Au musée du Luxembourg

Quand une visite au musée fait du bien à l’âme. Réflexions sur l’art et la notion du beau.

P24 JFR 370 (photo credit: Chagall)
P24 JFR 370
(photo credit: Chagall)

«Quel bonheur devoir ces tableaux ! », lui dit Julia en sortant de l’exposition Chagall, quivenait d’ouvrir ses portes au musée du Luxembourg. « C’est comme la musiqueclassique, cela fait du bien à l’âme ! Ne trouves-tu pas ? » Ces mots simplesréveillèrent en lui le souvenir d’une autre exposition – celle de Matisse, auGrand Palais – qu’ils avaient visitée ensemble, plus de vingt ans auparavant,alors qu’ils étaient tous les deux étudiants à Paris.

L’exposition Chagall était disposée selon un ordre chronologique, quipermettait de suivre l’évolution de l’inspiration de l’artiste : ses débuts enRussie, son séjour parisien avant la première guerre mondiale, son retour aupays natal, puis ses pérégrinations jusqu’aux années de guerre et au-delà. Lestableaux – dont beaucoup lui étaient familiers, pour les avoir souvent vus enreproduction, dans des livres ou sur des cartes postales – avaient ravivé legoût des belles choses qui l’avait toujours habité, mais auquel la viequotidienne laissait peu d’occasions de s’exprimer.

En sortant du musée, ils prirent un thé, puis firent quelques pas dans lesallées du jardin du Luxembourg. S’arrêtant devant la statue de Bourdelle,représentant un Beethoven au visage fermé et délavé par la pluie, dont latristesse était encore accrue par le temps maussade, inhabituel pour un mois dejuin à Paris, il se remémora une rencontre récente avec son amie Aude àJérusalem. Lorsqu’il lui avait demandé si elle avait déjà assisté aux concertsclassiques gratuits, au théâtre de Jérusalem, elle lui avait répondu qu’elle yavait été une seule fois, mais qu’elle avait été déçue.
En effet, le violoniste qui interpr était le trio à cordes de Beethoven étaitun petit gros moustachu, alors qu’elle se l’était représenté, avant de serendre au concert, sous les traits d’un beau jeune homme, mince et élancé…L’idée que le violoniste aurait dû être un bel homme, une sorte de princecharmant, avait évidemment quelque chose de naïf et de presque enfantin ! Celaétait d’autant plus surprenant dans la bouche d’Aude, que celle-ci manifestaiten général une attitude très réservée, et quasiment pudibonde à l’endroit deschoses de l’amour.
« Pourtant, cette conception platonicienne de l’adéquation entre le Bien et leBeau n’avait-elle pas son pendant dans le judaïsme également ? » (Au momentmême où il se posa tout haut la question, adossé au buste de Beethoven, sous leregard amusé de son amie, il revit soudain la figure de leur professeur dephilosophie, Irigoyen, disparu quelques années auparavant mais dont le souvenirétait resté vivace, tant il avait marqué plusieurs générations d’étudiants).
« En effet – il poursuivait sa réflexion à voix haute – le Talmud ne parlait-ilpas de la beauté d’un de nos Sages, rabbi Yohanan, qui se postait à la sortiedu mikvé – le bain rituel fréquenté par les femmes – pour que celles-ci lecontemplent et aient de beaux enfants ? » Julia éclata de rire en le voyantmimer le beau rabbin s’exposant au regard des femmes, et l’écho de ce rirejuvénile le ramena au temps joyeux où ils s’étaient connus, quand ilsfréquentaient une association d’étudiants juifs.
A l’opposé de cette conception juive et platonicienne, l’art occidental avaitprogressivement renoncé à toute prétention au Bien, et même au Beau. Car, siles tableaux de Chagall – y compris les plus violents, comme ces Crucifixionsqui avaient fait scandale à son époque – faisaient du « bien à l’âme », commedisait Julia, que dire de cette autre exposition qui se tenait dans un grandmusée parisien, où les objets d’art étaient les portraits photographiques de «martyrs » palestiniens, auteurs de sanglants attentats suicide ? Pouvait-onimaginer un dévoiement plus total de l’art ? Cette pensée assombrit son visageet dissipa le sentiment de joie profonde qui l’avait envahi en visitantl’exposition Chagall aux côtés de la jeune femme.
Le but de l’artn’était pas, en effet, de faire passer un « message » politique ou autre (etencore moins de faire l’apologie du terrorisme !), mais bien d’exprimer lemonde intérieur et personnel de l’artiste. En quoi des portraits de terroristesavaient-ils une quelconque valeur artistique ?
En se faisantcette réflexion, alors qu’ils longeaient le bassin du Luxembourg où il avaitjadis – c’était il y a si longtemps que cela lui paraissait être dans une autrevie – fait voguer des voiliers en bois, et plus tard emmené ses enfants pour selivrer au même divertissement, il repensa à la prière que Chagall avaitadressée à Dieu, quand il était encore un peintre débutant, avant de quitterVitebsk pour gagner Paris : « Dieu, Toi qui te dissimules dans les nuages, ouderrière la maison du cordonnier, fais que se révèle mon âme, âme douloureusede gamin bégayant, révèle-moi mon chemin. Je ne voudrais pas être pareil à tousles autres: je veux voir un monde nouveau. » Et Dieu l’avait exaucé ! Nonseulement Chagall avait créé un style singulier et vu un monde nouveau, mais ilavait été capable de le transmettre avec une force et une originalité quifaisaient de son œuvre l’horizon indépassable de l’art juif au vingtièmesiècle…
Ce n’est quelorsque Julia – dont le sourire avait gardé toute la fraîcheur de leur jeunesse– lui proposa d’emprunter la sortie rue Médicis, de l’autre côté du Luxembourg,pour rejoindre le Quartier latin et les rues où ils avaient souvent flânéensemble autrefois, qu’il se dérida enfin et put répondre à sa question: « Oui,tu as entièrement raison ! Cela fait du bien à l’âme… » Et il ajouta, employantune expression hébraïque : « Cela rassasie mon âme ».