Les tribulations d’un Sefer Torah

L’histoire d’un rouleau sacré qui a survécu à l’Europe nazie

Ruines de la synagogue de Hombourg (photo credit: WIKIPEDIA)
Ruines de la synagogue de Hombourg
(photo credit: WIKIPEDIA)
Je suis né à Homburg, une petite ville du Palatinat, antérieurement bavaroise, située dans la Sarre sous mandat français, à une trentaine de kilomètres de Sarrebruck, non loin de la frontière lorraine. Mes ancêtres habitaient cette région depuis la nuit des temps. On décèle dans cette localité une vie juive depuis le XIVe siècle, mais mes recherches généalogiques – plutôt celles de mon épouse Suzanne – ne sont remontées qu’au milieu du XVIIIe, un demi-siècle avant l’obligation de la prise de noms à l’époque napoléonienne.
Lors de ma naissance, en 1927, il y avait à Homburg près de 9 000 habitants. Dans la bourgade, catholiques, protestants et juifs possédaient chacun leur lieu de culte et leur établissement scolaire.
Mon grand-père maternel, Opa Louis (Ludwig) Samuel, était le principal de l’école juive – en allemand Oberlehrer – fonction qu’il cumulait avec celle de ministre du culte qui faisait office de rabbin, formé pour cela au séminaire Hildesheimer de Berlin. Il était également chohet pour la volaille. Fonctionnaire d’Etat d’une communauté juive de quelque 170 âmes (1,8 % de la population de la ville), il alliait érudition et tradition, couplées à un talent musical et à un sens aigu des responsabilités. C’est sous son ministère que le petit garçon de trois ans que j’étais fin 1930, a apporté sa « wimpel » ou mappa (bande de tissu décoré qui entoure le rouleau sacré)pour orner l’un des Sifré Torah de notre synagogue.
La gangrène nazie
En janvier 1935, conformément au traité de Versailles, a eu lieu un référendum qui, sous la pression farouche de l’hitlérisme montant, ramenait, à dater du 1er janvier 1936, cette province jadis paisible dans le giron du Grand Reich aryen, assoiffé de vengeance et de domination. Les hordes brunes se sont alors déchaînées et l’antisémitisme a pris une forme brutale et sauvage. Face au danger, mes parents ainsi qu’une dizaine d’autres familles sarroises, ont liquidé en catastrophe tout leur patrimoine et se sont réfugiés en France, à Nyons, une sous-préfecture de quelque 4 000 habitants dans la Drôme.
Ils ont emporté leurs biens les plus précieux qui étaient transportables. Parmi eux, un Sefer Torah que mon père et l’un de ses frères avaient racheté à la kehila (communauté) en dissolution. Ils ont ainsi émigré avec tous les objets permettant d’établir une nouvelle vie cultuelle, dans le lieu de leur refuge. J’ai retrouvé et conservé la facture d’achat du
rouleau sacré.
Nous sommes arrivés à Nyons sans parler un traître mot de français. Cette belle et paisible localité provençale, appelée la Petite Nice, n’avait plus vu de résident juif depuis l’époque du Comtat Venaissin. Notre petite communauté s’est progressivement étoffée avec l’arrivée de juifs fuyant le fascisme et la guerre. C’est dans ce Sefer Torah que j’ai lu ma paracha de bar-mitsva, le 28 décembre 1940, quelques mois après la débâcle française. Puis vinrent Vichy, l’infâme statut des juifs, le franchissement par les Allemands de la ligne de démarcation, l’ignoble milice, l’administration par l’occupant nazi, la Gestapo. Le 8 septembre 1941, ma grand-mère paternelle, Oma Mina, est décédée à Nyons. Notre rabbin, Jérôme Levy, est mort deux ans plus tard, en décembre 1943.
Juste avant l’invasion antisémite, des amis et connaissances du Nyonsais ont pu procurer de faux papiers et des cachettes de fortune à ma famille. Parmi eux se trouvait mon professeur de mathématiques, Charles Roux, dont deux fils étudiaient avec moi au collège Roumanille. Celui-ci comptait six autres élèves juifs, dont deux de mes cousines, qui ont tous été déportés. M. Roux a proposé à mon père l’asile pour ses objets de valeur. Mon père, en accord avec son frère, lui a confié le fameux Sefer Torah.
Un survivant
La famille Schmidt – notre faux nom de juifs cachés – redevenue Salmon après la libération du sud de la France, a émergé de la clandestinité à Lyon en septembre 1944. En 1945, une fois la guerre terminée, M. Roux nous a restitué le rouleau sacré, en parfait état. Un demi-siècle après, nous avons appris par ses enfants que Charles Roux, décédé depuis, avait creusé, en cachette, une cellule sous la volée de l’escalier intérieur de son pavillon, situé en pleine ville, pour y dissimuler le précieux et compromettant dépôt.
Le Sefer Torah a donc fait escale à Lyon jusqu’au déménagement de mes parents à Sarreguemines, ville lorraine frontalière de la Sarre, où l’allemand était d’usage courant. La synagogue avait été détruite par les nazis en 1940 et il a fallu attendre des fonds provenant de collectes et d’aides allemandes et françaises pour construire un nouveau lieu de culte pour la communauté. Lors de son inauguration, le 1er mars 1959, mes parents ont généreusement offert notre Sefer Torah à la kehila. Il reste de nombreux témoins de cet événement, dont certains vivent actuellement à Jérusalem. Ils possèdent même des photos et prises de son de cette cérémonie solennelle. Le rabbin Ephraïm Rozen, ancien dirigeant de la communauté, a témoigné de l’usage fréquent de notre rouleau pour la lecture publique pendant les offices.
Une quarantaine d’années plus tard, mon épouse Suzanne et moi sommes allés passer quelques jours de vacances à Nyons. Annette Barnier, la petite-fille du frère de mon père, y avait conservé une ferme transformée en gîte rural et nous a permis de fureter dans une vieille armoire héritée de son grand-père. Nous y avons trouvé, entre autres, la mappa de mon oncle – datée de 1886 – et une carte postale de l’inauguration de la nouvelle synagogue de Sarreguemines. Quelques phrases griffonnées au dos par mon père, précisaient que la croix sur la photo signalait, parmi le défilé des sefarim, celui de notre famille, et que ma wimpel y était enroulée.
A mon insu, mon épouse en a informé le fils aîné de ma défunte sœur, le Pr Jean-Pierre Kahn de Nancy, arrière-petit-fils du Oberlehrer Louis Samuel. Jean-Pierre s’est mis à la recherche de ma mappa, faisant le déplacement à Sarreguemines. Il y a reçu un accueil touchant de Claude Bloch, président de la communauté et de son rabbin, Yaacov Fhima – devenu depuis Grand Rabbin du Haut-Rhin à Colmar. Ce dernier a confié à Jean-Pierre qu’il lui arrivait de manger chez mon épouse et moi-même quand il était de passage à Vincennes lorsqu’il était élève rabbin au Séminaire israélite de France. Malgré leurs recherches, ma mappa est demeurée introuvable.
Retour à Jérusalem
A l’occasion du passage de mon neveu dans la synagogue, le rabbin Fhima lui a fait savoir que notre Sefer Torah était devenu passoul, impropre à la lecture publique, car son texte avait pâli. Toutefois, et il l’a certifié par une attestation écrite, il ne contient pas de fautes et reste propre à l’étude et à
l’enseignement.
Mon neveu a alors racheté le Sefer Torah avec ses etzim – l’armature en bois – et son manteau, et en décembre 2007, l’a lui-même apporté en Israël pour mon 80e anniversaire, lors d’une merveilleuse fête familiale chargée d’émotion. 75 ans après son grand-père, et près de 100 ans après son arrière-grand-père, notre petit-fils, Shmouel Kahn, y a révisé sa paracha. Il a, lui aussi, reçu une mappa selon la tradition de nos familles.
C’est à Georges Zuckerman, ébéniste, que nous avons confié le soin de réaliser une armoire réglementaire afin d’y conserver le Sefer Torah chez nous, à Jérusalem.
C’est là notre vengeance juive contre la barbarie fasciste et l’antisémitisme. Quant à ma mappa, à mon nom d’Abraham ben Daniel, elle n’a toujours pas été retrouvée.
Entre-temps, en mai 2017, nous avons fait expertiser et coder notre Sefer Torah par le Makhon OTT de Jérusalem. Agé d’environ 180 ans, il est d’écriture allemande du milieu du XVIIIe siècle. Il n’y a pas été détecté de fautes et la fréquence de lettres pâlies ne justifie pas une réparation. Il porte maintenant le numéro de code 16107. L’expertise montre aussi que le manteau, de facture américaine, semble avoir été changé pendant son séjour dans la synagogue de Sarreguemines, ce que confirme la comparaison entre une photo récente et celles prises lors de l’inauguration.
Quelques mois plus tôt, le 27 janvier 2017, journée internationale de la Shoah, la ville de Nyons a dévoilé une plaque sur l’ancien collège Roumanille, rappelant le souvenir des six élèves juifs assassinés en déportation par les nazis. Vu mon âge, le froid et la distance, ma famille ne m’a pas permis de répondre à l’invitation reçue du maire de Nyons. Aussi est-ce un ami de longue date qui a lu mon texte ci-après, composé en souvenir de mes cousines.
Enfants du Nyonsais, officiels ci-présents,
Amis de mon enfance et tous participants
Recevez ce message d’un ancien collégien
Du collège Roumanille qui de loin se souvient.
Parce qu’il était juif, et sans autre raison,
A l’âge de huit ans ce blond petit garçon
A dû fuir sa maison, son pays, ses amis
Car menacé de mort, par la haine poursuivi.
Ma maman, mon papa, ma sœur et moi Werner
Ne savaient pas un mot de la langue de Voltaire.
Alors l’instituteur, Monsieur Roussin me dit :
Pour moi tu es Fernand, pour tes copains aussi.
Nous étions des Sarrois, accueillis à bras ouverts
Par la Drôme généreuse, simple, humanitaire.
Mais vint ensuite le régime de Vichy
Et nous voilà à nouveau poursuivis
Parce que juifs et de surcroît allemands
Chassés comme du gibier, de près, de loin errants.
Nous sommes un petit nombre à avoir survécu
Car Nyons comptait alors des héros inconnus,
Qui se nomment Barnier, Roux, Téna ou Ballanger
Qui nous ont procuré abris et faux papiers.
L’oncle Robert Salmon devenu un notable
Distribuait du lait à mettre sur la table
Des Nyonsais heureux d’être servis très tôt.
Mais la haine des juifs n’ayant pas de repos
Lui vaut d’être arrêté, avec deux filles et sa femme
Envoyé à Auschwitz et livrés à la flamme.
Nous ne vous oublierons pas, mes cousines chéries
L’une s’appelait Ilse et l’autre était Rosie,
Elles portaient du collège, en noir, la même blouse,
L’aînée avait dix-sept ans et l’autre n’en avait pas douze.
Passant, incline-toi en regardant ce mur
Car des enfants d’ici ont vécu le martyr.
Sache aussi que les juifs sont des êtres humains
A qui des Nyonsais ont su tendre la main.
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