Les riches et les pauvres : entre le marteau et l’enclume

Le fossé entre riches et pauvres ne cesse de s’élargir. Il fragilise le délicat tissu social si essentiel à la survie d’Israël.

L'économiste Français Thomas Piketty (photo credit: REUTERS)
L'économiste Français Thomas Piketty
(photo credit: REUTERS)
L’année 2013 a encore été difficile pour la classe ouvrière en Israël et dans le monde. Les Israéliens ont dû lutter contre la stagnation des salaires, le coût de la vie élevé, le prix des logements faramineux, l’endettement hypothécaire et un ralentissement de l’économie.
Cela s’est ressenti dans la forte baisse de la consommation au premier semestre 2014. A l’étranger, l’Europe est encore en pleine récession et le niveau de vie en Occident reste inférieur à celui d’avant la crise de 2007.
Mais, pour les riches, 2013 est une fois de plus une année record. Selon le rapport 2014 sur la richesse mondiale du Boston Consulting Group, la fortune financière privée a augmenté de près de 15 % l’an dernier, à l’échelle internationale, et s’élève maintenant à 152 000 milliards de dollars, soit plus du double du produit intérieur brut mondial. Par ailleurs, selon le quotidien économique The Marker, les 500 personnes les plus riches d’Israël ont réussi encore mieux que leurs homologues étrangers : leur fortune a augmenté de plus de 18 % en 2013 et s’élève à 110 milliards de dollars.
Malgré les protestations sociales, la législation et la prise de conscience accrue de l’écart entre riches et pauvres, le fossé continue à se creuser tant en Israël et à l’étranger. Quelle en est la raison ?
Rien de nouveau sous le soleil
Quelques réponses se trouvent dans un nouveau livre polémique de 696 pages, intitulé Le Capital au XXIe siècle, par l’économiste et professeur français Thomas Piketty, de l’Ecole d’économie de Paris (il est également directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris).
Piketty a réalisé l’étonnante prouesse d’écrire un livre d’économie aussi ennuyeux que Le Capital de Karl Marx. Malgré cela, il occupe une improbable huitième place sur la liste des best-sellers d’Amazon.
Paru en français, le livre de Piketty a été traduit en anglais chez Belknap Press, de Harvard, qui n’a jamais connu dans son histoire un best-seller plus important ou plus inattendu. Le livre de Piketty a ainsi été largement commenté dans la presse israélienne avant même la parution de la traduction en hébreu.
Rien de bien nouveau dans le message central de l’ouvrage : « Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent ». Mais Piketty et son collègue Gabriel Zucman, un professeur de la London School of Economics, ont minutieusement collecté et traité une gigantesque base de données sur la richesse mondiale, montrant que bientôt (ou déjà) une poignée de milliardaires détiendra à peu près tout ce que l’on peut imaginer. Ce sont cependant les preuves qu’il apporte sur la concentration des richesses mondiales qui confèrent au livre de Piketty un impact aussi puissant. Des preuves tout à fait tangibles, car fondées principalement sur les relevés d’impôt sur le revenu des entreprises.
Voici, en bref, ce que Piketty a vraiment voulu dire et pourquoi cela revêt une telle importance pour Israël, au regard de l’écart grandissant qui se creuse ici entre riches et pauvres. Le dialogue qui suit est imaginaire, mais reflète ce que Piketty aurait sans doute déclaré si cette conversation avait vraiment eu lieu.
Les riches thésaurisent, les pauvres dépensent
Pr Piketty, quelle a été le motif principal qui a conduit à votre réécriture du Capital de Marx ?
Piketty : Ce que j’appelle « bêta », le ratio du capital par rapport aux revenus, au niveau des nations, a d’abord chuté entre 1914 et 1950, mais a fortement augmenté au cours des 60 dernières années.
Pourquoi le capital a-t-il augmenté plus rapidement que le revenu ?
Parce que le taux moyen de rendement sur le capital investi, d’environ 8 %, est beaucoup plus élevé que la croissance de la production économique et du revenu mondial.
Le capital a explosé en raison de l’urbanisation et de la hausse des prix de l’immobilier, de la flambée des actions, des grandes quantités d’argent frais imprimé par les banques centrales partout dans le monde et prêté à faible taux d’intérêt, et des nouveaux marchés de capitaux dans les pays émergents qui créent des actifs là où il n’en existait pas auparavant. La richesse mondiale du secteur privé a connu un essor fantastique l’an dernier parce que les investisseurs placent leurs capitaux dans le marché boursier. Ainsi les actions ont-elles fortement augmenté. Wall Street a battu tous les records et clôturé l’année avec une hausse de 23,8 %.
Mais pourquoi est-ce un problème ?
Parce que seuls les riches mettent de l’argent de côté, tandis que la classe moyenne et les pauvres dépensent la quasi-totalité de leurs revenus. Par conséquent, dans le monde capitaliste, la richesse se concentre de plus en plus dans moins en moins de mains, comme Marx l’avait prédit. Il y a pour ainsi dire deux « volants d’inertie » au travail. Celui des riches qui, tous les dix ans ou moins, doublent leur fortune. Celui de la classe moyenne et des pauvres va dans la direction opposée. Comme les professeurs d’économie américains Atif Mian et Sufi Amir le montrent dans leur nouveau livre La Maison de la dette, les pauvres et la classe moyenne doivent plus d’argent qu’ils n’en possèdent, et s’enfoncent de plus en plus profondément dans les dettes au lieu d’épargner et d’accumuler des richesses.
Des prêts bancaires énormes sont accessibles principalement aux nantis, qui empruntent à 1 ou 2 % et investissent à 10 %. Ainsi les fortunes se multiplient aisément, même si les riches ne font pas vraiment beaucoup d’efforts pour cela. Le fondateur de Microsoft, Bill Gates, 58 ans, est la personne la plus riche du monde, avec des biens d’une valeur nette de 78 milliards de dollars, même s’il passe la plupart de son temps ces dernières années à distribuer son argent. Ses actions continuent à générer des milliards pour sa fortune personnelle, bien qu’il ait démissionné de la présidence du conseil d’administration de Microsoft en février.
Pourquoi cette concentration de la richesse doit-elle nous inquiéter ?
La démocratie va régler la question. S’il y a suffisamment de mécontents, ils vont élire des politiciens qui vont taxer les riches. Comme François Hollande en France.
A ce stade, nous quittons le photogénique Pr Piketty, qui court à une séance photo, et vous livrons ici une analyse très personnelle.
Ce qui suit ne figure pas dans son ouvrage.
Le pouvoir des riches
Les grosses fortunes contrôlent souvent le système démocratique, de façon à multiplier leur patrimoine grâce à des allégements fiscaux. La démocratie ne peut pas remédier à la concentration croissante des richesses dans de moins en moins de mains car les nantis se servent de leur fortune pour manipuler le système lui-même. Ce qui leur permet souvent de s’octroyer des taux d’imposition plus bas que n’importe quel quidam.
En Israël, les entreprises vendent aujourd’hui des obligations en quantités énormes en raison de leurs taux d’intérêt incroyablement bas. Les fonds de pension n’ont pas d’autre choix que de les acheter parce qu’ils ont besoin d’investir l’argent versé par les travailleurs. Avec une fréquence alarmante, les magnats qui vendent les obligations les utilisent pour s’enrichir, mais parfois, à la suite d’une mauvaise gestion, essuient des pertes financières et réclament des abandons de créances. On peut s’attendre à d’autres scénarios de ce type dans un proche avenir.
La concentration croissante de la richesse mondiale est donc en passe de ruiner la démocratie. Deux politologues américains, Martin Gilens, de l’université de Princeton, et Benjamin Page, de la Northwestern University, estiment que l’opinion publique américaine a peu d’influence sur la politique adoptée par le gouvernement. Et ce qui est vrai de la démocratie américaine semble l’être aussi pour d’autres démocraties plus fragiles comme Israël.
Les Américains bénéficient certes de nombreux avantages propres à toute gouvernance démocratique comme des élections régulières, la liberté d’expression et d’association, ainsi que du droit de vote universel (parfois encore contesté). Mais, observent Gilens et Page, « Aux Etats-Unis, selon le fruit de nos recherches, ce n’est pas la majorité qui dirige – du moins pas dans un sens de cause à effet qui détermine réellement les résultats des politiques mises en œuvre. Quand une majorité de citoyens est en désaccord avec les élites économiques et/ou les groupes d’intérêts, ils perdent généralement. De plus… même si une importante majorité d’Américains est favorable à un changement de politique, il est rare que cela aboutisse. »
Sur de nombreuses questions, poursuivent les auteurs, les riches exercent un réel droit de veto. S’ils sont contre telle ou telle mesure, il est peu probable que celle-ci soit un jour appliquée. Et ils sont certainement contre tout ce qui pourrait enrayer la force d’inertie incroyable qui fait doubler leur fortune tous les sept ou huit ans. Leurs lobbyistes et le financement des partis politiques savent de quel côté faire pencher la balance.
Mieux vaut naître en Scandinavie
Alors, quelle solution envisager si l’on ne peut pas corriger le système démocratique ? Les riches ont de l’argent, et quand ils l’investissent, il se multiplie rapidement. A 8 % d’intérêt composé, le capital double tous les neuf ans. Il n’y a pas de honte à être riche. Mais quand la richesse extrême se multiplie, comme c’est actuellement le cas dans le monde, la pauvreté se multiplie elle aussi.
La raison qui fait que les plus nantis voient leur fortune s’accroître de 8 % tient à leur portefeuille d’actions et à leurs actifs dont la valeur ne cesse d’augmenter. En effet, les entreprises derrière ces actions s’avèrent rentables. Il existe par ailleurs un lien plus ou moins stable entre le prix des actions ordinaires et les revenus (bénéfices) par action. Les entreprises sont rentables parce qu’elles maintiennent de bas salaires alors que la productivité augmente. Elles peuvent maintenir de bas salaires en raison de la faiblesse du marché du travail et des emplois de plus en plus rares.
D’intenses campagnes de publicité et de marketing nous persuadent de dépenser, dépenser et dépenser pour acheter ce dont nous n’avons pas vraiment besoin pour que les entreprises qui nous vendent tout ça engrangent toujours plus de bénéfices. Donc, très concrètement, les riches s’enrichissent parce que les pauvres s’appauvrissent.
Les riches ont des capitaux et en accumulent rapidement de plus en plus, pas les pauvres. Les capitaux des riches se multiplient de façon exponentielle. Les revenus des pauvres stagnent. C’est fondamentalement injuste.
On peut alors se demander si les pauvres ne peuvent pas augmenter leurs richesses par le travail et l’épargne. Le mythe de la fulgurante ascension sociale, malgré des origines plus que modestes, n’est rien d’autre que cela, d’après le projet sur l’égalité des chances, mené par des économistes de Harvard et Berkeley. Selon cette étude, aux Etats-Unis, on a moins d’une chance sur 10 de passer de la pauvreté à la fortune et telle est la situation depuis près de deux générations. Il faut être assez fortuné pour se payer de bonnes écoles et être accepté dans de bonnes universités.
Au Danemark, en revanche, la probabilité de s’élever dans l’échelle sociale est le double de celle de l’Amérique. Si vous voulez faire fortune en partant de rien, vous feriez mieux de naître en Scandinavie. Il ne semble pas exister d’étude comparable en Israël, mais il est peu probable que les chances d’ascension sociale de la misère à la richesse soient meilleures en Israël qu’en Amérique.
Une menace existentielle
L’analyse de Piketty s’applique malheureusement à Israël, dans sa quasi-totalité. Israël possède une concentration presque aussi élevée de riches et de super-riches que les Etats-Unis. Un ménage israélien sur 22 possède un actif net de plus d’un million de dollars, par rapport à un sur 17 aux Etats-Unis et 3,7 ménages sur 100 000 ont des actifs nets de plus de 100 millions de dollars en Israël (contre 3,9 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni).
L’Etat hébreu compte plus de 90 super-riches (avec une fortune supérieure à 100 millions de dollars) et, selon le magazine Forbes, un minyane (10) de milliardaires en dollars. C’est assez extraordinaire pour un pays qui a eu un gouvernement travailliste (de gauche) pendant les 30 premières années de son existence, et un syndicat coriace, la Histadrout, qui s’est battu pour créer des emplois, même au détriment de l’efficacité et du profit.
Si la forte concentration des richesses est pénible dans d’autres pays, elle constitue une véritable menace existentielle pour Israël. Avec le chaos grandissant qui éclate sur ses frontières, et la montée de l’extrémisme djihadiste en Syrie, en Irak et ailleurs, Israël va devoir faire face à des pressions extérieures croissantes dans les dix ans à venir. Pour y répondre, il lui faudra une forte cohésion sociale. Mais l’écart croissant entre riches et pauvres nourrit des frictions internes et fragilise le délicat tissu social pourtant vital pour la survie du pays. D’aucuns s’accordent à penser que le fossé entre riches et pauvres constitue une menace beaucoup plus sérieuse pour l’Etat hébreu que le Hamas ou al-Qaïda.
La solution proposée par Piketty est de lever un impôt sur les grosses fortunes. Cela ne marchera pas. Quelles sont les chances de succès pour un système politique manipulé par des lobbyistes grassement payés de faire payer les riches ? Pratiquement nulles. Aujourd’hui, si un pays tente d’imposer les grosses fortunes, celles-ci trouvent rapidement refuge aux îles Caïmans ou dans un autre paradis fiscal.
Que faire alors avec les nantis ? Ils ne sont pas à blâmer : ils utilisent simplement le système, en général légalement, pour tirer parti des vastes possibilités que nous, en tant que société, leur offrons. « Laissez-moi vous parler des gens très riches », écrivait l’auteur américain F. Scott Fitzgerald en 1925. « Ils sont très différents de vous et moi. »
Les riches sont en effet différents. Ils ont de l’argent et s’en servent pour en faire beaucoup plus avec une déconcertante facilité. Ce processus ne semble pas beaucoup aider la classe ouvrière et les élections ou les parlements ne sont pas non plus la solution.
A moins que les personnes de bonne volonté partout dans le monde – riches, classe moyenne et pauvres – ne se réunissent pour résoudre ce dilemme, la société va tout simplement connaître une fracture, et ce pourrait être violent. Ce ne sera pas bon pour personne, ni riche ni pauvre.
L’auteur est chargé de recherche principal à l’Institut S. Neaman, au Technion.
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