Etroguim de Calabre : la crise

Cette année, les cédrats en provenance du sud de l’Italie se font très rares, et leurs prix atteignent des sommets

Avant la récitation de la prière de Souccot, les quatre espèces en main (photo credit: REUTERS/Ronen Zvulun)
Avant la récitation de la prière de Souccot, les quatre espèces en main
(photo credit: REUTERS/Ronen Zvulun)
Pour la fête de Souccot, des milliers de juifs à travers le monde utilisent depuis des siècles un cédrat très particulier cultivé en Calabre, dans le sud de l’Italie. Cette année, cependant, les rigueurs hivernales ont fortement affecté les cultures, et la plupart des cédratiers qui produisent ces agrumes uniques, particulièrement prisés par certains mouvements hassidiques, ont été détruits par le gel.
En Calabre, région située dans la pointe sud de la botte, les étroguim sont cultivés sur une bande de terre le long de la côte, surnommée la Riviera dei Cedri. On les appelle parfois étrog Yanover, du nom yiddish de la ville de Gênes, au nord du pays, d’où ils étaient expédiés par le passé.
D’après le rabbin Moshe Lazar de Milan, responsable du contrôle de la cacherout des récoltes de cédrats en Calabre depuis 1964, la plupart des vergers ont été détruits pendant l’hiver. Les températures extrêmement basses ont provoqué un gel intense qui, lorsque l’humidité est trop faible pour que la gelée se forme, entraîne la brûlure des végétaux : ceux-ci noircissent et dépérissent.
« Il y aura pénurie de fruits dans les années à venir, jusqu’à ce que tous les arbres repoussent. Certains vont devoir se replier sur des étroguim d’autres provenances ou de qualité inférieure », explique le Rav Lazar. Il existe, notamment en Israël, des plantations créées à partir de boutures d’étroguim de Calabre.
De Moïse au Rabbi de Loubavitch
La tradition des cédrats calabrais remonte à l’époque de Moïse, qui aurait envoyé des émissaires en Italie pour rapporter les précieux fruits, « car cette terre a été bénie par notre père Isaac », rapporte le rabbin. « Lorsque Dieu a ordonné aux juifs, dans le désert, de prendre un étrog pour la fête de Souccot, Moïse a envoyé des messagers sur un nuage, qui lui ont rapporté les cédrats de Calabre. Depuis, la tradition s’est perpétuée au sein du mouvement Habad, de prononcer la bénédiction sur un étrog d’Italie », poursuit-il.
Il est difficile de donner une estimation précise du nombre de fruits récoltés chaque année, cela tourne autour de dizaines de milliers. Mais cet automne, seuls quelques milliers seront présents sur le marché. »
D’où l’émoi, dans le monde juif, en raison des prix exorbitants qu’atteignent les précieux agrumes. Un étrog de Calabre coûte généralement 500 shekels et plus, en fonction de sa taille et de sa qualité, mais cette année, le plus petit se vend quelque 1 400 shekels.
Leizer Rodal, d’origine italienne, poursuit la tradition familiale du commerce des étroguim calabrais à New York. « Le cédratier est un arbre très délicat », explique-t-il. « Malheureusement, l’hiver a fait des ravages. Nous nous attendions au pire, mais avec le temps quelques arbres ont toutefois repris. On a quand même dû abattre 90 % des plants. »
« Les arbres qui ont résisté à l’hiver étaient en état de choc. La récolte se fait en général deux fois par an : les premières fleurs poussent en mai, et fin juillet, les gros étroguim, ceux prisés par les Loubavitch, sont prêts pour la cueillette. Cette année cependant, les fleurs n’ont pas poussé ou bien sont tombées. Pour cette raison, seuls quelques fruits sont arrivés à maturité pour la seconde cueillette. Les Hassidim de Satmar choisissent en général cette qualité tandis que d’autres préfèrent la forme « migdal », la seule disponible sur le marché actuellement. Bien que les fruits soient de petite taille, beaucoup de cultivateurs se sont rabattus sur ces derniers. Il faut bien qu’ils récoltent quelque chose ! », souligne Leizer Rodal.
Un seul verger produisant les gros étroguim a survécu. « Un agriculteur a couvert ses arbres de plastique et mis de l’eau dessus. L’eau a gelé et cela a maintenu une température plus élevée à l’intérieur : les fleurs ont poussé et donné des fruits. C’est le seul verger à avoir donné de gros cédrats cette année », affirme Lazar.
« L’un des principaux négociants en étroguim, qui acquiert environ 50 000 unités chaque année, aura bien de la chance s’il en déniche 3 000 en vue de la fête. Un agriculteur m’a dit avoir abattu 5 000 arbres sur sa propre exploitation. « Globalement, la pluviométrie a été très basse cette année : c’est aussi une année difficile pour le vin et pour l’huile », déclare le rabbin Lazar.
De père en fils
Leizer Rodal, dont les parents sont arrivés à Milan en tant qu’émissaires du Rabbi de Loubavitch, vient d’une famille qui supervise la culture des étroguim et en fait le commerce depuis trois générations. Il est né en Italie, d’un père canadien et d’une mère originaire de New York.
« Mon grand-père est l’un des neuf garçons qui ont été envoyés à Montréal pour y établir une communauté juive. Il a ouvert là-bas un magasin d’articles judaïques. Chaque année, il louait des camions pour aller chercher des étroguim. »
« Mon père était machguiah : il supervisait les cultures et s’est lancé plus tard dans le commerce des cédrats. Nous faisions dix heures de route en famille, de Milan jusqu’au sud de l’Italie. Mon père travaillait pendant que nous passions nos vacances là-bas. Deux de mes sœurs sont nées ici, en Calabre. Enfant, j’accompagnais mon père dans les champs et je ramassais de petits étroguim tombés à terre. Nous aidions également à la récolte. Avec le temps, je me suis impliqué davantage dans la vente, à Milan. J’ai également supervisé les plantations pendant plusieurs années. »
« Il y a cinq ans, j’ai commencé à commercialiser les étroguim aux Etats-Unis. J’ai ouvert un magasin à Brooklyn baptisé Esrogino, un nom qui sonne italien. Je connais tous les agriculteurs depuis mon enfance et j’ai de bonnes relations avec eux. Le fait de parler italien et d’entretenir avec eux des rapports amicaux m’a certainement ouvert des portes », précise-t-il.
Selon Rodal, tout le monde est touché par la crise dans cette affaire. « La plupart des agriculteurs n’ont pas récolté de fruits, et cela se ressent sur les prix : il va falloir dépenser une fortune pour quelques maigres cédrats. Les vergers situés sur les hauteurs ont été plus durement affectés, car il y a environ cinq degrés de différence de température. Les champs plus proches de la côte ont obtenu de meilleurs rendements. Grâce à Dieu, j’ai pu mettre une option sur un verger côtier cette année. J’ai discuté de la situation avec les agriculteurs, et mon père s’est rendu sur place. Il a pris quelques photos et nous avons évalué l’ampleur des dégâts. La culture de l’étrog comporte toujours une part de risque, mais nous avons relevé le défi et avons obtenu un verger qui a donné des fruits. Mais nombreux sont ceux qui n’auront rien à vendre ni à importer cette année. »
La surveillance des étroguim
Le métier de machguiah de la culture d’étroguim nécessite un apprentissage et une expérience poussés. « Il faut vérifier chaque arbre pour s’assurer qu’il n’a pas été greffé, ce qu’interdit la loi juive. Cela nécessite une longue expérience, car le greffage peut se faire de différentes façons, dont certaines sont difficiles à détecter », explique le rabbin Moshe Lazar.
Il cite par exemple un verger où les surveillants de cacherout n’avaient jamais réussi à mettre les pieds pendant la cueillette. « Chaque fois, les propriétaires donnaient une excuse différente, jusqu’à ce qu’un jour, après avoir insisté lourdement, les ouvriers nous montrent que les arbres avaient été greffés et recouverts de terre », se souvient-il.
L’étape suivante est de s’assurer que les fruits proviennent bien de l’arbre sur lequel s’effectue la cueillette en question. Il y a eu des cas où les agriculteurs ont pris une branche de cédrats d’un arbre greffé et l’ont suspendu entre les branches de l’arbre authentique.
Il faut donc effectuer une surveillance continuelle dans les vergers », explique le rav. « Deux superviseurs se trouvent en permanence sur place pendant la cueillette. Le troisième fait des allers-retours pour apporter les étroguim au quatrième machguiah, qui les emballe en lisière de champ. »
Selon le rabbin, dans le passé, lorsque chaque champ produisait quelques dizaines d’étroguim conformes, deux surveillants suffisaient. « Maintenant, alors que les vergers donnent des centaines de fruits, le personnel doit être plus important. » « Il arrive également que les agriculteurs préparent, dans le champ même, des caisses d’étroguim provenant d’une greffe. Si le machguiah se contente d’être assis au bord du champ, il ne peut pas s’en rendre compte », poursuit-il.
« On ne peut pas toujours faire confiance aux cultivateurs, mais lorsque l’on parle la même la langue et que l’on vient du même pays, les relations sont plus faciles. Les agriculteurs comprennent vite qu’on ne peut pas tromper les machguihim ! »
L’autre aspect important de la surveillance est de s’assurer que les étroguim cueillis sous supervision sont bien ceux vendus sur le marché. « C’est pourquoi chaque boîte porte une étiquette spéciale attestant de la provenance et du contrôle effectué. »
Etroguim du Maroc et d’Israël
Vu les prix pratiqués cette année, dit Leizer Rodal, l’alternative pour la communauté juive est d’acheter des fruits cultivés au Maroc et en Israël.
« Cette saison, la plupart des étroguim de Calabre seront vendus aux juifs pour Souccot. Les agriculteurs ne garderont qu’1 % de leur récolte pour en faire des confitures ou des liqueurs », précise Rodal, alors que d’ordinaire, ces produits constituent un à-côté non négligeable sur leurs revenus annuels.
Pour ce qui est des années à venir, les agriculteurs travaillent à replanter de nouveaux arbres pour remplacer ceux qui ont été abattus. « Cela se fait à partir de nouvelles boutures. Dans le meilleur des cas, il faudra au minimum deux ans pour que les cultures reprennent et que les arbres commencent à donner des fruits. La pénurie de cédrats calabrais devrait perdurer l’an prochain, mais dans une moindre proportion », indique le négociant. « J’espère qu’il y aura deux cueillettes, voire trois, car si tout se passe bien, les arbres qui ont donné des fruits cette année devraient refleurir en mai et en juillet. Il devrait y avoir plus d’agrumes mais la pénurie se fera encore sentir », déclare-t-il. « Le commerce devrait reprendre normalement dans deux ans... 2 000 nouveaux arbres ont été plantés cette année : nous avons donc toutes les raisons d’être optimistes pour l’avenir. »
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