Il était une fois le Kindertransport

Les opérations de sauvetage de milliers d’enfants juifs des griffes nazies ne se sont pas faites sans traumatismes. Des survivants se souviennent

Mémorial à Londres commémorant le sauvetage d'enfants juifs (photo credit: TOBY MELVILLE/REUTERS)
Mémorial à Londres commémorant le sauvetage d'enfants juifs
(photo credit: TOBY MELVILLE/REUTERS)
Chacun de nous possède un narratif singulier qui le constitue. Le village mondialisé dans lequel nous vivons a beau homogénéiser bien des aspects de nos existences en faisant fi des distances, pour autant, nous possédons tous un bagage culturel, religieux, ethnique qui nous est propre.
Le Kindertransport (transport d’enfants) est le nom informel donné à une série d’opérations de sauvetage qui se sont déroulées entre 1938 et 1940, (du pogrom de la nuit de Cristal jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale), et qui ont permis de transférer environ 10 000 enfants juifs de l’Allemagne nazie vers la Grande-Bretagne. Réfugiés d’Allemagne, d’Autriche, de Tchécoslovaquie, de Pologne et de la ville de Dantzig, ils ont été placés dans des familles d’accueil, des foyers, des écoles ou des fermes.
A priori, le Kindertransport a tout d’une opération miraculeuse. Une réussite extraordinaire, grâce à laquelle des milliers d’enfants ont pu échapper au terrible sort des membres de leurs familles laissés derrière eux. Pour autant, l’histoire a aussi ses côtés sombres qui ont marqué à jamais l’existence de ces jeunes réfugiés, ainsi que celle de leurs descendants.
Le traumatisme de la séparation
Imaginons la scène. Un enfant de neuf ans attend un train, sur le quai de la gare de Westbahnhof à Vienne, par une nuit glaciale. Celui-ci est bien trop jeune pour pouvoir deviner ce qui est en jeu. Il n’est pas impossible qu’il se demande si ce sont ses parents qui ont décidé cette séparation. On lui a probablement dit que c’était pour son bien et que sa famille le rejoindrait « dès que possible ». Avec un groupe d’autres enfants transis de froid, il patiente des heures dans la queue qui court le long du quai, cerné par des soldats allemands. Ses parents, quant à eux, attendent sur un autre quai, de l’autre côté de la voie ferrée. L’enfant se demande pourquoi sa mère et son père ne l’accompagnent pas pour prendre ce train qui doit le conduire vers la liberté, dans cette lointaine Grande-Bretagne.
L’heure d’embarquer arrive. Il n’y a pas d’effusions affectueuses. Les soldats fouillent probablement la valise de l’enfant, peut-être même ses poches, avant de le laisser monter dans le train. Le soulagement d’avoir échappé à la terreur du régime nazi, il le ressent pour la première fois lorsque le train passe la frontière des Pays-Bas, et que des Hollandaises bienveillantes montent à bord pour offrir du chocolat chaud aux enfants.
Voici un aperçu du périple qu’ont vécu ces milliers d’enfants, dont la grande majorité ne devaient plus jamais revoir ni parents, ni frères, ni sœurs. L’épreuve physique et émotionnelle de cette séparation allait les marquer à jamais.
Certaines des personnes ayant pris part au Kindertransport ont été invitées tout récemment à Jérusalem, pour assister à une conférence sur le sujet organisée par la Fédération mondiale des enfants juifs survivants et de leurs descendants.
Des retrouvailles impossibles
Ilse Melamid est une survivante du Kindertransport. Après une enfance choyée dans un milieu viennois aisé, Ilse, née Hoenigsberg, a vu son monde basculer après l’Anschluss en 1938. Peu avant son départ précipité, sa mère était parvenue à faire sortir son père du camp de concentration de Dachau, où il était interné depuis un an. Celui-ci a ensuite réussi à passer la frontière pour gagner l’Italie. La mère et la sœur d’Ilse ont péri à Auschwitz.
Après son arrivée en Grande-Bretagne, la petite fille a été placée dans le nord-ouest du pays chez un couple chrétien qui n’avait pas d’enfants. Elle y restera deux ans et demi. Le couple a rapidement regretté de s’être engagé à s’occuper d’Ilse, mais il ne voulait surtout pas perdre la face en l’avouant aux autorités. « J’étais donc plus ou moins reléguée à la cuisine », se souvient la rescapée. « Finalement, ils ont trouvé une excuse pour que je parte. Ils ont déclaré aux autorités que c’était important pour moi d’être ‘’autonome’’, c’est le mot qu’ils ont employé. »
La jeune fille, alors âgée de 14 ans, a donc dû quitter l’école prématurément. Elle a ensuite été hébergée dans un établissement spécialisé pour enfants. « J’aurais pu avoir une bonne éducation mais j’étais trop traumatisée pour apprendre », pointe Ilse. » J’étais comme un ‘‘passager scolaire’’. Je n’ai pas pu apprendre grand-chose. »
Ilse n’a jamais revu son père, bien qu’il ait survécu à la guerre et à son internement dans un camp de concentration en Italie. Les difficultés financières et l’éloignement durant les années de guerre les avaient rendus comme étrangers l’un à l’autre. Il savait que sa fille était vivante et résidait au Royaume-Uni, mais il n’a jamais pu se résoudre à prendre un avion pour aller la voir. « Il y avait une certaine communication entre nous, mais il n’avait pas les moyens de venir me rendre visite », dit Ilse. « J’ai mes propres théories à ce sujet », confie-t-elle. « Je pense que lui et moi ne nous sentions plus capables d’avoir une relation père fille. Et je ne voulais pas rouvrir ce chapitre douloureux de mon existence. J’ai supposé qu’il ne se sentait plus vraiment capable d’être un père, et d’assumer ses responsabilités. Sans compter qu’il devait culpabiliser de ne pas avoir pu faire sortir ma sœur et ma mère d’Autriche. » Plus tard, le père d’Ilse a émigré en Australie où il avait une sœur, et la jeune fille a décidé de l’y rejoindre. Malheureusement, le destin en a décidé autrement. Le père de la jeune fille a eu des problèmes de santé et il est mort subitement lors d’une opération chirurgicale, peu avant l’arrivée de celle-ci.
Ilse s’est tout de même installée à Sydney. Elle avait alors 25 ans, et son existence a commencé à prendre une meilleure tournure. « J’ai aimé ma vie en Australie », dit-elle, racontant qu’elle avait retrouvé une famille auprès des Davis, la famille de la femme de son cousin. Ilse a également rapidement adhéré à la mentalité environnante. « Les classes sociales y étaient nettement moins marquées qu’en Grande-Bretagne. Tout était possible, ouvert, il suffisait de le décider. » Malgré ses lacunes et son manque d’éducation secondaire, la jeune femme qu’elle était s’est donc mis en tête d’obtenir un diplôme en psychologie et en Beaux-arts. « Quand on a grandi à Vienne, on a ça dans le sang », lance-t-elle avec malice. Après quelques années, Ilse est partie s’installer à New York où elle a retrouvé de proches parents.
L’autre Kindertransport
A chacun sa façon de faire face à l’adversité. Arthur Weil, autre participant à la conférence de Jérusalem, semble avoir adopté une philosophie de vie à la fois équilibrée et pragmatique. Après avoir fui l’Allemagne nazie, Arthur est arrivé à New York à l’âge de 12 ans. Il habite aujourd’hui en Californie. Quand je lui fais remarquer qu’il est venu de très loin pour assister à cette conférence, il met immédiatement les choses en perspective. « On peut dire en effet que je reviens de loin. Cela dépend de la façon dont vous regardez la vie », me lance-t-il en riant. Lui faisait partie de l’autre Kindertransport, dont les gens ignorent généralement l’existence. « Peu de gens savent qu’il y a eu deux sortes de Kindertransports », explique-t-il. « Celui des 10 000 enfants, qui les a amenés en Angleterre. Et l’autre, qui a commencé dès 1934. 1 300 enfants environ en ont bénéficié. »
Arthur Weil explique que le Kindertransport américain fut une opération de sauvetage très différente. « Nous sommes partis par petits groupes. Sur place, nous avons été recueillis par des familles juives exclusivement. Ce qui explique qu’à la fin de la guerre, tous les enfants qui se trouvaient aux Etats-Unis étaient restés juifs, alors que beaucoup d’enfants ayant atterri en Grande-Bretagne avaient été convertis. »
Quand Arthur Weil est arrivé aux Etats-Unis, il n’avait aucune nostalgie de son pays natal. « Il n’était pas question que je retourne un jour en Allemagne », dit-il. « J’avais quitté ce pays à bord d’un bateau allemand dont la cale inférieure était couverte de swastikas et de ce genre de choses. J’avais déjà si peur de l’Allemagne, mais après avoir vu tout cela, il était clair que je ne remettrais jamais les pieds là-bas. »
Certains survivants de la Shoah arrivent à parler de leurs traumatismes, tandis que d’autres ne souhaitent pas partager leurs expériences, même avec leurs proches. « La première fois que j’ai entendu parler de l’Holocauste, c’est quand je suis allée avec mon père là où il avait grandi, à Steinheim, à Hanovre, où se trouvait un mémorial mentionnant que son grand-oncle était mort à Auschwitz », confie Judy, la fille d’Arthur. « Je savais que mon père venait d’Allemagne, mais je ne savais rien de la Shoah. »
« J’ai mis beaucoup de temps avant d’en parler », confie Arthur Weil. « J’ai commencé à le faire quand je me suis investi activement dans la transmission. » A un moment de sa vie, le rescapé a en effet décidé qu’il était temps de transmettre son histoire au monde et de fait à sa progéniture. Il a alors commencé à donner des conférences sur le sujet et à s’exprimer dans les écoles.
 « Avant cela j’avais toujours été tellement actif que je n’avais jamais pris le temps de réfléchir à tout ça. Je vendais des journaux, j’allais à l’école. J’avais sept ou huit emplois, mais j’ai tout de même réussi à terminer mes études. Je suis même allé à l’université. » Il tenait à avoir une bonne situation financière pour être indépendant.
Quand la survie passe par la croix
Herbert Neuwalder et Susanne Flodstrom, originaires du septième district de Vienne, sont frère et sœur. Ils font partie de ces enfants qui ont été baptisés au Royaume-Uni. Ils sont arrivés en Grande-Bretagne en juin 1939. « Je crois que nous avons pris l’avant dernier Kindertransport à quitter Vienne », pointe Susanne. « A l’époque, ils tuaient les juifs dans les rues. Notre père a été arrêté après la nuit de Cristal et emmené dans une caserne SS d’où il a réussi à s’échapper. »
Dès leur arrivée au Royaume-Uni, le frère et la sœur ont été placés dans deux familles d’accueil différentes à l’extrême nord-ouest de l’Angleterre. Ils ne se rencontraient que très rarement. Leurs pères adoptifs respectifs étant vicaires, les enfants ont été baptisés. « Nous avons été convertis avec la permission de notre père », explique Suzanne. « Il ne savait pas s’il nous reverrait », note Herbert. « C’était à ses yeux une stratégie de survie. Il a estimé que nous serions de ce fait plus en sécurité, si les Allemands prenaient le contrôle de la Grande-Bretagne. »
Pour Herbert, les années passées dans sa famille d’accueil ont été relativement harmonieuses. Sa sœur ne peut pas en dire autant. « La mère de famille était très malheureuse et elle me blâmait pour tout. Je pense que je faisais de l’ombre à mon frère adoptif, avec lequel je m’entendais pourtant très bien », explique-t-elle. « Cette mère avait l’habitude de se débarrasser de ses chiens pour en prendre de nouveaux, alors je suppose qu’elle me prenait pour un genre d’animal. Personne ne savait vraiment quoi faire de moi. »
La petite fille a ensuite été placée dans une autre région de l’Angleterre chez deux sœurs célibataires assez âgées. Mais là non plus, ça n’a pas très bien fonctionné. Finalement, elle est allée vivre avec la sœur de sa première mère adoptive. « Je l’aimais beaucoup », dit Suzanne, qui avait alors six ans. C’était sa troisième famille d’accueil en l’espace de trois ans. « Je n’étais qu’une enfant, et à cet âge vous acceptez les choses avec simplicité », explique la rescapée avec philosophie.
Bien qu’ils aient subi un traumatisme du fait de la séparation avec leurs parents, et qu’ils aient été envoyés dans un pays étranger, le destin d’Herbert et Susanne a connu un heureux dénouement. Leurs parents ont survécu à la guerre, et tous les quatre ont fini par se retrouver.
Comme celui d’Ilse, leur père avait passé la guerre dans un camp de concentration après avoir réussi à traverser la frontière italienne. Leur mère, qui était catholique, avait été licenciée de son premier emploi parce qu’elle était mariée à un juif. Elle avait cependant pu retrouver un travail. Les parents d’Herbert et Susanne sont restés en contact pendant toute la durée de la guerre par le biais de la Croix-Rouge, et se sont retrouvés en Italie en 1947.
Après la guerre, le frère et la sœur ont quitté la Grande-Bretagne pour rejoindre leurs parents en Italie. Mais les retrouvailles n’ont pas été faciles. « J’étais assez distant », se souvient Herbert. « Les contraintes de notre hébergement ne facilitaient pas non plus les retrouvailles car nous partagions les lieux avec une famille de treize personnes. » Quand leurs visas ont expiré, parents et enfants ont quitté l’Italie pour les Etats-Unis en passant par Vienne. Herbert et Susanne en parlent comme d’un heureux retour aux sources. « Je ne me souvenais pas du tout de la ville, j’étais trop petit quand je l’avais quittée », dit Herbert. « Nous y avons passé de bons moments », affirme Susanne. « Tout le monde était tellement gentil avec nous, surtout nos amis chrétiens qui avaient survécu à la guerre. » La famille s’est ensuite définitivement établie à New York. Les deux rescapés se disent heureux d’avoir assisté à la conférence. « Les autres enfants des Kindertransport ont toujours fait partie de ma vie », confie Suzanne. « Cette expérience nous a définitivement liés les uns aux autres. »
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