Un géant de la littérature

Les forces du mal, de la Shoah à nos jours. L’essence du judaïsme. L’identité israélienne. Aharon Appelfeld livre les secrets de son écriture. Interview

Aharon Appelfeld (photo credit: DR)
Aharon Appelfeld
(photo credit: DR)
Contrairement à d’autres auteurs israéliens, Aharon Appelfeld ne parle pas de politique. Il le répète dans ses interviews et dans ses apparitions publiques, en Israël comme à l’étranger. Il n’est pas politicien, mais écrivain ; il s’intéresse aux émotions des gens, à leurs pensées et à leurs vies. Nombreux sont d’ailleurs les prix littéraires venus couronner l’œuvre de celui qui met l’accent sur la sensibilité et suscite la compassion, à une époque où la souffrance d’autrui laisse souvent indifférent.
Aharon Appelfeld est à la fois un témoin, un survivant, et un acteur de l’histoire juive du siècle dernier. Il a connu la vie religieuse et laïque des juifs d’Europe de l’Est entre les deux guerres mondiales, a survécu dans des conditions extrêmes durant la Shoah, et pris une part active, à l’image de nombreux autres rescapés, dans la création de l’Etat d’Israël. S’il est resté très attaché à ses racines en Diaspora, l’écrivain considère la société israélienne de l’intérieur. Et en décrit l’esprit à la perfection. Sa profonde connaissance de la religion, de la mystique et de la philosophie juives imprègne chacun de ses ouvrages. Sa vision de la vie juive sublime les cultures, car elle se focalise sur la survivance, même partielle, de la tradition et des valeurs dans la multitude de réalités historiques que le peuple juif a eue à traverser.
Dans des romans qui ont fait le tour du monde, Aharon Appelfeld examine à la loupe de grandes trajectoires historiques et culturelles ; traite des souffrances des réfugiés, des immigrants, et de tous ceux qui se sentent étrangers là où ils sont. Dans ses récits, il décrit le comportement des individus en période de conflit. Les portraits qu’il dresse sont si réalistes que ses livres ont été utilisés par des psychologues dans le cadre de thérapies de survivants du génocide du Rwanda.
Dans le même temps, l’écrivain raconte la vie des gens dans le microcosme qui constitue leur société, et scrute la manière dont la civilisation se préserve dans les périodes difficiles. Le lecteur prend alors conscience de la complexité des émotions chez des individus placés dans des conditions extrêmes. Sous sa plume, il devient possible d’évoquer les pires épreuves, dès lors que les destinées personnelles qu’il met en scène font ressortir l’humanité qui subsiste même face à des expériences inhumaines.
La période de la Seconde Guerre mondiale, explique-t-il, a fait surgir « des forces archaïques mythiques, une sorte de subconscient très sombre, dont le sens nous échappait alors, et ne nous est toujours pas connu aujourd’hui ». Dans le contexte actuel de violence extrême, de haine et de destruction – de la terreur palestinienne à l’avancée brutale de l’Etat islamique, en passant par l’invasion de l’Ukraine, et jusque dans les rues des villes d’Europe où « l’autre » est considéré comme un intrus et où les attaques visent bien souvent les juifs – nous avons rencontré Aharon Appelfeld pour évoquer avec lui ces forces du mal et la façon dont elles s’intègrent dans son œuvre.
Pensez-vous qu’il existe un lien entre traumatisme et idéologie, au niveau personnel, mais aussi, peut-être, au niveau national ?
Je ne me suis jamais engagé sur la voie de l’idéologie, ni même sur celle de la politique. Je m’en suis toujours tenu à mon cheminement personnel, celui des expériences que j’ai vécues. Je pense que la vision, le discours et la créativité individuels constituent la meilleure façon d’avancer, en tout cas, la plus authentique. Certaines personnes fonctionnent selon une idéologie. Ils sont moralisateurs et cherchent à nous imposer leur opinion. Pour ma part, je n’ai jamais souhaité dicter mon point de vue à qui que ce soit. Ce que je fais, c’est partager mes expériences. Un point c’est tout. Imposer quelque chose implique l’idée de violence, et moi, la violence ne m’intéresse pas. Je suis prêt à partager, à vous donner des choses qui viennent de moi, mais en aucun cas par la force.
On voit encore aujourd’hui apparaître des forces de violence ; les idéologies s’imposent de nouveau et on continue à faire la guerre…
J’ai beaucoup écrit sur la Seconde Guerre mondiale, sur la période qui l’a précédée et sur celle qui l’a suivie. Encore une fois, je ne suis pas porté vers les idéologies. Mais il est intéressant de voir de quelle façon l’Occident traite le phénomène ultra-violent que l’on appelle Etat islamique.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les forces du mal ont pris des proportions démoniaques. Pourquoi démoniaques ? Parce qu’il y a le mal, et il y a le mal démoniaque. Quand une personne veut vous tuer et vous tue, nous avons affaire au mal. Mais si elle ne veut pas seulement vous tuer, mais commencer par vous torturer, il s’agit d’une version démoniaque du mal. Le désir de tuer est déjà en lui-même quelque chose de démoniaque, mais vouloir torturer est bien pire. Par exemple, jouer de la musique classique avant d’assassiner quelqu’un est démoniaque. Quand je dis « démoniaque », je veux dire que cela dépasse le cadre de l’être humain. C’est inhumain.
Le phénomène auquel nous assistons actuellement va au-delà du simple mal. Il vise à faire peur, à tuer de manière inattendue. Il présente beaucoup de similitudes avec la façon d’agir des nazis.
Y a-t-il une solution ? Y a-t-il une solution émanant de gens cultivés ? Une solution non violente ? Non. Parce que les choses sont allées trop loin. La civilisation humaine est fondée sur l’éducation, l’amour du prochain, le respect et l’entraide. Nous avons donc l’éducation et la culture pour lutter contre la barbarie, et l’empêcher de prendre le contrôle du monde cultivé.
Dans mon livre Les partisans [paru en français en 2015 aux éditions de l’Olivier], je raconte l’histoire d’un certain nombre de résistants juifs qui se rassemblent afin de survivre. Il y a des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes et des enfants. Même s’ils doivent lutter contre un environnement hostile, ils veillent à préserver l’image de ce qu’est l’humanité. Ils étudient, lisent la Bible, chantent, discutent. C’est un groupe qui se bat contre le mal : ils éduquent les enfants, prennent soin des orphelins, s’assurent que chacun ait un livre en plus de son arme. Peu d’entre eux resteront en vie, mais ceux-là auront aussi préservé leur part d’humanité.
Quand le mal occupe une place importante dans le monde (à l’échelle individuelle, collective, tribale), cela devient une affaire de relativité : on essaie d’en causer soi-même le moins possible. Les résistants se postent dans la montagne et se défendent contre les Allemands qui veulent les tuer. Mais la nuit, quand ils rentrent, ils ont envie d’entendre des prières, de la musique, des chapitres de la Bible, des poèmes de [Rainer Maria] Rilke. C’est cela que je veux dire quand je parle de minimiser le mal : ils pourraient capturer un Allemand et le torturer, mais ils ne le font pas. Ils préservent l’image de l’humanité.
C’est un thème qui paraît extrêmement d’actualité, même si l’action se passe durant la Seconde Guerre mondiale…
Chaque fois que j’écris quelque chose, j’ai le présent à l’esprit. Je n’écris jamais sur le présent et pourtant, ce que j’écris n’est pas de l’histoire ancienne. Je décris le présent. Quand je parle du ghetto, c’est le présent. D’ailleurs si je le pouvais, je n’emploierais pas le passé pour raconter. Car j’ai transformé mon passé en présent. La littérature est faite d’actions concrètes. Elle ne se préoccupe pas du passé, elle est une concrétisation. Moi, je n’ai que faire des abstractions, je traite des choses concrètes. Chez moi, il n’y a rien qui s’appelle la Shoah ; non, il y a un trou, des gens qui courent, je cours moi-même… Quand vous êtes vous-même au centre, quand le présent est au centre, c’est l’être humain qui devient le sujet.
Les gens qui écrivent sur la Bible n’écrivent pas non plus de la littérature : ils se mettent eux-mêmes au centre. Ils parlent d’eux-mêmes. Vous adoptez le passé et l’introduisez chez vous, dans votre maison, dans votre style. Vous ne parlez pas au nom du passé, au nom du roi. Non, c’est vous qui vous exprimez, même si c’est le roi qui parle. La Bible comporte, certes, des récits historiques, mais parle de choses qui se situent hors du temps. Lorsqu’elle évoque la peur, l’inquiétude, la haine, l’amour, il ne s’agit pas d’Histoire avec un grand H. Il s’agit de l’humanité.
Voilà où se situe la littérature. Quand je vivais en Amérique, j’enseignais l’art d’écrire. Et quand mes élèves me disaient qu’ils allaient mener des recherches approfondies avant de se lancer dans un projet d’écriture, je leur répondais que c’était inutile, que c’était en eux-mêmes qu’ils devaient fouiller. La recherche, c’est le travail des universitaires. Le travail de l’écrivain, c’est l’introspection. Vous n’attendez pas d’un auteur qu’il vous livre de nouvelles opinions sur la Bible. Ce que vous attendez de lui, c’est qu’il vous livre son « moi ». L’enfant, le jeune homme, la vieille femme dont il est question dans un roman permettent de se situer au sein de l’humanité.
Dans vos livres, c’est donc le niveau émotionnel qui conduit le lecteur à se sentir proche des expériences relatées et à s’apercevoir qu’elles résonnent avec sa propre vie ?
Rien n’est isolé. Les pensées, les sentiments, l’imagination, la mémoire… tout cela agit de concert. Nous ne disons pas : « En ce moment, je ressens telle ou telle émotion. » Non, les émotions nous arrivent en même temps que des pensées, des sentiments, des souvenirs. Un écrivain qui traiterait seulement des émotions courrait le risque d’écrire des romans à l’eau de rose. En revanche, un auteur livrant trop de pensées pourra être qualifié d’historien ou de philosophe. Pour être un auteur littéraire, on a besoin de tous ces composants en quantités égales. Alors, on peut parler de littérature.
Vous avez un jour évoqué un projet : vous vouliez explorer la vie juive de la fin du XIXe siècle au début du XXIe. Ne serait-ce pas là de la philosophie ou de l’histoire ?
J’avais le « projet », comme vous dites, de me comprendre moi-même au sein de ma génération, car ces cent années correspondent plus ou moins à ma génération. Pendant ce laps de temps, les juifs ont perdu leur judaïsme. Il y a un siècle, les juifs savaient ce qu’était un juif. Ils n’avaient pas besoin de demander, ils n’avaient pas besoin qu’on leur en donne une définition. Un juif se reconnaissait de très loin, à son allure, à sa façon de marcher, de parler… Mais vers le milieu du XIXe siècle, le juif a cessé d’être un juif et il y a eu plusieurs sortes de juifs. La catégorie que l’on reconnaissait aisément comme « juif » existait toujours, mais il y a eu aussi les juifs assimilés qui se sont distingués : les communistes, les bundistes, les yiddishistes. Ils continuaient à entretenir des liens avec le judaïsme, mais ils n’étaient plus juifs dans l’ancien sens du terme. Ce que j’ai souhaité faire, c’est parler de tous ces types de juifs, les comprendre et m’en rapprocher. De tous.
C’est un terrain d’étude très intéressant : il y a ceux qui veulent être juifs, à qui cela plaît d’être juifs. Il y a ceux qui détestent les juifs et se détestent donc eux-mêmes. Le sionisme, par exemple, était antijuif. Il a voulu transformer le juif. Les juifs à l’ancienne n’étaient pas bien, ils devaient subir une reconstruction. Pour les Israéliens porteurs de l’idéologie sioniste, il n’est pas toujours facile d’être juif. Et de nos jours, il existe des juifs orthodoxes qui lisent Freud et Wittgenstein. C’est une sorte de poison à l’intérieur de l’orthodoxie. Ils ne le voient peut-être pas de cette façon, mais je sais que la lecture de Freud n’a pas pour effet de renforcer la foi orthodoxe. Pour ma part, je décris tous les types de juifs : les bons, les mauvais, les intelligents, les idiots… Je ne parle pas de juifs, je parle d’êtres humains.
Cependant, ce sont ces expériences vécues par les uns et les autres qui façonnent la personnalité et l’identité des individus, et font émerger, peut-être, ce qu’on appellerait l’âme juive…
Pour moi, l’individuel et le collectif ne font qu’un. Non pas au sens métaphorique, mais littéralement. J’avais sept ans et demi quand on m’a mis dans un ghetto juif. Là, il n’y avait pas de place pour l’individuel. J’étais avec un groupe, les juifs, et, si vous êtes avec les juifs, vous souffrez. Dès mon plus jeune âge, j’ai compris que j’étais relié au collectif et que je ne pouvais pas échapper à cette réalité. Personne ne vous demande si vous en avez envie ou non. Plus tard, dans le camp, et ensuite, dans les forêts où je me suis réfugié, j’étais encore juif. Même quand j’étais avec les hors-la-loi ukrainiens qui m’avaient adopté, je craignais en permanence qu’ils découvrent que j’étais juif.
Mais dans vos livres, le fait d’être juif suscite des associations positives, comme l’idée de « don » ou d’« étincelle ».
Je n’ai jamais présenté le judaïsme comme un fardeau. Et pourtant, j’ai souffert ! Tout au long de mon parcours, je l’ai ressenti et je le ressens toujours comme une sorte de bénédiction qui m’a été donnée. Je ne voudrais pas être autre chose.
Ce que je veux, c’est être juif au maximum. Suis-je pour autant un juif orthodoxe ? Non. Et là est le paradoxe : d’un côté, j’ai envie d’être le plus juif possible, de l’autre, je viens d’une certaine tradition. Mes parents étaient des juifs assimilés et c’est ce mode de vie que j’ai adopté moi aussi. Mais j’ai également beaucoup reçu de mes grands-parents, des juifs religieux qui vivaient dans les Carpates.
Dans l’un de vos livres, une mère emmène son fils adolescent chez ses grands-parents afin de lui faire comprendre qui il est et ce que signifie être juif. Un peu plus tard, ils sont séparés et il s’enfuit dans les forêts. Mais lorsqu’il aperçoit soudain un groupe de juifs qui attendent dans une gare, il va les rejoindre. Contrairement à vos lecteurs, il ignore le sort qu’on lui réserve. D’où vient cet élan qui le pousse vers son propre peuple ?
Il choisit ce lien tout en sachant que ce n’est peut-être pas ce qui est le mieux pour lui. Après la guerre, j’avais déjà bien compris que cet élan pouvait conduire à la mort, mais je suis pourtant venu m’installer en Israël. J’aurais pu choisir l’Amérique, le Canada, l’Australie. J’aurais disparu. Mais quelque chose m’a poussé à aller vers les juifs, à venir en Israël tout en sachant que c’était un endroit dangereux. Je n’avais pas de mots pour expliquer cela, vu que je ne parlais pas, mais c’était une intuition.
Et qu’avez-vous trouvé en suivant cette intuition ?
Je suis arrivé dans un pays où il existait déjà une séparation entre juif et Israélien. On disait alors qu’un Israélien était quelqu’un de bien vivant, un héros, un combattant, et non une victime qui s’était laissée mener comme un mouton à l’abattoir. J’avais 13 ans et j’ai été envoyé dans un kibboutz, parmi des gens pour qui « juif » voulait dire ghetto et souffrance. La première chose que j’ai dû faire en arrivant a été de déterminer si j’étais un Israélien ou un juif. Même si tout a été fait pour que je devienne israélien, je voulais être juif. Pendant des années au kibboutz, on nous a endoctrinés. Pourtant, chaque fois que j’en avais l’occasion, je sortais pour aller dans des clubs où l’on parlait yiddish, pour pouvoir discuter avec les gens, prendre le café avec eux, écouter leurs récits. Ils avaient tous dix, vingt ou trente ans de plus que moi, mais j’aimais leur compagnie.
Comment fait-on pour garder vivante cette tradition paradoxale ?
On ne préserve les choses que quand on les aime. Par exemple, j’aimais mes parents, et je les aime encore, et leur mode de vie de juifs assimilés reste profondément ancré en moi. Mais mes grands-parents religieux, qui vivaient dans les montagnes en cultivant des légumes, je les aimais aussi, et d’une certaine façon, quelque part au fond de moi, je suis également un juif religieux.
Je suis frappé de voir à quel point ce sentiment d’amour que vous décrivez est éloigné de la perception que les gens, de l’extérieur, peuvent avoir des juifs.
L’image qui domine, c’est que les juifs sont des démons. Quoi qu’ils fassent. S’ils font quelque chose de bien, ce sont des démons, s’ils font quelque chose de mal, idem. Cela nous place dans une position difficile ! Si les gens continuent à faire de telles généralisations et à nous voir comme des caricatures, cela ne présage rien de bon.
L’actualité, qu’il s’agisse de la dernière guerre contre le Hamas à Gaza ou de la récente vague de violence qui frappe Israël, semble toujours réveiller, aux yeux du monde, cette image du juif « démon ». Pourquoi ?
Les gens qui se défendent engendrent souvent la haine. Les roquettes qui sont tombées l’année dernière sur Tel-Aviv n’ont pas fait de victimes. Mais que ressentez-vous quand vous imaginez des millions d’enfants qui se cachent dans des abris, totalement affolés ? Le Hamas tire pour démoraliser. C’est son objectif. Pour l’atteindre, les terroristes se cachent dans des maisons, au milieu d’enfants, et de là, ils tirent. Si vous voulez parler de démons, en voilà la meilleure définition.
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