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Ces patients syriens soignés par des médecins israéliens : des interactions qui sauvent des vies et modifient les perspectives

P12 JFR 370 (photo credit: DR)
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La scène sedéroule au centre médical Ziv de Safed. Entourée de médecins et d’infirmières,une jeune Syrienne de 15 ans se lève et saisit un déambulateur pour esquisserses premiers pas sur sa nouvelle prothèse de jambe. Tout le personnell’accompagne dans cette tentative, qu’elle effectue aux côtés de sa mère, etl’applaudit quand elle fait demi-tour et revient jusqu’à sa chambre. Pour lepersonnel du service orthopédique de Ziv, c’est un miracle de la médecine.

La jeune fille a été blessée par une bombe qui a percuté sa maison. D’abordadmise dans un hôpital syrien local, elle a vite été transportée dans unhôpital de campagne sur la frontière israélo-syrienne. Quand l’arméeisraélienne l’a transférée à Safed, les médecins syriens lui avaient déjà amputéune jambe. Ceux de Ziv ont lutté pour sauver la seconde et le coût de laprothèse a été pris en charge par un habitant arabe d’un village voisin.
« Elle ne se voyait pas marcher toute sa vie sur une seule jambe », raconte lapsychologue de l’hôpital Ziv à qui la jeune fille s’est confiée. « Quand elle aappris que quelqu’un allait lui offrir la prothèse, cela a été le plus beaujour de sa vie ! » Cette histoire compte parmi 150 autres dont peuventtémoigner les médecins et infirmières des trois hôpitaux situés au nordd’Israël. A ce jour, Ziv a accueilli environ 70 patients syriens. A Naharia,l’hôpital de Galilée occidentale en a traité 66 et 11 autres sont passés parl’hôpital Poriya, près de Tibériade.
Selon les chiffres de l’ONU, les deux années et demie de conflit en Syrie ontdéjà coûté 100 000 vies humaines et ont contraint des millions de gens àl’exode. Le Dr Masad Barhoum, directeur de l’Hôpital de Galilée occidentale, aqualifié les efforts israéliens en faveur des blessés syriens de « goutte dansl’océan ».
Pourtant, pour les patients syriens et les médecins israéliens qui lessoignent, ces rencontres sauvent des vies et modifient les perspectives.L’expérience ne suffira sans doute pas à transformer les relations entre lesdeux pays, mais pour ceux qui l’ont vécue, elle démontre que les hommesdésirent les mêmes choses et ont les mêmes rêves, quel que soit le pays d’oùils viennent.
Jouer les détectives 

A l’hôpital de Galilée occidentale, les patients syriensarrivent à n’importe quelle heure. L’armée israélienne annonce par téléphonequ’elle va en amener un certain nombre, sans préciser s’il s’agit d’hommes, defemmes ou d’enfants ou quel est leur état. Vingt minutes, ou plusieurs heuresplus tard, ils arrivent en ambulance.

Dès réception de l’appel téléphonique de l’armée, le personnel commence àpréparer la salle de réanimation en s’attendant au pire. L’hôpital abrite leseul service de neurochirurgie de la Galilée et du Golan, et la plupart desSyriens qui arrivent inconscients ont été victimes de graves traumatismescrâniens.
Le principe est le même à l’hôpital Ziv, où l’on accueille surtout des victimesde blessures aux membres ou de lésions internes. Ziv est l’établissementmédical le plus proche de la frontière syrienne : il n’est parfois qu’unepremière étape pour les malades syriens, qui sont ensuite acheminés vers leservice de neurochirurgie de Naharia.
« Nous ne voyons pas tous les blessés syriens traités en Israël, mais seulementles cas les plus dramatiques », explique le Dr Calin Shapira, directeur adjointde Ziv. « L’armée ne nous amène pas ceux qui peuvent être soignés sur place, àl’hôpital de campagne. » Dans ces deux hôpitaux, il n’est pas rare de voirarriver des patients dont le dossier médical se résume à un morceau de papiersur lequel un médecin syrien a griffonné deux ou trois mots à la hâte. Souvent,il faut jouer les détectives pour découvrir où est la blessure.
« Parfois, nous nous apercevons que le patient a été opéré, mais nous ne savonspas quand, et nous ignorons quels traitements lui ont déjà été administrés »,explique le Dr Shapira. « Nous ne savons pas non plus si les vaccinations sontà jour, par exemple, de sorte que nous leur faisons systématiquement lesvaccins de base, comme le tétanos. »

Patients sousidentité secrete

A l’hôpital Ziv,des psychologues arabophones s’entretiennent avec les patients conscients aprèsleur passage aux urgences. Ils s’efforcent de calmer leur nervosité, leurparlent des médecins qui vont les soigner et leur expliquent quels sont lestraitements préconisés.

« Il n’y a pas longtemps, j’ai eu affaire, en salle de déchoquage, à un jeunegarçon qui croyait se trouver au Liban et s’est mis à paniquer quand il acompris qu’il était en Israël », raconte une psychologue. « Quand je lui aiparlé en arabe et qu’il a vu ce que les médecins s’apprêtaient à faire pourlui, il s’est détendu et s’est calmé. » Après les premiers soins chirurgicaux,les patients sont dispatchés dans les différents services de l’hôpital. Laplupart ont subi des blessures multiples et plusieurs services travaillentalors en collaboration pour les soigner. L’administration tient secrètel’identité des patients et des soldats montent la garde devant leurs chambres,afin de les protéger d’éventuels agresseurs qui leur reprocheraient d’êtrevenus chercher de l’aide auprès des Israéliens.
Les blessés syriens arrivent généralement seuls et sans aucun effet personnel.Il faut leur fournir des objets de base, comme des sous-vêtements et une brosseà dents. Les membres du personnel leur apportent ainsi des vêtements, desaffaires de toilette, des livres et des jeux pour les enfants. Les hôpitauxreçoivent en outre des dons venus des villages voisins.
« Les patients syriens se retrouvent ici seuls et ils n’ont personne en dehorsde nous », déclare le Dr Shokrey Kassis, spécialiste de chirurgie plastique àZiv. « Nous faisons donc tout pour eux. Ils arrivent comme des réfugiés, desorte qu’ils souffrent d’un double traumatisme. » 

« C’est un cadeau pour notreéquipe » 

Les soins à apporter à ces malades qui présentent un état critiquesont souvent multiples et complexes. Dans le service d’orthopédie de l’hôpitalZiv, trois Syriennes recevant des soins intensifs pour de graves blessures auxjambes sont réunies dans une même chambre. Leur traitement impose de multiplesopérations et nécessitera des mois de rééducation. Parmi elles : la jeune fillede 15 ans qui vient de recevoir sa prothèse, mais aussi sa mère et sa petitesœur de 8 ans. Toutes les trois ont reçu des traitements similaires et tout aété fait pour leur éviter l’amputation. Des soldats israéliens ont d’ailleurssubi exactement les mêmes soins pour des blessures identiques aux jambes et lestrois femmes sont désormais équipées des mêmes appareils orthopédiques externesqu’un soldat de l’unité d’élite Golani, traité lui aussi dans le service.

« Il nous arrive d’entreprendre cette très longue procédure en vue de sauverune jambe, sans savoir si le résultat sera bon, ou même s’il y aura un résultat», raconte le Dr Alexander Lerner, chef du service d’orthopédie. « Voir cettejeune fille marcher avec sa nouvelle prothèse, c’est un cadeau pour notreéquipe et pour les autres patients du service. Cela nous motive pour continuer.» Les Syriens restent à l’hôpital jusqu’à stabilisation de leur état. Parfois,les médecins parviennent à les garder pour qu’ils subissent au moins un débutde rééducation et pour achever les traitements nécessaires. Ils savent qu’ilsne reverront pas ces patients-là pour le suivi après leur départ de l’hôpitalet qu’ils ne recevront sans doute pas les soins postopératoires nécessaires. «En général, j’explique à mes patients ce que devra être la prochaine étape : jeleur dis par exemple à quel moment il faudra retirer le stabilisateur externede la jambe, et comment le faire eux-mêmes », ajoute le Dr Lerner. « Mais unefois que leur état est stable et que nous sommes sûrs qu’il n’y a pasd’infection, ils doivent partir. » Certes l’armée israélienne assure audirecteur de l’hôpital que les patients nécessitant des soins postopératoireset une rééducation les recevront une fois sortis, mais nul ne peut être certainque des organisations comme la Croix-Rouge, les services médicaux de l’armée oudes médecins syriens s’en chargeront.
« Nous ne savons pas où ils vont, mais nous leur donnons une lettre de médecinsans signature, de façon à ce qu’ils puissent continuer d’être soignés sansmettre leur vie en danger », précise le Dr Shapira. « Pour nous, peu importe oùils iront ensuite : c’est ici et maintenant que nous prenons soin d’eux. » 

Undevoir moral 

Sa position de directeur de l’hôpital de Galilée occidentalen’empêche pas le Dr Barhoum d’enfiler sa blouse blanche et d’œuvrer auxurgences dès que de nouveaux patients syriens se présentent. Il connaît le nomet l’histoire de tous les enfants syriens soignés dans son établissement et ilest capable de décrire en détail le combat que mène chacun d’eux pour sasurvie.

Selon lui, deux aspects interviennent quand le personnel médical israéliens’occupe de patients syriens : l’aspect professionnel et l’aspect moral. D’unepart, les infirmières et les médecins accomplissent le travail auquel ils ontété formés. D’autre part, ils ont conscience, en tant qu’êtres humains, d’avoirle devoir moral d’apporter une assistance humanitaire à ceux qui souffrent. LeDr Barhoum estime que, dans son hôpital, ce dernier aspect l’emporte sur lereste. « Je pense que cette arrivée de blessés syriens a produit un effetprofond sur le personnel », affirme-t-il. « J’ai vu moi-même une petite fillede trois ans, qui pleurait nuit et jour pour avoir sa mère, être prisetotalement en charge par le personnel qui se relayait à son chevet pour laréconforter. » Il y a aussi l’histoire de ce Syrien de 23 ans soigné dans leservice ORL. Un éclat d’obus lui avait tranché la mâchoire et traversé la gorgepour aller se loger dans sa poitrine. Sans doute avait-il été soigné par uneorganisation humanitaire en Syrie, car, à son arrivée, il avait subi unetrachéotomie qui lui permettait de respirer. En Syrie, puis dans l’hôpital decampagne israélien, on n’avait rien pu faire de plus pour lui. Pris en charge àNaharia par le service ORL du Dr Eyal Selah, il a subi une successiond’opérations. On lui a administré de fortes doses d’antibiotiques pour stopperl’infection qui s’était déclarée ; les chirurgiens-dentistes sont parvenus àreconstruire la mâchoire et l’on a pratiqué de la chirurgie réparatrice auniveau du cou.
Traitement sous émotion 

Ni le Dr Selah ni le personnel de son service ne sontprès d’oublier cet homme, qui les a profondément émus. En raison de laperforation qu’il avait au cou, il a été incapable de s’alimenter pendant delongs mois et les infirmières devaient lui apporter des soins attentifsquotidiens. Au fil des mois, le personnel a développé avec lui des liensaffectifs : on lui apportait des vêtements, des livres, et, vers la fin, quandil a pu de nouveau manger, de petites friandises. On cherchait par tous lesmoyens à lui faire plaisir.

« J’ai vu les infirmières qui aidaient ce pauvre jeune homme, et j’ai lu lacompassion dans leurs yeux », raconte le Dr Selah. « Chaque jour, il recevaitun nouveau cadeau afin qu’il se sente bien et qu’il comprenne qu’il était lebienvenu parmi nous. » Les premiers jours, l’homme avait paru plein desuspicion et totalement désorienté : tout ce qu’il savait de l’Etat d’Israëlconcernait le conflit israélo-arabe, et il ne se doutait pas une secondequ’ici, Arabes et Juifs avaient tissé des liens de coopération et coexistaient.« Il a vu que mon personnel était composé de musulmans, de chrétiens et dejuifs qui travaillaient ensemble et que tout le monde était traité de la mêmefaçon », reprend le Dr Selah. « Il ne pouvait pas se figurer ce qui se passaitici, alors que nous, c’est notre façon de vivre… » L’homme a fini par seconfier au personnel de l’hôpital, il a raconté sa vie, parlé de sa famille enSyrie. Lorsqu’il a dû s’en aller, il a pleuré en prenant congé du Dr Selah etde son équipe. Ce séjour, a-t-il affirmé, avait transformé la façon dont ilvoyait Israël et le conflit. « Il m’a promis qu’il trouverait un moyen derevenir me voir », conclut le Dr Selah. « Il espérait qu’il y aurait un jour lapaix entre nos deux pays et qu’il pourrait amener sa famille faire maconnaissance. » Il a quitté l’hôpital en laissant une lettre en arabe,désormais affichée au mur dans le service, afin qu’elle rappelle à tous à quelpoint cet homme les avait touchés.
« Je trouve que sauver des vies est un privilège et je suis heureux de pouvoirle faire », commente le Dr Selah. « Si d’autres blessés syriens ont besoin demon aide, je les soignerai de tout mon cœur. » 

S’occuper des petits détails 

D’autres patients syriens lui ont manifesté la même gratitude que le blessé àla mâchoire. Parmi eux, la mère d’une petite fille de 8 ans hospitalisée dansle service d’orthopédie. Mère et fille ont été blessées par une roquette qui adétruit leur maison. La mère a réussi à s’extraire des décombres et à en sortirsa fille. Toutes deux ont été conduites dans un hôpital syrien voisin, pour seretrouver, en fin de compte, à Safed. A l’hôpital Ziv, elles occupent des litsmitoyens. La mère a de grands yeux clairs et porte un foulard pour cacher sescheveux. En Syrie, elle a 8 autres enfants dont elle n’a aucune nouvelle, etelle s’angoisse pour eux en permanence.

« Je suis si reconnaissante que j’ai envie de remercier tous les membres dupersonnel, les uns après les autres, d’avoir pris soin de ma fille et moi »,dit-elle. « Je veux rentrer chez moi et vivre en paix, mais je sais que j’auraibeau répéter ça encore et encore, personne ne m’écoutera. Je suis heureused’être soignée ici, parce que je me sens en sécurité. J’aimerais qu’un jour, ilexiste un pont entre la Syrie et Israël. Je veux vivre dans la paix. » Le Dr ShokreyKassis a établi des liens avec cette femme et cette petite fille, à laquelle ilapporte des choses qu’elle aime, en particulier des bananes. Il estime que lesrelations entre individus constituent un révélateur. « On voit que ce n’est pasentre les individus que réside le conflit », affirme-t-il. « En fait, les genssont simples. Si cela dépendait d’eux, il y aurait la paix depuis longtempsdéjà ! » A l’hôpital de Galilée occidentale, le Dr Selah exprime le mêmesentiment : « Les relations personnelles sont importantes, parce qu’en fait, lemonstre n’est jamais tel qu’on se le représente. Quand on va vers les hommes etles femmes et que l’on comprend leurs désirs, on s’aperçoit qu’ils souhaitentjuste vivre leur vie, élever leurs enfants, mener une existence normale. Dieuest dans les petits détails, pas dans le tableau d’ensemble. Occupez-vous despetits détails et vous changerez le monde. »