Le Grand Rabbinat sur la voie de la rédemption

Derrière l’assignation à résidence qui frappe le Grand Rabbin Yona Metzger se cache une institution en déclin depuis des décennies.

P8 JFR 150 (photo credit: Bernadette Szabo / Reuters)
P8 JFR 150
(photo credit: Bernadette Szabo / Reuters)

Amotz Asa-El L’heure de gloire du Grand Rabbinat aurait pu sonner en 1959,quand le Grand Rabbin Joseph B. Soloveitchik de Boston, s’est vu offrir desuccéder au rabbin Isaac Herzog. Mais ce génie polyvalent – sa sciencetalmudique faisait autorité, ses résultats obtenus dans le domaine del’enseignement et l’originalité de la philosophie avaient conquis à la fois lesrabbins ultraorthodoxes, les sionistes laïques et les penseurs non-juifs – arefusé. Soloveitchik aurait pu être au Grand Rabbinat ce que Stanley Fischer aété à la Banque d’Israël : une référence, respectée, admirée, légitime.

Le refus de Soloveitchik a signé le déclin du Rabbinat. Abandonné dès lors aux aléas de la politique israélienne, il ira lentement à saruine jusqu’à toucher le fond, la semaine dernière, après 92 ans d’histoire,avec le placement en résidence surveillée du Grand Rabbin Yona Metzger, sur desaccusations de corruption. Avec cette arrestation et le mandat des deux GrandsRabbins, qui vient à échéance le mois prochain, le débat houleux sur l’état deslieux de l’institution rabbinique, ses objectifs et son avenir, a pris unetournure encore plus dramatique.
La dérive de l’homme à la moto 
Fondé par un gouvernement étranger et dirigé àl’origine par une des plus grandes personnalités rabbiniques de l’époquemoderne, le rabbin Abraham Isaac Kook, le Grand Rabbinat est, à l’origine, uneinstitution aux antipodes de celle qui attend maintenant sa rédemption.
Sous la haute autorité du Rav Kook, décédé en 1935, incontestable leader ettalmudiste, le rabbinat est prestigieux. Sous la houlette de ce grand talmudiste, il bénéficie à sa tête d’un penseuroriginal, écrivain prolifique, intellectuel à la renommée mondiale, ami etconseiller d’universitaires, de lettrés et de politiciens.
Il est de notoriété publique que le rabbin Metzger n’est pas un rabbin d’unegrande envergure : ni penseur, ni juriste, il n’a pas la carrure de cettefigure légendaire du judaïsme. En revanche, pour célébrer des mariages, il est imbattable.
Une tâche lucrative qui lui rapporte beaucoup : jusqu’à 1 000 dollars pour lacérémonie pour laquelle il est inculpé.
Cet officiant zélé et infatigable, capable de célébrer jusqu’à cinq mariages enune seule soirée, fend les embouteillages avec son scooter, zigzague d’unehoupa à l’autre en chevauchant sa Suzuki, et assoit peu à peu le rabbinat surune petite mine d’or. Le fait que l’homme à la moto soit devenu le successeurde Kook a fait grincer les dents de plus d’un sioniste, et ce, bien avant sonassignation à résidence la semaine dernière, pour détournement de fondsprovenant des dons.
Pourtant, Metzger et ses hauts faits ne sont que la partie émergée del’irrésistible déclin de l’institution rabbinique. Nous sommes bien loin de l’époque où le Rav Kook pensait qu’il construisait laboussole morale de la nation juive.
Le Rabbinat, de la gloire au fourvoiement 
Kook, attentif à légiférer en matièrede loi religieuse selon les besoins de la communauté, veut un rabbinat auservice des juifs observants, mais il ambitionne aussi de s’adresser auxnon-juifs et d’être une référence morale pour l’ensemble de la société et prôneaussi la direction des âmes laïques.
Fidèle à sa vision du sionisme dans lequel il voit le début de l’èremessianique, Kook cherche à jeter des ponts, non seulement entre les juifs detous les horizons, mais aussi entre l’exil passé et la rédemption à venir. Cetalliage heureux de philosophie inclusive et de personnalité extravertie, faitde lui le fer de lance du sionisme laïque et une référence incontournable pourses leaders. Les Anglais, quant à eux, apprécient ses qualités de médiateur,auxquelles ils font appel pour dialoguer avec les juifs de Palestine.
Et c’est le couronnement d’un rabbinat à l’autorité morale jamais égalée et aupouvoir à haute valeur dissuasive. Après la mort de Kook, le rabbinat prend un tournant malheureux ; il sepositionne dans le débat sur la partition de 1937, du côté de ses nombreuxdétracteurs, qui à l’époque vont des universitaires libéraux aux kibboutzniksmarxistes.
Cet épisode sonne le glas de la quête originale de Kook et de son rêve de voirrétablie l’influence de l’ancien Sanhédrin, qui siégeait au Temple etpromulguait ses lois à l’ensemble du peuple juif, et met en exergue les limitesdu rabbinat, qui non seulement reste un acteur de second plan dans ce débat,mais, de plus, finit du côté des perdants.
Ainsi, lorsque l’État d’Israël est créé, le rabbinat passe du noble rôle deboussole morale de Kook, à celui moins glorieux de haut temple de labureaucratie. Il règne en maître sur la vie matrimoniale des citoyens ;mariage, divorce, mais aussi sur les conversions. Il supervise la cacheroute,préside à un système judiciaire qui prétend aussi régenter la vie civile, etcélébrer les mariages de tous et même des non-religieux, lorsque les deuxparties s’y résignent.
Il n’en faut pas plus à de nombreux laïcs, pour jeter l’anathème sur lerabbinat, jugé trop prépondérant. Pendant des décennies, les principaux rabbinsn’en restent pas moins respectés comme éminences compétentes, même par lesultraorthodoxes, qui se moquent pourtant du chef du rabbinat et ne voient enlui qu’un vassal du sionisme laïc.
Une guerre fratricide sans merci 
La faillite du Grand Rabbinat culmine au débutdes années 1970, lorsqu’il rate une chance unique de gagner sa légitimité auniveau national, une chance qu’il gaspille avec un maestro spectaculaire. Unechance qui ne se représentera plus jamais.
En 1921, les Britanniques forts de leurs habitudes, ont l’idée machiavélique dediviser le rabbinat en deux entités avec chacune à leur tête deux grandsrabbins, un séfarade et un ashkénaze. Kook et son homologue, le rabbin JacobMeir, règnent en harmonie, de même que tous les duos de rabbins qui vont sesuccéder au cours du premier demi-siècle de l’existence du rabbinat.
Dans ce contexte, la nomination des rabbins Ovadia Yossef et Shlomo Goren, en1972, est porteuse d’espoir, parce que tous deux amènent à leur fonction leurvaste savoir et leur érudition, mais aussi ce qui a fait défaut à la plupartdes grands rabbins : le charisme, la vision et l’audace.
Au moment de sa nomination, Goren a déjà mis sur pied l’aumônerie de l’arméeisraélienne. Une tâche qui l’a amené à des prises de décisions pour faire faceà des situations auxquelles la loi juive n’avait pas été confrontée depuisl’époque romaine, en matière de combats le Shabbat (le samedi), de lois alimentairessur le champ de bataille ou le statut de l’épouse d’un soldat disparu. De soncôté, le Rav Yossef s’est déjà imposé comme génie halakhique (juridique) et cejuif d’origine irakienne est fier d’imposer ses décisions au monde séfarade,même quand elles contredisent une doctrine ashkénaze préexistante. Hélas, lesdeux rivaux deviennent bientôt des ennemis jurés.
Ce qui déclenche leur rivalité, c’est une décision halakhique de Goren : si unemère met au monde des enfants d’un second conjoint, sans avoir préalablementobtenu son divorce du premier, ces enfants peuvent se marier en dépit de la loijuive qui interdit aux bâtards (nés hors mariage) le droit de se marier pendant10 générations. Yossef contredit aussitôt cette décision, la rivalité entre lesdeux décisionnaires se répand sur la place publique, avec une méchanceté et uneâpreté qui deviendra légendaire, et dans laquelle bien plus qu’un conflitd’egos est à l’oeuvre.
Une bataille pour le pouvoir politique 
Socialement, Yossef est animé par uncomplexe d’infériorité d’ordre ethnique, qui le pousse à vouloir porter leLikoud au pouvoir pour ensuite favoriser la création du Shas. Goren, quant àlui, est un pur produit de l’establishment vétéran d’une part, et de l’autre,un collègue de longue date et ami personnel de puissants dirigeants comme MoshéDayan et Itzhak Rabin. Il est farouchement opposé au Premier ministre David BenGourion, quand celui-ci est à la tête de l’Etat, puis ensuite à tous sessuccesseurs. Dans un contexte social tendu, Goren prévoit d’ouvrir au rabbinatde nouveaux départements dédiés aux Israéliens laïques et à la diaspora juive.
Mais cette quête est torpillée par Yossef, dont l’objectif se concentre sur laclasse ouvrière israélienne qu’il entend bien mobiliser ensuite autour de lacréation du parti Shas.
Pendant ce temps, le clivage théologique se creuse entre Goren qui s’oppose auxnégociations de territoires situés en Judée-Samarie pour une paix hypothétique,alors que Yossef se dit favorable à des négociations pour d’éventuels échangesde territoires, qui pourraient selon lui favoriser la paix.
En bref, au début des années 1980, le rabbinat de Kook comme modérateur socialtombe définitivement en désuétude et la guerre qui règne entre les deux rabbinsdevient emblématique de celle qui assaille l’Etat juif. L’affrontementGoren-Yossef affaiblit le rabbinat, tant et si bien qu’en 1983, ils sont tousdeux démis de leurs fonctions et une nouvelle loi vient limiter tout mandat dechef rabbinique à une durée de 10 ans. Le but étant d’infirmer l’influence del’institution sur la scène politique et de remédier aux ambitions politiques durabbinat en le privant de leader charismatique.
C’est ainsi que le rabbinat devient une institution anecdotique. Ce sont toutd’abord, les rabbins Avraham Shapira et Mordehai Eliyahou, qui en prennent latête, peu connus en dehors de leurs communautés et qui font du rabbinat uneobscure officine au service d’une mouvance favorable au Grand Israël. Ensuite,les rabbins Israël Meir Lau et Eliyahou Bakshi-Doron, prennent le relais,admettant qu’ils se réfèrent à un autre courant d’obédience non sioniste, grâceauquel ils ont été élus.
La faillite morale 
Metzger arrive en fin processus, porté au pouvoir par lesrabbins ultraorthodoxes qui s’appliquent à défigurer une institution quel’orthodoxie moderne voudrait voir s’ériger comme modèle pour un futurSanhédrin. Ce conflit de chapelles, tire inexorablement le rabbinat vers lebas, au moment où Israël fait face à de nouveaux défis et pourrait bénéficierd’un rabbinat efficace et compétent.
L’arrivée en Israël d’une grande vague d’immigration, dont les membres ne sontpas pleinement juifs au regard de la loi juive, exigerait un leadershipreligieux sans faille, doté d’une autorité indiscutable doublée d’audace. Dansla veine de celle dont Yossef avait fait preuve, en reconnaissant la judéitédes juifs d’Ethiopie, à l’origine de l’autorisation de leur rapatriement enIsraël. Aujourd’hui, le rabbinat est aux mains des rabbins ultraorthodoxes,hostiles à toute nouvelle immigration.
Le rabbinat s’est également tenu à l’écart de tout combat moral, comme celui dela lutte contre le trafic des femmes, une faillite impensable dans la vision duRav Kook.
Et plus concrètement, il doit être tenu pour responsable de la recrudescencedes mariages célébrés à l’étranger, émanant de couples hostiles au rabbinat quisouhaitent éviter tout contact avec lui. Une attitude qui sanctionnel’institution et sonne le glas d’un système qui a grand besoin d’une révision.
Et quand bien même Metzger se révélerait innocent d’un point de vue légal, sile rabbinat veut retrouver sa pertinence sociale et sa raison d’être, il faudraque son successeur fasse preuve de la même fermeté envers l’entourage deMetzger aux commandes au Rabbinat, que celle dont Shimon Peres aura usé avec lecabinet de Moshé Katsav.
Mais on peut en douter, au vu de la tournure que prend la lutte pour lasuccession. Il règne une atmosphère de sauvequi- peut, dans laquelle beaucoupprônent un changement dans la continuité, en proposant des candidats dont troissont les fils d’anciens grands rabbins, tandis que des voix s’élèvent réclamantune modification de la loi qui permettrait au Grand Rabbin Shlomo Amar, deprolonger son mandat.
La lumière au bout du tunnel ? 
Le candidat qui s’impose comme l’incarnation duchangement est David Stav, le rabbin de Shoham âgé de 53 ans qui a gagnél’approbation de HaBayit HaYehoudi, le parti de Naftali Bennett condamné par leRav Ovadia Yossef, et traité de « diabolique » pour des raisons que ce derniern’a pas cru bon de préciser.
Paradoxalement, l’arrestation de Metzger augmente les chances de Stav d’êtreélu. Il s’agit d’un sabra affable qui a servi comme rabbin de communauté enBelgique, puis comme rabbin de l’école de cinéma religieuse Ma’ale, avant deco-fonder une école talmudique à Petah Tikva avec le rabbin Shai Piron, à uneépoque où ni l’un ni l’autre ne pouvaient imaginer même dans leurs rêves lesplus fous que Piron allait devenir ministre de l’Education dans le nouveaugouvernement.
Même si Stav n’arrive pas à la cheville de Kook, ce sera toujours plus haut queles profondeurs dans lesquelles le rabbinat s’est depuis abîmé.
Piron, le second de Yaïr Lapid, ministre des Finances et leader du parti AtidYesh, travaille à réaliser un rêve encore plus fou : celui de hisser Stav à lafonction de Grand Rabbin d’Israël. Personne ne se fait d’illusion sur Stav quin’a pas la carrure de Kook. Mais il pourrait bien néanmoins être l’homme de lasituation, et se révéler capable de tirer le rabbinat de l’ornière et l’éleverassez pour qu’il revienne à ses racines et retourne à sa vocation première.
Le rabbinat est tombé si bas, que cela devrait être du domaine du possible.