La rationalité iranienne : une leçon de Robert McNamara

Même si l’Iran était rationnel, rien ne garantit qu’il ne prenne de mauvaises et dangereuses décisions

mcnamara (photo credit: Reuters)
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(photo credit: Reuters)
Si l’on prend en compte leur idéologie apocalyptique, la rationalité des dirigeants iraniens est pour le moins douteuse. Et même si l’on suppose que le régime soit un acteur rationnel, rien ne garantit qu’il ne prenne de mauvaises décisions, ou ne commette des erreurs coûteuses.
Ces derniers mois, le débat porte sur la question de savoir si les dirigeants iraniens en possession d’armes nucléaires se comporteront de manière sensée. Ce doute sur leur rationalité renferme des implications politiques sur la possibilité de vivre avec un Iran nucléaire.
Les partisans d’une irrationalité iranienne soulignent le facteur religieux et la vision apocalyptique du monde qui entrent en compte dans la prise de décision du régime des Mollahs, et soutiennent que la dissuasion ne fait pas le poids face à l’idéologie. Le retour de l’Imam caché, le Mahdi, est un élément central de nombre de déclarations d’Ahmadinejad. Selon le président iranien, ce retour est imminent, et doit se produire après un chaos mondial. Ahmadinejad a même prié pour qu’il soit exaucé dans l’un de ses discours à l’Assemblée générale des Nations unies :
“O Seigneur Tout-puissant, je te prie de hâter l’émergence de Votre dernier dépositaire, le Promis, cet être humain parfait et pur, celui qui inondera ce monde de justice et de paix.”
Pis encore, des signes montrent qu’Ahmadinejad est convaincu qu’il lui incombe d’agir pour hâter le retour du Mahdi. Après avoir remporté les élections en 2005, il avait ainsi fait savoir que la “mission principale de la révolution islamique est de paver la voie de la réapparition du Mahdi.”
Ceux qui croient que l’Iran nucléarisé agira de façon rationnelle partent du principe que la dissuasion jouée par la force de seconde frappe de l’Occident suffira pour taire la menace. Les dirigeants iraniens étant des gens rationnels, ils saisissent parfaitement que les représailles seraient dévastatrices. Fareed Zakariah, par exemple, établit des parallèles historiques dans son récent article du Washington Post : “Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’Union soviétique se rapprochait de la capacité nucléaire, les Etats-Unis ont été saisis d’une panique qui a duré des années.”
Tu me tues, je te tue
“Tout ce que dit Israël sur l’Iran aujourd’hui a été dit sur l’Union soviétique. Elle a été taxée de régime radical, révolutionnaire, opposé à toute valeur précieuse à nos yeux, déterminé à renverser les gouvernements du monde occidental en vue d’ériger un communisme mondial. Nous avons perçu Moscou comme irrationnelle, agressive et totalement indifférente à la vie humaine. Après tout, Joseph Staline venait de sacrifier le nombre ahurissant de quelque 26 millions de vies soviétiques dans la lutte de son pays contre l’Allemagne nazie.”
Les Soviétiques, les Nord-Coréens et les Pakistanais, poursuit Zakariah, ont tous fait marche arrière de crainte d’une destruction mutuelle. Selon lui, le régime iranien n’est pas moins rationnel, et il ne sera pas le premier à introduire des armes nucléaires. Et de suggérer que, tout comme les Etats-Unis ont appris à vivre avec les armes nucléaires soviétiques, Israël devra en faire de même avec l’Iran.
Le concept de destruction mutuelle assurée (MAD) avec l’Union soviétique a été pour la première fois décrit en détail dans un discours prononcé par l’ancien secrétaire à la Défense Robert McNamara il y a 50 ans. La théorie de MAD veut que chaque partie détienne suffisamment d’armes nucléaires pour détruire l’autre, et que chacune dispose d’une capacité de seconde frappe qui permettrait des représailles de force égale ou supérieure. L’idée de destruction assurée implique qu’il serait donc irrationnel de lancer une attaque nucléaire, qui conduirait inévitablement à sa propre destruction.
La théorie de MAD a été mise à l’épreuve la même année, en octobre 1962, lorsque l’Union soviétique a déployé des missiles dotés d’ogives nucléaires à Cuba sous Fidel Castro. Beaucoup ont alors fait observer que le monde n’avait jamais été aussi près d’une guerre nucléaire qu’en ce temps-là.
“A un chouia de la destruction totale “
En 2003, se produisait un film documentaire américain intitulé The Fog of War (le brouillard de la guerre) : Onze leçons de la vie de Robert S. McNamara. Au coeur du sujet : un entretien avec l’ancien secrétaire à la Défense McNamara. Sa deuxième leçon - “La rationalité ne nous sauvera pas” - s’inspirait de son expérience pendant la crise des missiles cubains.
Je tiens à dire - et cela est très important - que finalement, nous avons eu de la chance. C’est la chance qui nous a évité de justesse une guerre nucléaire. Des individus rationnels : Kennedy était rationnel ; Khrouchtchev était rationnel ; Castro était rationnel. Des individus rationnels donc étaient à un chouia de la destruction totale de leurs sociétés.
Et ce danger existe aujourd’hui.
McNamara nous livre la principale leçon de la crise des missiles de Cuba : “la mixtion aléatoire de la faillibilité humaine et des armes nucléaires en viendra à détruire les nations.” Dans le documentaire, McNamara évoque une rencontre en janvier 1992 avec Fidel Castro à La Havane, Cuba, lorsque l’Américain a enfin découvert la quantité exacte d’armes - 162 ogives nucléaires - stockées sur l’île par les Soviétiques. Fort de cette connaissance, le secrétaire a posé trois simples questions à Castro : “N ° 1 : saviez-vous que les ogives nucléaires étaient là ? N ° 2 : si oui, auriezvous conseillé à Khrouchtchev de les utiliser dans le cas d’une attaque des États- Unis ? N ° 3 : s’il les avait utilisés, que serait-il arrivé à Cuba ?” Selon McNamara, Castro a répondu : “N ° 1 : Je savais qu’ils étaient là. N ° 2 : Je n’aurais pas, j’ai déjà, recommandé à Khrouchtchev de les utiliser. N ° 3 : Ce qui serait arrivé à Cuba ? Il aurait été totalement détruit.”
Le brouillard de la guerre...
Le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, William Hague, a récemment averti d’une nouvelle guerre froide, ajoutant qu’au Moyen-Orient un tel scénario serait catastrophique car la région n’est pas nécessairement parée de tous les “mécanismes de sécurité”. Mais même pendant la Guerre froide américano- russe, comme McNamara le confirme, la chance, seule, a sauvé le monde d’une guerre nucléaire.
En 1964, la résolution du Golfe du Tonkin a été adoptée par le Congrès, telle une justification légale aux yeux du président Lyndon Johnson pour déployer des forces américaines dans le nord du Vietnam, suite à un rapport sur des attaques de torpilles contre les bateaux américains les 2 et 4 août.
En 2005, des documents déclassifiés concluaient qu’au premier incident, ce sont les Américains qui ont ouvert le feu les premiers, et non Vietnamiens. En ce qui concerne le 4 août, aucune attaque n’a eu lieu cette nuit-là, des images radar probablement inexactes étaient à l’origine de la confusion.
Même si l’on suppose que le régime iranien est un acteur rationnel, il n’existe aucune garantie qu’il ne prenne de mauvaises décisions, ou commette des erreurs coûteuses. Parfois, des décisions peuvent être parfaitement rationnelles, mais fondées sur des perceptions, des hypothèses erronées, une mauvaise interprétation des agissements de l’autre partie, ou sur de faux renseignements.
D’où l’expression qui décrit l’incertitude considérable entourant les conflits militaires : le brouillard de la guerre.
La rationalité ne nous sauvera pas.
 L’auteur est coordonnateur de projet au Centre pour les Affaires publiques de Jérusalem.