« Ma petite fille ne parle toujours pas »

Avril marque le mois de l’autisme. Lihi Lapid évoque l’autisme de sa fille Yael, la culpabilité, les traitements. Et les moments de bonheur

 

«Je vous en supplie, donnez-moi un enfant sourd ! ». Telle est la prière lancée par Lihi Lapid au moment où, pour la première fois, elle songe que sa petite fille pourrait être autiste. : « Je venais de comprendre que toutes les autres possibilités étaient mille fois pires », raconte-t-elle dans son livre, Woman of Valor (Femme vaillante).

L’enfant, hélas, entendait parfaitement. Lihi allait devoir affronter cette réalité tant redoutée : la fillette était autiste.
Lihi Lapid est journaliste et écrivain. Elle est aussi l’épouse du ministre des Finances Yaïr Lapid. Le 4 mars dernier, à l’occasion du symposium israélo-canadien sur les troubles du spectre autistique (ASD : Autism Spectrum Disorder), elle s’est exprimée à la tribune pour proposer aux chercheurs et professionnels de santé qui venaient de plancher deux jours sur le sujet à l’Université hébraïque de Jérusalem, un point de vue différent de l’approche scientifique.
« J’ai dit à ma meilleure amie : “Je veux qu’à l’âge de 70 ans, je puisse m’asseoir avec toi sur un banc du boulevard Rothschild [à Tel-Aviv] et te dire que j’ai tout essayé… que nous avons tout essayé” ».
Et de fait, la liste des thérapies et des stratégies auxquelles les Lapid ont recouru pour tenter de tirer leur fille du monde intérieur dans lequel l’enfermait l’autisme est longue et assez curieuse : des cours de trampoline à l’équitation, en passant par une multitude d’instituts spécialisés et des traitements des cellules sous pression. « Et j’en oublie sans doute, nous avons tout tenté… », dit-elle. Avant d’ajouter : « Aujourd’hui, ma petite fille a 17 ans et elle ne parle toujours pas. »

Le spectre de l’autisme

Depuis la sortie du film Rain Man, les gens croient à tort qu’« autisme » rime en général avec « dons exceptionnels ». Les autistes auraient des capacités hors du commun en mathématiques, en matière de relations spatiales ou d’empathie avec les animaux, comme dans le cas de la célèbre chercheuse américaine en zootechnie Temple Grandin, diagnostiquée autiste à l’âge de 4 ans, et qui a fait l’objet d’un film en 2010. En réalité, seuls 10 % des autistes possèdent des dons de ce genre.

Il n’existe pas non plus de relation claire entre un diagnostic d’autisme et le QI d’une personne. Les autistes peuvent avoir un QI très bas, très haut, ou simplement situé dans la moyenne. Cependant, tester le QI d’un individu autiste, enfant ou adulte, se révèle généralement difficile, dans la mesure où, comme pour la fille des Lapid, l’individu est parfois incapable de communiquer ou peut éprouver des difficultés à accomplir certaines tâches simples.
La frustration et la douleur de Lihi Lapid sont évidentes, mais cela ne l’empêche pas de pratiquer l’humour noir. « En ce moment, tout le monde me parle de l’iPad, comme si je ne savais pas que ça existait. » Ce gadget, utilisé avec succès pour aider des enfants autistes à communiquer, ne fonctionne pas pour tout le monde. « Et inutile de m’envoyer le film sur Carly », ajoute-t-elle, évoquant l’adolescente canadienne autiste, devenue mondialement célèbre lorsqu’elle a découvert qu’elle pouvait communiquer, clairement et avec enthousiasme, à l’aide d’un ordinateur, et qu’elle s’est mise à décrire ce qui se passait à l’intérieur d’un cerveau d’autiste.

Autrefois muette et « injoignable », Carly Fleischmann tweete aujourd’hui régulièrement (@CarlysVoice), fréquente l’université et a coécrit un livre avec son père sur l’expérience vécue par sa famille.

Mais il y a autiste et autiste. « Ma fille ne figure pas “sur le spectre” », déclare Lihi Lapid, ironique, utilisant un euphémisme bien connu concernant les individus souffrant d’ASD. « Elle est au-delà. »
Les Lapid représentent un cas plutôt rare, dans la mesure où leur enfant autiste est une fille. Dans le monde, l’autisme est cinq fois plus fréquent chez les garçons que chez les filles. Et, si un diagnostic établi le plus tôt possible multiplie les chances de rehausser le niveau de communication avec l’extérieur, tous les enfants atteints d’autisme ne seront pas capables de s’exprimer, avec ou sans l’aide de la technologie.
Les causes de l’autisme sont encore inconnues, mais les risques de mettre au monde un enfant souffrant de ce mal s’accroissent chez des parents âgés ou si le bébé naît avec un poids insuffisant. Les risques sont également plus élevés dans les familles ayant déjà un ou plusieurs enfants autistes. L’intervention précoce auprès ces nouveau-nés à risques a constitué l’un des principaux sujets d’étude des chercheurs et praticiens réunis le mois dernier au Symposium de Jérusalem.
L’autisme s’accompagne souvent d’autres maladies comme l’épilepsie, les problèmes gastro-intestinaux et les troubles du sommeil, qui réclament des traitements indépendants et peuvent épuiser physiquement les parents, fussent-ils aussi acharnés et énergiques que Lihi Lapid.
« Un jour », raconte-t-elle, « j’ai réalisé qu’il n’y aurait jamais de fin à tous ces traitements, et que je porterais toujours la culpabilité d’avoir mis au monde une enfant autiste. Car il se trouvait toujours quelqu’un pour me suggérer un nouveau traitement que je n’avais pas encore tenté. »

« Ma fille est heureuse »

Obnubilée par sa quête du Graal, rêvant sans cesse à ce moment où elle entendrait enfin sa fille parler, elle finit par s’apercevoir que le prix qu’elle paie est son propre bonheur. « Tout à coup, je me suis rendu compte que je m’étais perdue en route », se souvient-elle. « Je ne savais plus qui j’étais en dehors d’elle, quel genre d’adulte j’étais devenue… c’était elle qui faisait de moi la personne que j’étais. » Ce qui ne signifie pas qu’en fait, il n’y a aucun Graal à trouver. « Un jour, une petite fille m’a demandé : “comment fais-tu pour la comprendre, si elle ne parle pas ?” Eh bien, quand je l’écoute avec beaucoup d’attention, j’arrive à l’entendre, même quand elle ne dit rien… »

Tous ces combats, Lihi Lapid les évoque dans son livre semi-autobiographique paru en hébreu, mais aussi en anglais sous le titre Woman of Valor. Sa fille, bien sûr, s’y trouve aussi. « Elle a réussi à se frayer un chemin à l’intérieur de mon livre », commente Lihi.
Aux chercheurs, psychologues et médecins du symposium, Lihi déclare : « Aujourd’hui, vous parlez de vos recherches et de vos avancées, et c’est très, très important. Pas un jour ne s’écoule pour moi sans que j’espère que l’on trouvera la cause, et la solution, pour nous aider à lutter contre l’autisme. » Mais au-delà de toutes les interventions médicales et de toutes les thérapies, poursuit-elle, « après tous les succès et toutes les défaites… au bout du compte, la plus grande victoire que j’aie remportée, c’est que j’ai une fille très heureuse : une fille qui sourit, qui rit, qui fait des câlins, qui adore faire la fête… » Le diagnostic est important, le traitement l’est tout autant, mais « il y a une chose tout aussi capitale : c’est le genre de famille qu’on offre à l’enfant, le genre de mère qu’elle a. Arrive-t-il à cette mère de sourire ? »
La vie émotionnelle des enfants et des adultes souffrant d’autisme n’est pas encore bien comprise. Pendant des années, on est parti du principe qu’ils n’éprouvaient aucune émotion et ne pouvaient comprendre ce que signifiait le mot « ressentir ».
En réalité, c’est tout le contraire : les autistes ressentent les choses avec beaucoup d’intensité. Toutefois, ils ont des difficultés à gérer leurs sensations et à les communiquer, et les difficultés sociales qu’ils éprouvent peuvent d’autre part les gêner pour comprendre et interpréter les signaux qu’ils reçoivent des autres. Quant aux signaux qu’eux-mêmes envoient, ils sont parfois déroutants : un petit sourire pour exprimer l’ennui, par exemple, ou un « comment ça va ? » qui n’appelle aucune réponse…
Pourtant, ils sont plus conscients de leur entourage qu’ils ne parviennent à l’exprimer. Ainsi les enfants autistes se sentent-ils perplexes ou blessés quand leurs camarades les excluent de leurs jeux. Comme tous les enfants, ils veulent être intégrés. Et chez eux, ils ont besoin de se sentir en sécurité et aimés, comme l’a constaté Lihi Lapid, par des parents dont l’univers tout entier n’est pas consumé par les aspects négatifs de l’autisme.
« Les pères et les mères doivent continuer à vivre leur vie », affirme Lihi Lapid, « trouver le bonheur même dans un monde où il est impossible de tout essayer. Je ne réussirai pas à sauver ma fille de toute façon, même si j’y consacre l’intégralité de mon temps, de mon énergie et de mon existence. »
On ne sait rien de l’avenir, on ne peut ni le prédire ni le contrôler, mais le présent, lui, doit être surmonté. En écrivant Woman of Valor, Lihi Lapid dit avoir commencé à « réaliser que le moment que l’on vit peut être bon, et qu’un bon moment associé à un autre bon moment, cela constitue le bonheur. »
« Le bonheur arrive sous forme d’instants qu’il est très facile de laisser passer… Pendant trop d’années, j’ai laissé passer une multitude de moments de bonheur. Désormais, mon but principal est d’avoir une famille heureuse autour de moi.»
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