Patrick”, lance-t-il joyeusement. Celui qui écume les salles et fait chavirer les coeurs depuis plus de deux générations serait-il un anxieux de nature ? “Non, mais il est speed”, rétorque Chelminski, jeune talent en devenir, compositeur à ses heures qui, outre Bruel, a déjà pincé des cordes aux côtés de Cyril Paulus ou Christophe Wilhem.

Et de fait, sur cette scène de la Ville blanche, tout va très vite. Quelques accords de Combien de murs et le verdict tombe : “Bien sûr qu’on la fait celle-là”. Un des tubes du groupe Abba n’aura pas le même sort, “pas assez de temps pour répéter”. Tel un magicien, Bruel sort les titres de son chapeau, parfois à la guitare, tantôt au piano, mais toujours avec cette voix de ténor qu’il cultive depuis ses débuts. Vif comme un homme-orchestre, il pose l’oeil sur tout. “Faudra régler l’éclairage, là, ça aveugle le premier rang”. Replacer le prompteur qui tombe, régler le son des micros, accorder le piano “qui racle”.
Laissez-venir à moi les spectateurs !

 

Une heure avant le spectacle, l’équipe de sécurité débarque. Une horde de malabars soviétiques, taillés dans le roc, plutôt patibulaires. Bruel s’exprime en anglais avec le responsable : “Laissez les gens descendre pendant le spectacle, si vraiment je vois que ça ne va pas, je vous fais un signe, mais en général tout se passe bien !”. Les répèts reprennent avec Lâche-toi, dont le public aura droit à une interprétation plutôt libertine.

Reparti tout le long de la scène, un serpentin de gardiens de sécurité, bras croisés, prêt à en découdre avec le flot de fans qui ne va pas manquer de déferler dès l’ouverture des portes. Bruel s’impatiente. “Non, ça ne va pas là. On peut pas jouer comme ça. Ne restez pas devant la scène”. Bonhomme, il prend à partie la fan de toujours et les deux/trois journalistes présents dans la salle. “C’est vrai, non ?”

Car sa marque de fabrique, c’est la proximité avec le public. Bruel n’est pas une star de légende, mais un chanteur populaire. Il aime les mains tendues depuis la fosse, la connivence avec la salle. “Calme-toi”, se plaît-il à répéter quand une bande d’adolescentes s’époumone en accentuant la voyelle de son prénom, comme celles qui pourraient être leurs mères le faisaient déjà 20 ans auparavant.

A 52 ans, Patrick séduit toujours autant les femmes, jeunes surtout, mais pas seulement. “Il y a toujours eu des fans et des groupies, à toutes les époques”, note-t-il. Les siennes s’organisent parfois pour une tournée d’une semaine entre copines, ou un concert unique à . Est-ce qu’il en a assez qu’on le présente comme un chanteur pour midinettes ? “Mais ce n’est pas le cas, regardez dans la salle, vous verrez des gens de tous âges. Des jeunes filles qui amènent leurs frères, des femmes leurs maris, toutes générations confondues”. Et de fait, à Tel-Aviv, le public est panaché. Des couples, la cinquantaine ou plus, des amis d’enfance, une dizaine d’années de moins, et bien sûr, les éternelles adolescentes qui se renouvellent au fil des ans, celles qui payent le moins mais en voient le plus, pour descendre du poulailler se coller à la scène, dès le premier tempo relevé.
A livre ouvert

 

21 heures, lever de rideau. Bruel a troqué jean et baskets pour une tenue en noir, la couleur qu’il porte sur scène depuis toujours et fait son entrée en guitare. “Shalom ! Toda raba !” Quelques mots en hébreu et le public est conquis. “C’était particulièrement chaud ce soir”, concédera Romy à la fin du spectacle. “Merci d’être là”, poursuit Bruel, qui remercie les spectateurs d’avoir répondu présents aussi vite. Décidé début décembre par l’intrépide producteur David Stern et son équipe de Lollyprod, le concert d’un soir a vite dû voir double pour répondre à la demande du public.Avec, cerise sur le gâteau, la participation exceptionnelle de Rita le premier soir et de Lior Narkis, le second.

Petit pas de côté entre la guitare et le piano, et Bruel de déclarer, facétieux, “rassurez-vous, ce sera la seule chorée du spectacle”. Assis sur son tabouret, il se raconte en musique. Il a toujours tout partagé avec ses fans. Ses chansons sont autant de tranches de vie, souvenirs d’enfants, galères d’adolescents, amours, émois et trahisons. Il ne cache rien, de la femme qu’il a connue voilà trente ans à qu’il a quittée récemment. Aujourd’hui, après quelques instants confessions autour de la sortie de son livre, Conversation avec Claude Askolovitch, il revendique de bonnes relations avec la presse et affirme avoir définitivement relégué au placard les coups de plume d’antan : “Oui, certains sont allés trop loin, mais c’est du passé.” Et prosaïque : “Si vraiment ça dérape, on fait un procès et puis c’est tout.” Quant à des fans parfois trop envahissants, il concède : “Cela fait partie du jeu.” Avant de planter, lucide, son regard vert dans vos yeux : “Je ne vais pas jouer à la star éprouvée. C’est fabuleux cet amour du public.”
Un amour inconditionnel, qui ne se dément pas. Aujourd’hui encore, comme à ses débuts, un gigantesque choeur surgit de la salle dès que le chanteur entame les incontournables : Marre de cette nana-là, Alors regarde, ou l’envie de se Casser la voix, “quand les hommes ne se conduisent pas en hommes”, entonnée en hommage à Lee Zeitouni.
Homme de position

 

Mais aussi Combien de murs, un tube écrit suite à la chute du mur de , et “qui n’a jamais cessé d’être d’actualité depuis”. Et de faire référence au Printemps arabe. “Que se cache-t-il derrière ces murs qui tombent ?”, s’interroge-t-il dans la chanson. “Ce serait formidable si, autour de cette merveilleuse démocratie qu’est Israël, des démocraties arabes voyaient le jour”. exulte. “Mais on en est loin”, poursuit-il...

Chanteur engagé, Bruel a toujours distillé des messages, politiques ou humanistes, sur scène ou les plateaux télé. Même s’il affirme ne jamais savoir à l’avance ce qu’il va dire.
Côté politique, il n’a jamais caché son positionnement : à la gauche de l’échiquier, des deux côtés de la Méditerranée. En , il a toujours voté socialiste, “sauf en 2002 et 2007, parce qu’il n’y avait pas le choix”. Lors des précédentes élections, il avait ouvertement pris position pour Nicolas Sarkozy après s’être déclaré “orphelin quand Ségolène Royal a été investie par les Socialistes”. Et en 2002, c’était pour Jacques Chirac : son opposition publique à Jean-Marie Le Pen remonte au milieu des années 1990, quand, lors de ses tournées, il avait boycotté les municipalités frontistes.
Aujourd’hui, il ne voit en Marine, la fille, rien d’autre que la digne héritière du père. Ni plus modérée, ni moins redoutable. Que pense-t-il de ses tentatives de séduction de l’électorat juif ? “C’est très grave”, répond-il, “il ne faut pas oublier que le Front national s’inscrit dans le prolongement d’Ordre nouveau”.
En Israël, Bruel se réclame de la longue tradition travailliste. Du camp de la paix. Mais attention, pas d’angélisme excessif chez celui qui avait en son temps quitté les rangs de SOS Racisme, parce qu’il trouvait leur position pacifiste “naïve et dangereuse”. “Ma position est claire”, déclare Bruel qui se refuse toutefois à toute ingérence : “Je suis pour une solution à deux Etats, pour la création d’un Etat palestinien, mais sans concéder quoi que ce soit à la sécurité d’Israël”.

 

Le spectacle se termine. “A l’année prochaine à Jérusalem”, crie-t-on, des premiers rangs. “Pourquoi pas ?”, rétorque l’artiste. “Dans un an, à Jérusalem, dans un Israël tolérant”. gronde. “Dans un Israël tolérant et intelligent, c’est ça l’idée”. Quelques grincements de dents. Parmi ce public essentiellement originaire de France, l’allusion passe mal. En interview, Bruel explique : “Je faisais référence aux extrémismes religieux qui font la une de l’actualité. Je pensais qu’il s’agissait de cas isolés, mais apparemment, c’est plus grave que ça”.
Personne ne lui tiendra rigueur de l’allusion. En témoignent les nombreux rappels. Pour un concert organisé en quelques semaines, c’était un pari fou, mais un pari réussi, ponctue un spectateur trentenaire, qui attend de pied ferme le nouvel opus de la star, prévu prochainement et dont un premier extrait interprété sur scène a déjà fait sensation. Alors, comme l’artiste le chante lui-même si bien, A tout à l’heure.