La face cachée du génie

Une nouvelle série télé met en lumière la personnalité et la vie d’Albert Einstein

Albert Einstein en 1947 (photo credit: WIKIPEDIA)
Albert Einstein en 1947
(photo credit: WIKIPEDIA)
On sait qu’Albert Einstein a révolutionné la science. Mais le plus étonnant est de constater à quel point la force de ses idées a également transformé la vision universelle du monde.
Le temps permet de mesurer pratiquement tout ce que nous faisons : de l’organisation de nos activités quotidiennes aux événements importants à marquer sur le calendrier. Il imprègne nos vies à tel point qu’il nous semble absolu. Ce moment précis, croyait-on jusqu’à ce qu’Einstein n’avance sa théorie, devait être le même sur Mars ou n’importe où ailleurs dans l’univers. L’homme de science, en effet, a démontré que le temps s’écoule différemment sur terre que dans d’autres parties du système solaire et de l’univers. D’abord, a-t-il expliqué, les objets lourds comme le soleil et les planètes (ou encore les trous noirs) altèrent ou faussent le temps et l’espace autour d’eux. Ainsi, lorsqu’on s’éloigne de la masse d’une planète, le temps tend à s’accélérer ; à l’inverse, lorsque l’on s’en rapproche, le temps ralentit.
Des chercheurs ont corroboré cette hypothèse en menant une expérience avec deux horloges très sophistiquées, capables de mesurer le temps à un milliardième de seconde près. Après les avoir enclenchées à l’unisson, l’une a été placée au niveau de la mer et l’autre sur une haute montagne. Au bout de quelques jours, celle positionnée en altitude avançait légèrement par rapport à celle plus proche du centre de la masse. Ce qu’Einstein a donc prouvé, c’est que le temps est façonné par la matière et qu’en raison de cet étrange phénomène, il n’existe pas de tic-tac commun à tout l’univers. De quoi faire basculer toutes nos certitudes, et remettre en question notre douillette perception du monde.
Tout est relatif
Cette idée imprègne les scènes d’ouverture de Genius, une série en dix épisodes de la chaîne National Geographic, lancée le 25 avril. Einstein (interprété par Geoffrey Rush), alors un jeune savant, se tient devant un parterre d’étudiants en costume et nœud papillon, dans une élégante salle de conférences. Nous sommes en 1922 et il enseigne à Berlin.
« Qu’est-ce que le temps ? », demande Einstein en guise de préambule. « Est-il universel ? Existe-t-il une horloge maîtresse, ou quelque chose d’approchant, qui égrène les secondes comme le métronome de Mozart ? La réponse est non, mes amis. Le temps n’est pas absolu. En fait, pour nous, physiciens, la distinction entre passé, présent et avenir n’est qu’une illusion têtue. » Ses mots laissent son auditoire pantois. S’ensuivent un certain émoi et une grande agitation. Cependant, physique et grandes théories ne constituent pas l’essentiel de cette minisérie. De nombreuses scènes sont consacrées à la vie privée d’Einstein.
« Nous connaissons tous son génie », explique le réalisateur et producteur exécutif Ron Howard dans une interview sur le site Internet de National Geographic. « Mais la vie privée de l’homme de science est beaucoup plus complexe et dramatique que je ne l’imaginais. » Son histoire personnelle, humaine au plus haut point, a connu de nombreux échecs. « L’icône Albert Einstein nous est familière », renchérit le producteur exécutif Brian Grazer, « et il ne nous vient pas à l’esprit qu’il ait pu échouer en quoi que ce soit. Mais quand on aspire à quelque chose, que l’on se bat et que l’on prend des risques, on ne peut pas gagner sur tous les tableaux. C’est ce que l’on montre ici. »
En dehors de ses défauts personnels, le contexte historique ne fait rien pour faciliter la vie du savant. Il a ainsi traversé deux guerres mondiales et, en tant que juif dans son Allemagne natale, subi l’antisémitisme virulent de l’époque. Basée sur le livre richement documenté et magnifiquement écrit de Walter Isaacson, Einstein : sa vie et son univers paru en 2007, la série couvre toute la vie du physicien.
Premiers émois
Celle-ci a été lancée dans 171 pays et diffusée en 45 langues. Filmé en grande partie à Prague, le récit alterne entre les époques qui correspondent aux différentes périodes de la vie du génie.
La séquence d’ouverture est assez explosive : on y voit l’un des amis proches d’Einstein, Walther Rathenau, se faire abattre par les membres d’une organisation nationaliste. « Voilà pour avoir ruiné l’Allemagne, cochon de juif », déclare l’assassin en lançant une grenade dans la voiture criblée de balles de Rathenau.
La violence laisse place à une scène d’intimité entre Einstein et sa secrétaire, Betty. Quand l’ardeur retombe, il lui demande de venir habiter chez lui. « Tu as une femme », répond-elle, sur un ton de reproche. « La monogamie n’est pas un phénomène naturel. C’est un diktat des autorités religieuses », rétorque-t-il. « Pour un expert de l’univers, tu ne comprends pas grand-chose aux relations humaines ! », lui assène Betty, offensée. L’histoire se déplace à nouveau. Cette fois, nous retrouvons le jeune Einstein, aspirant scientifique, dans un pensionnat allemand. Incapable de supporter l’apprentissage par cœur exigé par ses maîtres,
il feint la maladie et tente d’intégrer une université suisse, à l’encontre de la volonté paternelle. Le père espère en effet voir son fils désavouer la physique théorique pour une orientation plus concrète. En Suisse, Einstein échoue aux épreuves d’entrée, mais on lui permet d’assister aux cours en auditeur libre, en prévision des examens de l’année suivante. Durant cette période, il tombe amoureux de Marie Winteler à qui il brise ensuite le cœur en s’entichant d’une étudiante en physique serbe, Mileva Maric, qui deviendra sa première épouse.
Réveillez-vous, Monsieur Einstein
Ce qui frappe, c’est que selon les normes éducatives de l’époque, Einstein est loin d’être le meilleur étudiant. Pour preuve, lors d’une leçon de trigonométrie, le jeune homme, perdu dans ses pensées, se voit sorti de sa rêverie par le directeur qui assène un violent coup de règle sur sa table. « Monsieur Einstein, réveillez-vous ! » « Je ne dormais pas, monsieur. Je réfléchissais », répond l’étudiant.
« Oh, vraiment ? Et à quel sujet exactement ? » « Les secrets du cosmos, je suppose ». « Je vous suggère de réfléchir plutôt à la trigonométrie, et les yeux ouverts, s’il vous plaît ! Et tenez-vous droit ! » Alors qu’on lui intime ensuite de quitter la classe, Einstein se dirige vers le tableau, s’empare de la craie, et résout rapidement l’équation sur laquelle la classe est en train de plancher…
Le même manque de respect envers les autorités accompagne le jeune homme en Suisse. On voit Einstein se faire réprimander, car il pose sans cesse des questions et ne respecte pas les « règles » : « Il ne s’agit pas d’un travail de recherche, mais d’un cours magistral », lui déclare son professeur. Le prenant à part après la classe, il ajoute : « Vous êtes un garçon intelligent, monsieur Einstein, mais vous n’en faites qu’à votre tête. »
Son questionnement constant et ses rêveries apparaissent certes comme du temps perdu aux yeux de ses enseignants, mais, pour Einstein, de telles méthodes s’avèrent fructueuses : bon nombre de ses découvertes, en effet, proviennent de la façon dont il a su visualiser la mise en pratique de ses idées. Ainsi une de ses phrases les plus célèbres : « La connaissance est limitée, mais l’imagination transcende le monde. » Et d’avouer qu’il pensait rarement en mots.
La série utilise de manière convaincante ses expériences de pensée, en décrivant les idées et les processus qu’il tente de visualiser. Malgré ses excentricités, Einstein possède une chose qui fait défaut au commun des mortels : une capacité de concentration qui peut s’étaler sur des jours, voire des mois. Tel était le secret de son génie, selon Geoffrey Rush, qui interprète le rôle du scientifique. « Ce qui sépare Einstein du commun des mortels, c’est qu’il a su concentrer ses efforts sur les dons phénoménaux dont il a compris qu’ils seraient l’œuvre de sa vie ».
Mais, comme le montre une des scènes, une telle intensité a un coût. En apprenant l’assassinat de Rathenau, le génie se dirige stoïquement vers son bureau, mais avant de fermer la porte, Elsa, sa deuxième femme, le supplie : « N’agis pas comme tu le fais à chaque fois, ne te réfugie pas dans le travail. Ton ami vient de mourir. Tu dois accepter d’en faire le deuil. » La même scène se répétera par la suite : Einstein cherche à s’isoler lorsque les besoins émotionnels des autres lui pèsent.
La fuite d’un cerveau
Einstein a longtemps ignoré la menace antisémite. Le travail est si important à ses yeux qu’il fait fi des craintes d’Elsa face à la violence de la rue à l’encontre des juifs. Il rejette même les avertissements selon lesquels il figurerait sur la même liste d’hommes à abattre que Rathenau.
Pour un temps, les menaces ne semblent venir que de la populace qui cherche des boucs émissaires, après l’humiliation de l’Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale, et l’instabilité économique qui s’ensuit. Dans un deuxième temps, l’antisémitisme prend des formes plus subtiles. Dans les universités, les professeurs envieux attaquent la théorie générale de la relativité d’Einstein, l’accusant de vouloir corrompre la « physique allemande » ainsi que le « respect aryen de l’observation empirique ». Le point de basculement a lieu lorsque le scientifique se rend à son bureau de tabac habituel et découvre le Mein Kampf d’Hitler en vente. « C’est juste parce que mes clients l’ont réclamé », se défend le propriétaire, gêné. « Chacun est libre de ses choix », répond Einstein.Peu après, il tombe sur des chemises brunes nazies en train de brutaliser des commerçants juifs.
Il intervient, mais, vite reconnu, il prend la fuite. Un membre du groupe le suit et lui crache au visage. Einstein rentre chez lui et déclare alors à Elsa : « Tu as raison. Il est temps. » Surprise, elle répond : « J’appelle Princeton ». L’université lui fournira un asile, et les Etats-Unis deviendront leur patrie adoptive.
Comme l’écrit Isaacson dans son livre, cet antisémitisme omniprésent va lier Einstein encore plus intimement à la culture de son peuple. Ainsi, bien qu’il se présente comme un « internationaliste » et un « citoyen du monde », de telles étiquettes ne le rendent pas « indifférent aux membres de la tribu », comme il l’explique à un ami en 1919. Il participe à des missions de collecte de fonds pour le foyer juif en Palestine ainsi qu’à la création de l’Université hébraïque de Jérusalem. Ces efforts le placent en contradiction avec ses collègues juifs qui estiment que le meilleur moyen pour éviter les ennuis est de s’assimiler en tant que patriotes allemands.
Un point de vue qui irrite Einstein au plus haut point. « Cette manie indigne d’essayer de s’adapter, de se fondre dans la masse et de s’assimiler, en vogue chez la plupart des personnes de mon rang social, m’a toujours paru répugnante »,déclare-t-il à un journaliste en 1921.
On retiendra particulièrement l’excellence de l’interprétation. Geoffrey Rush incarne Einstein avec un sens aigu des excentricités et des erreurs du savant. Pour l’acteur, il s’agit ni plus ni moins du rôle de sa vie. « On ne décroche pas des rôles comme celui-ci tous les jours, dotés d’une telle dimension, d’une telle profondeur et d’une telle portée », souligne-t-il. « Cela permet une exploration plus large des idées et des thèmes, dont beaucoup sont encore d’actualité », explique l’acteur. « Comme l’action se déroule en grande partie dans les années 1930, dans une Europe totalitaire, on peut établir un certain parallèle avec la perception du monde contemporain, en dérive à bien des égards. »
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