La boîte de Pandore

Le rapport Bitton met en exergue la sous-représentation de la culture orientale dans les programmes scolaires israéliens

En juillet, lors de la remise du rapport à Naftali Bennet (photo credit: DANIEL BROWN)
En juillet, lors de la remise du rapport à Naftali Bennet
(photo credit: DANIEL BROWN)
Erez Biton n’aurait jamais imaginé qu’un rapport ministériel qui devait se pencher sur l’approche de l’identité juive orientale dans les programmes scolaires allait provoquer une telle tempête, et relancer le débat sur l’une des questions les plus délicates en Israël : le rôle des origines ethniques au sein de l’identité juive et israélienne contemporaine. « Je n’aurais jamais cru, même dans mes pires cauchemars, que quelques recommandations sur l’ajout de certains livres de poésie ou de textes historiques au programme scolaire déboucheraient sur ce que je pense pouvoir décrire comme une guerre presque totale entre juifs orientaux et européens », confiait-il début août. Le lauréat du prix Israël de littérature et poésie hébraïque revenait ainsi sur les événements qui ont suivi la présentation du rapport de 360 pages au ministre de l’Education Naftali Bennett quelques semaines plus tôt.
« La prochaine fois que vous aurez une crise cardiaque, renoncez à l’opération. A la place, mettez-vous une patte de poulet sur la tête, votre remède traditionnel », se moquait Gidi Orsher, critique cinéma de Galei Tsahal, peu après la publication du rapport Biton. Sur Facebook, Orsher qualifiait les soutiens de la culture juive orientale de « pleurnicheurs professionnels », et affirmait sans ambages que quiconque cherchait à ajouter à la culture israélienne une part de l’héritage juif oriental était opposé à la modernité et préférait les superstitions à la science. Une sortie raciste largement dénoncée qui a valu à son auteur une suspension de la part de la station de radio. Pourtant, sa vision de la culture juive orientale « basée sur le folklore et les superstitions » reflète une approche partagée par de nombreux Israéliens. Arie Rotenberg, ancien conseiller politique ayant travaillé aussi bien sur les campagnes électorales du Likoud que du Parti travailliste, a volé au secours d’Orsher, affirmant que « les Orientaux sont inférieurs aux Occidentaux ». Deux célèbres poètes israéliens, Agi Mishol et Meir Wieseltier, ont partagé des avis du même acabit. La boîte de Pandore ethnique était rouverte.
Le monopole ashkénaze
Né en 1942 en Algérie de parents d’origine marocaine, Erez Biton arrive en Israël à l’âge de six ans. A 11 ans, l’enfant perd la vue et le bras gauche dans l’explosion d’une grenade à main que lui-même et son frère ont découvert dans un champ près de leur maison. Malgré son handicap, Erez Biton décroche une licence en travail social et une maîtrise en psychologie. Il deviendra célèbre bien des années plus tard, et consacré comme l’un des premiers poètes à avoir introduit dans la littérature hébraïque le langage et l’héritage culturel d’un fils d’immigrants d’Afrique du Nord.
Début 2016, le ministre de l’Education nomme Erez Biton à la tête de la « commission pour la mise en valeur de l’héritage juif séfarade et oriental au sein de l’Education nationale ». Elle est constituée d’un petit panel de conseillers qui supervisent une équipe bénévole de plus de cent spécialistes dans différents domaines, chargés d’étudier les programmes scolaires déjà existants avant de présenter certaines recommandations. Il est alors question de changements plus ou moins importants dans des matières aussi variées que l’histoire, la littérature, la philosophie, l’identité juive ou l’éducation civique.
Après plusieurs mois de travail, la commission Biton conclut qu’il est urgent de s’atteler à faire disparaître la sous-représentation de l’histoire, de la littérature et de l’héritage culturel des dix-sept communautés juives issues du monde arabe et musulman, d’Asie, des Balkans et d’Afrique au sein des programmes scolaires et des travaux académiques. Pour ce faire, il est proposé d’intégrer plus d’écrivains mizrahim au programme, en exigeant la lecture de certains auteurs dont les ouvrages sont déjà reconnus comme d’importance. Il est également suggéré de rendre obligatoire des cours sur l’histoire des juifs orientaux en Israël, avant et après 1948. Cette dernière proposition a d’ailleurs été partiellement adoptée par le ministère de l’Education, qui a récemment annoncé qu’au cours de l’année prochaine les cours sur les manifestations des juifs séfarades et orientaux dans les années cinquante et soixante-dix ne seront plus facultatifs.
Parmi les propositions qui ont provoqué l’ire des détracteurs de la commission, celle d’ajouter aux voyages scolaires centrés sur le monde ashkénaze, comme ceux organisés en Pologne, des visites au Maroc, en Espagne ou dans les Balkans, ainsi que sur les tombes de religieux séfarades en Israël. Deux autres suggestions ont rencontré une forte opposition. La première exigeait la mise en place d’un quota visant à assurer la présence d’au moins 50 % d’universitaires étudiant un sujet en lien avec la culture séfarade au sein du Conseil national de l’enseignement supérieur. La seconde suggérait que les écoles proposent, parmi les visites culturelles organisées au cours de l’année scolaire, une excursion obligatoire dans les « villes en développement » du sud, où la grande majorité des immigrés d’Afrique du Nord ont été placés par le gouvernement dans les années cinquante.
L’histoire orientale revisitée
Le rapport révèle qu’un enfant israélien peut passer ses douze années de scolarité obligatoire sans entendre parler d’un poète ou d’un auteur juif oriental ayant vécu après le Moyen Age. Les seuls écrivains séfarades dont l’étude est obligatoire sont les poètes de l’Age d’Or en Andalousie, à l’époque de la florissante communauté juive vivant dans une partie de l’actuelle Espagne, alors sous contrôle musulman. Cette période est d’ailleurs considérée comme faisant partie de l’héritage juif en général, la division entre Ashkénazes et Séfarades n’étant réellement effective qu’à partir de l’expulsion de ces derniers en 1492.

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Tom Mehager peut témoigner d’un tel manque de représentativité. Juif séfarade né à Jérusalem, il vit aujourd’hui à Haïfa. Il a obtenu, comme il se doit, son baccalauréat. A l’issue de son service militaire, il a entrepris une licence en télévision et cinéma, puis un master en sciences politiques à l’université de Tel-Aviv. Pourtant, il insiste : à aucun moment de son parcours scolaire ou universitaire la question des communautés juives des pays arabes et musulmans n’a été évoquée. La famille maternelle de Mehager vient d’Urfa dans le sud-est de la Turquie, une ville qui a abrité une communauté de juifs kurdes ayant immigré en Palestine ottomane au début du XIXe siècle. Du côté de son père, il est originaire d’Irak, de la ville kurde de Zakho. Comme lui, presque tout le monde dans le quartier de Guilo où il a grandi, était d’origine orientale. « Malgré cela, il ne nous est jamais apparu étrange d’aborder principalement la culture juive européenne alors que nous aurions sans doute dû étudier l’histoire juive ou l’identité juive dans sa globalité », explique-t-il.
La sous-représentation de la culture mizrahi n’est qu’une partie d’un problème plus vaste encore. La sous-commission chargée d’évaluer la qualité des programmes d’histoire s’est non seulement rendu compte que l’enseignement n’abordait pas suffisamment la question des juifs du monde arabe, mais que lorsque c’était le cas, il était faux ou inexact. Les connaissances historiques sur le judaïsme séfarade et oriental transmises aux enfants israéliens sont dans la plupart des cas si incorrectes qu’elles vont venir consolider une image déformée qui, selon la commission, « ne fait qu’agrandir le fossé entre les communautés ».
Trois membres de la sous-commission en question, les historiens Aviad Moreno (universités de Tel-Aviv et Ben-Gourion du Néguev), David Guedj (université de Tel-Aviv), et Tamir Karkason (Université hébraïque de Jérusalem) ont publié leur conclusion via un article d’opinion paru dans Haaretz. « Le fossé entre ce qui est enseigné à nos enfants et les connaissances académiques actuelles est effarant », s’offusquent les trois universitaires. « Non seulement le discours qu’on trouve dans les manuels scolaires est anachronique et erroné, mais il crée une distance avec des pans entiers de la population et de la culture du pays qui sont considérés comme inférieurs ». Les historiens appellent donc à un profond changement de l’état d’esprit actuel qui, préviennent-ils, nous pousse à nous satisfaire d’une vision simpliste et manichéenne de l’Oriental superstitieux et arriéré d’un côté, et de l’Européen ashkénaze moderne, éduqué et laïque de l’autre. Une dichotomie culturelle basée, selon eux, sur une vieille fiction historiographique.
Sous le feu des critiques
Bien sûr, le rapport Biton a aussi été critiqué par des intellectuels d’origine séfarade. Le journaliste d’origine marocaine, Daniel Ben-Simon, ancien député travailliste, a reproché au prix Israël d’être une marionnette entre les mains de Naftali Bennett. « Biton a joué dans une pièce cynique écrite par un politicien sans vergogne qui se préoccupe plus de ses propres intérêts que de ceux d’une société fracturée », a jugé Ben-Simon. Pour l’ancien journaliste du Haaretz, le chef de HaBayit HaYehoudi a utilisé la commission, son rapport et les réactions qu’elle a engendrées afin de s’assurer les futures voix de l’électorat mizrahi. Il argue que la création de la commission elle-même était la manœuvre d’un ministre qui n’a jamais cherché à améliorer l’image des juifs orientaux, mais plutôt à renforcer les stéréotypes et préjugés simplistes à l’encontre de ces derniers. « Ce discours de division va maintenant permettre à Bennett de se poser en héraut d’une culture séfarade mise à l’index. Le rapport, lui, a été enterré le jour même où il a été commandé », continue l’ancien député.
Pour Ben-Simon, malgré certains mérites, le document met en avant des éléments folkloriques ou ésotériques de la culture juive orientale, ceux-là mêmes qui ont déclenché la polémique. « La culture orientale dont parle Biton n’a rien à voir avec celle dans laquelle j’ai été élevé au Maroc », dit-il. « Plutôt que de mettre l’accent sur trois détenteurs du prix Nobel issus de la communauté juive marocaine, il insiste sur des pratiques culturelles qui ont disparu depuis des siècles. »
Yigal Bin-Nun, docteur en histoire spécialiste du judaïsme marocain, de la relation secrète entre Israël et le royaume du Maroc, et de l’historiographie biblique, est également opposé au rapport Biton. Pour lui, « l’idée même d’étudier des ouvrages selon l’origine ethnique de l’écrivain est raciste ». Bin-Nun ne nie pourtant pas la discrimination dont souffrent les juifs orientaux. Il rappelle qu’avant l’émigration des juifs marocains vers Israël, le jeune Etat avait envoyé un émissaire secret pour superviser l’aliya de ces derniers. Voyant le bon niveau intellectuel d’une partie de la population juive du pays, il aurait développé un complexe d’infériorité et décrit la communauté locale comme « obscurantiste, primitive et sale ». Le but de cette manœuvre était également de justifier la venue d’autant de juifs marocains en Israël. Lorsqu’on lui demande son avis sur la vision qu’Orsher a de la culture mizrahi Bin-Nun répond : « Le racisme n’a pas de frontières. Les pires attaques contre les juifs marocains sont d’ailleurs venues d’Israéliens d’origine tunisienne
ou irakienne. ».
Erez Biton a refusé de réagir aux propos de Ben-Simon et Bin-Nun. Il se dit en revanche déçu de la nature du débat en Israël, et affirme le besoin de donner une plus grande légitimité à la culture orientale. « Le fait est que vous trouverez peu de jeunes juifs séfarades israéliens fiers de leurs origines. En France, par exemple, ce sentiment est inexistant auprès des nombreux juifs originaires du Maghreb. Là-bas, un nom comme Biton n’a pas de connotations négatives. Ici, c’est encore le cas ». Mais il reste optimiste : « Nos propositions visant à renforcer l’étude de la culture juive séfarade à l’école permettront aussi aux jeunes ashkénazes de découvrir cette facette de l’histoire juive. Cette connaissance mutuelle permettra de mettre fin aux préjugés et à l’antagonisme actuel », espère-t-il.
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