Monde arabe Tunisie : nouvelle Constitution pour nouvelle ère ?

Après deux ans de tergiversations, le pays meneur du Printemps arabe se dote d’une nouvelle Constitution. Entre avancées et paradoxes

Parlement tunisien lors de l'adoption de la Constitution (photo credit: REUTERS)
Parlement tunisien lors de l'adoption de la Constitution
(photo credit: REUTERS)

Adoptée le 26 janvier 2014, la Constitution tunisienne est entrée en vigueur le 10 février. La Tunisie, point de départ des révolutions arabes, a bien négocié son virage démocratique. Elle revient de loin : après l’Indépendance, Habib Bourguiba est devenu le premier président de la République tunisienne en 1957. Modernisateur non moins despote, l’héritage de ses trente ans de règne a durablement marqué le pays. Il fut destitué par le coup d’Etat de son Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali en 1987, qui après 24 ans de dictature, a été renversé par le peuple le 14 janvier 2011. Fin octobre 2011, les premières élections démocratiques de l’histoire tunisienne ont lieu. L’Assemblée nationale constituante est née. Guidés par un comité d’experts présidé par le constitutionnaliste réputé Yadh Ben Achour, 217 députés ont rédigé, débattu et voté la Constitution.

Un texte progressiste ?
Les Tunisiens sont fiers de ce compromis venu « d’en bas » contrairement aux réformes de Bourguiba. Une blague populaire dépeint la situation : « La Tunisie est passée de la constipation à la diarrhée ». Dans Le Monde, Yadh Ben Achour a déclaré : « Il y a quelque chose de plus important que la Constitution : l’instauration du débat public ». La démocratie est en marche, non sans quelques ratés. Tout d’abord, l’arabisation et l’islamisation de la société, répétées à l’infini. On ne compte plus les occurrences qui rappellent l’« appartenance [de la Tunisie] à la culture et à la civilisation de la Nation arabe et musulmane ». Si la charia n’est pas source de droit, l’article Ier rappelle quand même que l’islam est la religion d’Etat. Claude Sitbon, sociologue et spécialiste de la Tunisie, insiste sur les ressemblances avec la Constitution de Bourguiba de 1959. « Les Frères musulmans tunisiens sont très différents de ceux d’Egypte », rassure-t-il cependant.
Moussa Wazzen, qui a étudié en France et à New York, gère à 25 ans l’entreprise Xpatimmo à Tunis qui recherche les biens de ceux qui ont quitté la Tunisie et leurs héritiers. Il est également adjoint du Grand Rabbin de Tunisie. Pour lui, « qu’ils inscrivent l’identité arabe et musulmane dans la Constitution ou pas, cela ne change rien sur le terrain ». Lui aussi évoque l’héritage bourguibiste, mentionnant sa difficulté à lire l’arabe littéraire utilisé par l’administration, loin du patchwork dialectal local. Il tempère en se félicitant des « décisions fortes prises en très peu de temps » contre les salafistes, étrangers idéologiquement à la culture pluraliste et à l’islam ouvert tunisien.
Yamina Thabet, 23 ans, étudiante en médecine à Tunis et présidente fondatrice de l’Association tunisienne de soutien des minorités (ATSM), souhaiterait que la mosaïque culturelle figure dans les programmes scolaires. Et de s’insurger contre l’article 39 sur l’enseignement, qui insiste lui aussi sur la consolidation de l’identité arabo-musulmane auprès de la jeunesse : « L’identité arabo-musulmane occupe déjà 60 % des manuels ». Elle demande à quoi cela sert de l’enraciner davantage et estime que cela ne fait que renforcer l’ignorance de l’Histoire du pays. « Va-t-on sacrifier des cours de biologie ou de philosophie qui risqueraient d’entrer en conflit avec cette identité ? », interroge-t-elle avant de lancer : « C’est considérer ceux qui ne sont ni Arabes ni musulmans comme étrangers ». Elle aurait préféré que l’Etat veille « à la consolidation de l’identité tunisienne et au renforcement des droits de l’Homme ». Le respect des droits de l’Homme a été exagéré par la presse occidentale, selon elle.
Des minorités oubliées
Le texte a été acclamé par les médias et les gouvernements. La Constitution tunisienne est sans conteste la plus avancée du monde arabe. Son progressisme a de quoi faire des envieux.
« La Tunisie a été sous protectorat français pendant 75 ans. Géographiquement, c’est aussi le pays du Maghreb le plus près de la France. D’où son occidentalisation », explique Claude Sitbon. Et il ajoute que, depuis le Code du statut personnel (séries de lois visant à établir une égalité homme-femme dans de nombreux domaines) promulgué en août 1956, « il y a un progrès constant du statut de la femme en Tunisie qui est incroyable ». Plusieurs articles montrent une véritable évolution du statut de la femme. Notamment les articles 34 et 46 qui inscrivent constitutionnellement, plutôt deux fois qu’une, l’obligation pour l’Etat de veiller à garantir la représentativité des femmes et d’œuvrer à réaliser la parité homme-femme dans les Assemblées élues. Combien de femmes d’autres pays en rêvent !
D’autres articles scellent les droits de l’Enfant, les droits à un environnement sain, ainsi que le droit à l’eau. La personne handicapée a également un droit de protection contre toute forme de discrimination dans l’article 48. Yamina Thabet récuse néanmoins cette image d’Epinal. Pour elle, le texte n’aurait rien de révolutionnaire, il serait plutôt une copie à 80 % de la Constitution de 1959, et surtout des droits des femmes qui compenserait le recul des droits des minorités. Son association a fait parvenir plusieurs revendications en ce sens à l’Assemblée constituante pendant les débats. L’une d’elles prônait la criminalisation de toute discrimination, dont l’antisémitisme. Cela a été refusé au motif que, pour les partis démocrates, parler de ce sujet risquait de créer la division. « En cas d’attaque contre une synagogue, on parle juste d’agression ou d’atteinte aux biens d’autrui. Idem quand on s’en prend à un homosexuel ou à un Noir », regrette la militante. Le caractère antisémite, raciste ou xénophobe n’est jamais reconnu. Thabet souligne aussi le paradoxe de l’article 6, qui lie la liberté de conscience et de croyance avec la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à celui-ci. Elle rappelle les attaques et les manifestations de salafistes après la diffusion du film Persépolis, une charge sévère contre la révolution iranienne, par la chaîne Nessma TV en 2011. « On peut craindre des agressions ou des arrestations d’artistes si leurs œuvres d’art sont considérées blasphématoires. Cet article est trop vague et donc dangereux ».
Eli Trabelsi, 35 ans, est entré en politique en 2011. Ce patriote tunisien bourguibiste revendique son judaïsme. Selon lui, les plus antijuifs ne sont pas les islamistes mais certains démocrates. Il confesse qu’une première ébauche de la Constitution en juillet 2013 prévoyait de criminaliser les rapports avec « l’entité sioniste ». Mais des laïcs ont fait remarquer qu’en cas d’accord de paix, il faudrait changer le texte, précise Moussa Wazzen. Ainsi, c’est le soutien au mouvement de libération de la Palestine qui, seul, a été gravé. Yamina Thabet indique aussi que la mention d’appartenance méditerranéenne a été sacrifiée de peur de normaliser les relations avec Israël, pourtant désirées par Bourguiba. En 2012, l’ATSM a également demandé de retirer la condition de religion pour se présenter à l’élection présidentielle au nom du principe d’égalité entre les citoyens et de la liberté de conscience et de croyance. En vain. Rome ne s’est pas faite en un jour, Tunis non plus. Malgré ses imperfections, ce texte, fruit d’un compromis, a le mérite d’avoir réuni toutes les voix du peuple tunisien. Signe incontesté du passage à une nouvelle ère. 
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