Le pilpoul talmudique

Notre parasha fixe, en son sein, le centre du Pentateuque. Il s’agit plus précisément d’un incident qui relève du pur pilpoul talmudique, comme pour souder les deux forces du judaïsme, la Torah écrite et la Torah orale

Rituel de la Shehita (photo credit: Wikimedia Commons)
Rituel de la Shehita
(photo credit: Wikimedia Commons)

La place de cet incident n’est pas due au hasard ; elle éclaire à la fois la tragédie que constitue la mort des deux fils d’Aaron en pleine inauguration du Tabernacle, et les prescriptions concernant les lois alimentaires.

La tragédie
Quiconque est au fait de l’enseignement oral doit se douter, dès le premier mot de la Parasha, qu’un malheur menace : ????, dont les deux premières lettres sont interprétées comme le cri d’une douleur anticipée : ??, vay ! En effet, comme partout où ce mot ouvre un récit, le malheur se profile ; ici, il frappe deux des quatre fils d’Aaron, Nadab et Abihou, et endeuille non seulement une famille, mais tout le peuple au moment de l’inauguration du mishkan, point culminant de l’alliance avec Dieu, instant unique de félicité collective où Dieu honore son peuple bien-aimé de sa présence rayonnante. Le huitième jour de l’inauguration du mishkan, à rosh hodesh nissan, des expiatoires, des holocaustes et des pacifiques sont offerts par les cohanim et le peuple, accompagnés d’une oblation. Le cérémonial des sacrifices se fait en grande pompe, dans l’allégresse générale. Le sang est aspergé, les graisses fumées et l’oblation brûlée sur l’autel ; puis les poitrines et la cuisse droite des pacifiques sont « balancées » par Aaron dans la tente du Rendez-vous : il consacre à Dieu ses pensées et sa volonté (la poitrine) ainsi que toutes ses forces physiques (la cuisse)1. Et pour la première fois, Aaron élève ses mains pour bénir le peuple d’une manière qui se répétera dans toutes les générations qui suivront, et qu’on nommera birkat cohanim. Enfin, les deux frères apparaissent ensemble hors du sanctuaire, et ensemble ils bénissent la nation. Le moment tant attendu arrive alors : « La gloire de l’Eternel apparaît à tout le peuple ». Cette Présence se manifeste concrètement par le jaillissement d’un feu céleste qui accélère la combustion de l’holocauste et des graisses en signe d’agrément. A ce prodigieux spectacle, le peuple éclate de joie et se prosterne à terre. Le feu humain est approuvé par le feu divin ; l’harmonie est totale, la communion parfaite !
C’est à cet instant mémorable que Nadab et Abihou se saisissent de leurs encensoirs et présentent « un feu étranger que Dieu n’a pas ordonné qu’on apporte » et sont frappés de mort instantanée.
Sans rejeter ni minimiser les multiples raisons qui ont été avancées par nos sages pour expliquer cette tragédie, il nous faut retenir en priorité la cause évoquée par la Torah elle-même, exprimée dans le verset que nous venons de rapporter. Ce feu étranger représente symboliquement la contribution humaine à l’œuvre divine, mais dans certaines circonstances, cet apport n’est pas opportun et il est considéré comme une ingérence intolérable dans la volonté du Très-Haut, comme une tentative de violer un domaine réservé, inaccessible à l’être humain, ou encore, comme une volonté de modifier et d’infléchir la parole divine. Cet apport est d’autant plus insupportable que ses auteurs sont de hautes personnalités qui doivent montrer l’exemple ; « C’est par mes proches que je suis sanctifié », précise-t-on plus loin. Cette citation n’est pas une explication de leur geste ; il faut y voir seulement la raison de la sévérité divine. Cette explication n’en exclut aucune autre ; elle en est même le fondement. Car le geste sacrilège de Nadab et Abihou dénote tout à la fois un enthousiasme déplacé, un excès de zèle, un désir de perfection, une précipitation irréfléchie, peut-être aussi la volonté de passer avant leurs aînés, Moïse et Aaron, et de les supplanter. Peut-être encore n’étaient-ils pas dans leur état normal, ivres ou assoiffés de pouvoir ? Peut-être enfin n’étaient-ils pas préparés spirituellement à recevoir la lumière de la présence divine !
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les recommandations qui suivent ce triste épisode. Afin qu’ils soient constamment en mesure de distinguer le sacré du profane, le pur de l’impur, les cohanim ne doivent pas laisser pousser leurs cheveux, ni déchirer leurs vêtements en signe de deuil ou délaisser leur tâche pour suivre un enterrement. Ils ne doivent pas non plus, pour la même raison, s’abreuver d’alcool ou de vin.
Survient ensuite un incident juridique étrange, qui oppose Moïse à son frère. Il lui reproche, à lui et ses deux autres fils, d’avoir brûlé l’un des trois expiatoires offerts le huitième jour de l’inauguration, au lieu de le consommer. Il mène même une « enquête » pour s’en assurer. Aaron lui répond alors que, dans sa situation d’endeuillé, il n’avait pas le droit de consommer cet expiatoire. Sans entrer dans les détails halakhiques bien trop complexes de cet incident, relevons que selon nos sages, Moïse reconnaît que son frère a raison et que, dans sa colère, il avait oublié un aspect de cette loi. La Torah révèle ainsi au lecteur l’existence de controverses de type talmudique, de celles qui forgeront l’enseignement du judaïsme. Le pilpoul accompagnait les préceptes de la Torah dès les origines. Signalons enfin que cet incident se situe au milieu du Pentateuque, qui se trouve plus précisément entre les deux mots, comme pour nous dire que la Torah ne saurait être comprise sans la recherche, l’interrogation, le questionnement.
Les lois alimentaires
Viennent enfin les lois alimentaires qui distinguent les animaux autorisés à la consommation de ceux qui ne le sont pas. Elles sont suivies de l’exposition de cas d’impureté consécutifs au fait de consommer, toucher, transporter un animal impur ou une dépouille d’animal. A la lecture de ce passage, nous avons le sentiment que quelque chose nous restera à jamais incompréhensible parce qu’il touche à la dimension spirituelle de l’être humain et à ses incidences sur son physique. Comment le spirituel communique-t-il avec le matériel ? Comment ce qui se passe au niveau de l’esprit et de l’âme rejaillit-il sur le corps et vice versa ? Comment définir concrètement ce qui, par l’intermédiaire du corps, atteint l’esprit et le souille ?
Les lois alimentaires et leurs dérivées sont la face négative de la pureté et la sainteté ; certains gestes, certains actes sont générateurs de pureté, d’autres provoquent l’impureté. Si ces lois ont été données uniquement à Israël, c’est qu’elles n’agissent que sur lui seul. Posséderait-il un niveau particulier de sainteté dû à sa proximité avec Dieu qui le rendrait plus sensible au pur et à l’impur ? Oui, car cette particularité est une composante de son élection par Dieu. De même que la classe sacerdotale doit respecter des lois particulières de sainteté, le peuple élu se doit d’être à la hauteur de son élection en se protégeant de l’impureté. Ce n’est certainement pas par hasard que ces lois sont intégrées dans le corpus sacerdotal ; elles sont de la même nature, et dépendent de la position et de la qualité des individus. Plus l’individu occupe une fonction élevée, plus il est soumis aux aléas de l’impureté. Et pour bien montrer que celle-ci s’attaque à ce qui est saint, notre Parasha se termine par cette phrase : « Sanctifiez-vous et vous serez saints, car je suis saint, moi ; ne rendez pas impurs vos personnes par tous ces rampants qui se meuvent sur la Terre » (Lév. XI, 44) et rappelle la sortie d’Egypte et le devoir de distinguer le pur de l’impur.