Saveurs d’ailleurs au cœur de Tel Aviv

Neve Shaanan est l'endroit rêvé pour les explorateurs téméraires qui veulent s’offrir à peu de frais un voyage exotique en plein cœur de la capitale.

P17 JFR 370 (photo credit: Daniella Cheslow)
P17 JFR 370
(photo credit: Daniella Cheslow)

Par un dimancheaprès-midi, les habitués de chez Linda Tamir s’entassent dans son restaurantphilippin, au troisième étage de la gare routière centrale de Tel-Aviv. Lesfemmes entrent dans la cuisine, soulèvent le couvercle des marmites etcommandent à Tamir leurs plats préférés : ragoût de porc Adobo ou soupe depoisson. Puis, elles s’installent à une table et discutent entre elles, dans unmélange de tagalog et d’hébreu, de leurs patrons, de leurs ongles, de leurspetits amis et de leurs maris. Elles sont toutes aides familiales, en Israëldepuis des années.

Tamir est arrivée en Israël il y a vingt ans, après avoir rencontré unIsraélien aux Philippines. Ils ont divorcé par la suite, mais elle a gardé lacitoyenneté israélienne, et sa modeste gargote est devenue un second foyer pourde nombreuses Philippines, comme elle du pays.
Les ingrédients sont tous Made in Israël. La soupe de poisson, par exemple, està base de saumon, de haricots verts, d’oignons et d’aubergines. Mais Tamirlaisse de gros morceaux de saumon dans la soupe, ainsi que la tête et les yeuxgros comme des billes. Quand le ragoût est prêt, elle ajoute une bonne dose depoudre de tamarin, qui lui donne cette saveur aigre typique de la cuisinephilippine. Une fois ses clients rassasiés, ils se relaient pour s’époumonersur des standards américains avec l’inévitable karaoké, prisé tant à Manillequ’à Tel-Aviv.
"La plupart de mes clients sont philippins », explique Tamir. « La grandemajorité d’entre eux ne vivent pas ici en famille, mais plutôt seuls. Alors, aulieu de perdre leur temps à cuisiner, ils savent qu’ici c’est déjà prêt et ilsviennent manger chez moi".

 

Avec ou sans permis

 

Les travailleurs immigrés fontpartie intégrante de l’économie locale depuis 1987. Ils ont remplacé lesPalestiniens qui travaillaient dans la construction, la restauration, le ménageou le jardinage et ont perdu leur permis de travail en Israël après la premièreIntifada.

Ils sont aujourd’hui quelque 180 000, selon Sigal Rozen, porte-parole du centrede téléassistance des travailleurs immigrés. Un peu moins de la moitiéseulement sont porteurs de permis de travail en cours de validité. Lestravailleurs immigrés gravitent autour de la gare routière centrale deTel-Aviv, un choix évident pour ceux qui ont souvent besoin de se déplacer àtravers le pays pour tenter de trouver un emploi.
Depuis longtemps, des épiceries locales leurs fournissent ce dont ils ontbesoin : des paquets de nouilles, des sacs de riz et des dizaines de marquesdifférentes de sauce de soja. Mais ces dernières années, l’offre de repaschauds maison s’est élargie, qu’ils soient servis dans les restaurants ouvendus sur des tables de fortune le week-end.
Citoyenne israélienne, Tamir possède un restaurant tout à fait légal, avec letampon de la ville et du ministère de la Santé. A quelques pas de sa porte,d’autres Philippins se rassemblent dans les couloirs de la gare routière en finde semaine. Là, ils vendent porc grillé, nouilles frites, croustilles de peaude porc et ragoûts servis dans de grandes marmites métalliques, installées surdes tables pliantes, le long des devantures des épiceries asiatiques, magasinsde téléphones portables et autres bureaux de change et transfert d’argent.

La petite Manille

Mina, elle, préfère ne donner que son prénom. Devant elle sedresse une petite table où s’empilent des sacs de cacahuètes bouillies, desboîtes de viande grillée et le fameux Ube, une crème à base d’ignames mauves. «Là où je travaille, à tous les repas on sert du poulet, du poulet et encore dupoulet », explique-t-elle. Âgée de 51 ans, Mina exerce depuis huit ans commeaide-soignante. « Ici au moins, tous les weekends, nous pouvons consommer nosplats traditionnels », se réjouit-elle.

Deux jeunes filles s’approchent et commandent du riz. Un autre cherche ungâteau à base de farine de manioc. La plupart des plats coûtent 10 shekels.
Jeffrey, qui préfère lui aussi ne pas décliner son nom de famille, observe lamarchandise. Il explique qu’il y avait beaucoup plus de monde à la gareroutière, du temps où s’y trouvaient une discothèque philippine et unrestaurant.
« Maintenant, la plupart de mes amis ont émigré », soupire-t-il. « Ici, on nenous laisse rester que cinq ans. Mes amis veulent tous aller au Canada et enAngleterre. Je reste ici à cause de mon fils. Il s’est habitué à la vie enIsraël. » Tamir, la propriétaire du restaurant, appelle l’intérieur de la gareroutière la Petite Manille. Un surnom qui n’est pas ce qu’il y a de mieux pourles affaires, souligne Miki Ziv, le directeur général de la gare routière.Selon lui, la station de bus souffre d’une mauvaise image auprès du public, carla majorité de sa clientèle est constituée d’étrangers ou d’Israéliens parmi lesplus démunis.
Il dit avoir déposé plusieurs demandes, auprès de la ville, au sujet deproblèmes sanitaires liés aux aliments vendus sur les tables le weekend, maiscela n’a pas eu de suite.

 

Réfugié : unstatut convoité

 

Si en son sein, la gare routière est une petite Manille, àl’extérieur, Meles Ghebrehiwot, un Érythréen de 32 ans, explique que les ruesavoisinantes lui rappellent Asmara, la capitale de son pays natal. Il vend desproduits secs érythréens comme le riz et les épices, ainsi que des robes decoton blanc et des châles importés pour la population croissante de femmesimmigrées. Les Érythréens ont commencé à affluer en Israël il y a huit ans.Certains souhaitaient ainsi échapper au service militaire obligatoire à viechez eux.

Leur arrivée a coïncidé avec l’atterrissage de milliers de Soudanais quifuyaient le génocide dans leur pays. Leur point de passage : la frontière sud,poreuse, d’Israël après une longue traversée du Sinaï. Israël les a autorisés àrester dans le pays, mais contrairement à de nombreux gouvernementsoccidentaux, Jérusalem tarde à traiter leurs demandes d’asile. Seulement 140personnes ont reçu le statut de réfugié, qui leur permet de travailler en étantdéclarés. Pour certains, il est plus facile d’ouvrir un commerce, un restaurantpar exemple, plutôt que de chercher du travail au noir.
Anat Kliger est consultante dans une clinique d’aide juridique, à l’universitéde Tel-Aviv. Elle conseille les immigrés sur la marche à suivre pourl’ouverture de commerces en Israël. Selon elle, sans papiers reconnaissant leurstatut de réfugiés, les demandeurs d’asile africains ne peuvent pas légalementmonter une affaire - même pour répondre aux besoins de leur communauté.
« Ils ont besoin de jardins d’enfants ou de baby-sitters pour garder leursenfants, car il n’y a rien de prévu jusqu’à l’âge de trois ans », expliqueKliger. « Et ils aspirent à des endroits où se rencontrer, des pubs, des cafés.» Aussi, malgré leur statut équivoque, les Érythréens ont ouvert plus d’unedouzaine de gargotes sur et autour de Neve Shaanan, un boulevard piétonnier,juste au nord de la gare routière centrale.

 

Parfums d’Érythrée

 

Par un douxvendredi d’avril, au milieu du boulevard, deux Érythréennes font frire desgalettes spongieuses, la traditionnelle injera, sur des poêles métalliques dansla minuscule arrière cuisine d’un restaurant.

Elles placent la mince et large injera sur un plateau en inox, versent unelouche de ragoût de lentilles, le shiro, et de ragoût de viande par-dessus. Unjeune érythréen en T-shirt pourpre fait passer les plateaux à une clientèlecomposée exclusivement d’Érythréens, assis autour de tables couvertes de nappesà pois verts et blancs.
L’injera est à la fois l’assiette et la fourchette : les convives déchirent desmorceaux de crêpe, prennent une cuillerée de shiro et mangent le tout ensemble.L’épais ragoût brun orangé offre un excellent complément à la saveur citronnéede la crêpe géante. Une assiette de shiro végétarien coûte 20 shekels. Deminces jeunes hommes se partagent le plat à plusieurs et rincent le tout avecun Coca.
Le propriétaire refuse de parler aux journalistes. S’il se fait attraper par lapolice, il risque de lourdes amendes et la confiscation d’un matériel durementacquis.
La police a effectué une descente dans les commerces érythréens début mai, etconfisqué le matériel de restauration et l’inventaire des épiceries dans prèsde 10 établissements de la rue Neve Shaanan. Les propriétaires de quatre autresrestaurants érythréens refusent également de répondre à nos questions.

Saveurs du Darfour

 

A un kilomètre au nord de là, à deux pas de l’entrée dumarché aux légumes de Tel-Aviv, le restaurant Shakshoukan apporte la preuve,s’il en est, de l’inestimable valeur du statut de réfugié. Seifallah Bush, unSoudanais qui a obtenu le statut tant convoité, écrase du houmous « façonDarfour » à la main. Bush est arrivé du Soudan en 2005. Chez lui, il était lecuisinier de la famille, responsable de la préparation des repas du villagepour les mariages, les fêtes et les enterrements.

En Israël, il a travaillé dans des hôtels, des établissements chics et descafés. Des amis ont ouvert un restaurant de houmous du Darfour dans lequartier. Lorsque leur restaurant a fermé, le propriétaire de Shakshoukan, AdiLivay, lui a offert d’entrer comme associé dans l’établissement pour préparerle houmous.
« Il était à la recherche d’un emploi, et je voulais effectuer des changementsdans mon restaurant », explique Livay. Le houmous de Bush possède une saveurparticulière parce que « nous avons un mélange d’épices spécial. On le faitcuire à feu doux, et on l’écrase dans un mortier, à l’ancienne, au pilon. Latehina que nous utilisons vient de Nazareth. Elle est fabriquée à la meule depierre et a une consistance très épaisse. » Au Shakshoukan, on sert le houmousaccompagné de chou-fleur frit et d’aubergines, de tomates fraîches hachées,d’un œuf en tranches, d’une cuillerée de tehina épaisse, le tout surmonté d’unpetit drapeau israélien sur un cure-dent.
« J’ai apporté ici les saveurs du Darfour », déclare Bush. « Au Darfour, lehoumous est un plat national. Le Foul Darfour (à base de fèves), se consommelà-bas le vendredi matin. Ici, nous servons la salade du mont Mara, qui portele nom de l’endroit où je suis né. »

 

Une tour de Babel

 

Sigal Rozen travaillepour la Hotline réservée aux travailleurs immigrés. Pour elle, tous cesrestaurants illégaux témoignent de vies provisoires en Israël. Les Philippins,qui vendent des boîtes de barbecue sur des tréteaux à la gare routièrecentrale, ont très peu d’investissements. De même, les Érythréens qui cuisinentdans des bouis-bouis minuscules n’ont pas besoin de beaucoup de matériel.

Mais les restaurants peuvent aussi être le signe de l’enracinement decommunautés devenues suffisamment solides pour supporter l’industriealimentaire artisanale locale. La nourriture indienne, par exemple, a longtempsété l’apanage des restaurants huppés de Jérusalem et de Tel-Aviv.
Mais il y a deux mois, le magasin d’épices et d’alimentation Taste of India(Goûts d’Inde) de la rue Rosh Pina a commencé à vendre des samossas et dupoulet biryani sur de grands plateaux le weekend. Les deux propriétairespossèdent la nationalité israélienne, mais la clientèle est principalementcomposée d’aides-soignants indiens, népalais et sri-lankais, heureux de trouversur place les plats traditionnels de leur pays d’origine, proprement cuisinés,à un coût tout à fait abordable.
L’éventail grandissant de produits exotiques fait de Neve Shaanan un paradispour les chercheurs d’aventures, qui s’offrent à peu de frais un voyagedépaysant sans quitter Tel-Aviv. Mais pour les anciens habitants du quartier,celui-ci est envahi par les étrangers.
Le weekend, les trottoirs se couvrent de draps, sur lesquels trônent pêle-mêlede vieilles chaussures usées, des appareils électroniques désuets, d’anciensappareils ménagers, des livres et des vélos volés. D’habiles charlatans fontdes tours de passe-passe sur des boîtes en carton. Clameurs et paroleséchangées s’élèvent dans toutes les langues, des sonorités étranges pourl’oreille israélienne. Une ambiance qui rappelle étrangement les puces deClignancourt, aux portes de Paris.
Et dans le parc voisin Levinsky, des Africains fraîchement débarqués campentautour des toboggans et des portiques, première étape avant de trouver unappartement. Pour Rozen, le gouvernement parque les Africains à Tel-Aviv sansaucune aide pour trouver un logement et sans permis de travail. S’en suit unecohabitation difficile entre près de 25 000 Africains arrivés dans le quartieret les quelques 7 500 résidents d’origine.

 

Karaoké sans frontière

 

ShlomoMaslawi est conseiller municipal. Il a grandi dans ce quartier et siège dans uncomité qui planche sur la question des travailleurs immigrés.

Selon lui, l’économie informelle engendre tout un milieu interlope. Maslawi aorganisé plusieurs manifestations pour exiger que le gouvernement se penche surle problème de l’immigration « C’est le chaos total, là-bas », souligne-t-il. «Il n’y a aucun contrôle. La police ne met pas les pieds dans le quartier, lesautres autorités non plus. Pas plus que le ministère de la Santé... [Lesimmigrés] ne paient pas d’impôts. Et bien sûr, tout cela se fait au détrimentde la population locale. » Malgré la tension, les lieux de restauration offrentune plate-forme de rencontre, pour un mélange restreint des cultures.
Au Taste of India, Carmichael Akor, dont la femme travaille à l’ambassade duNigeria, est à la recherche de chips de plantain. Il explique que la cuisineindienne lui rappelle ce qu’il mangeait au Nigeria.
Et chez Tamir, l’Israélien Roni Maabari déguste une pita moelleuse trempée dansdu hilbeh, une sauce yéménite à base de fenugrec. Maabari est marié à unePhilippine qui lui a appris le tagalog, la langue du pays, et l’a initié aupasse-temps national, le karaoké. Maabari s’empare du micro et chante «Sometimes when we touch », une vieille ballade de Dan Hill, un succès de 1977,en anglais, en hébreu et en tagalog. « J’ai commencé à chanter à cause de mafemme, et j’adore ça », explique Maabari.

Un quartier marginal

 

Selon Janna Gour, fondatrice et rédactrice en chef dumagazine de cuisine, Al Hachoulhan (Sur la table), l’engouement pour la cuisineasiatique, en Israël, est le fruit d’une histoire d’amour locale entre lessaveurs de la Thaïlande et du Japon. Autrefois exotiques, les légumes comme lechou chinois, le basilic thaïlandais, les pousses diverses et toutes sortes decourges et de melons sont aujourd’hui cultivés en Israël dans des fermesspécialisées. Ce qui ne peut être produit est facilement importé. Quand lespremières épiceries chinoises ont ouvert au fameux Shouk Hacarmel dans lesannées 1990, on pouvait acheter des nouilles asiatiques, du nori pour les sushis,et autres spécialités, rappelle Gour. Et de préciser : « tous les gastronomesconnaissaient l’adresse ».

Aujourd’hui, cependant, les produits asiatiques sont disponibles dans denombreux magasins à Tel-Aviv et alentours. Quant au quartier de Neve Shaanan,il reste un mystère pour la plupart, à l’exception des plus audacieux,poursuit-elle, ce qui rend l’idée de le voir se transformer en attractionpopulaire du genre Chinatown peu probable.
« Gourmets et fin palais, dans leur grande majorité, ignorent tout del’existence de ces restaurants », souligne-t-elle. « En dehors de quelquesbobos branchés très tendance que certains endroits peuvent attirer, pour lagrande majorité des habitants de la capitale, le quartier reste malfamé, obscuret trouble. » De son côté, Tamir se réjouit de l’arrivée sur le marché d’unevariété toujours croissante de produits asiatiques, qui lui facilitent la viederrière ses fourneaux. Quand elle a débarqué en Israël en 1992, il étaitdifficile de trouver de la sauce de soja. Aujourd’hui, la seule chose qu’ellerapporte du pays se limite à la poudre de tamarin et quelques épices. Tout lereste est en vente dans le quartier. « Même si je ne suis pas toujours labienvenue dans ce pays », déclare-t-elle, « je me sens ici chez moi ».