Dissonance

Ediles, députés, journalistes ou simples citoyens. Que pensent les Arabes israéliens de la récente vague de violence ? Enquête au sein d’une société divisée

Manifestation d'Arabes israéliens (photo credit: REUTERS)
Manifestation d'Arabes israéliens
(photo credit: REUTERS)
Ahmed Tibi nous reçoit dans son bureau à la Knesset. Un simple coup d’œil suffit à comprendre où se situent les allégeances du député pour ce qui est du conflit israélo-palestinien. La table de travail et les étagères sont encombrées de photographies prises en compagnie de son ancien mentor, Yasser Arafat. D’ailleurs, lorsqu’il évoque les derniers événements, Tibi parle toujours de « nous » et « eux » ; le « nous » représentant les Palestiniens qui combattent l’injustice qu’est pour lui l’Etat d’Israël.
La journée est chargée au parlement et Tibi n’a pas de temps à perdre. Il élude une première question sur la présence de drapeaux du Hamas dans une récente manifestation à Jaffa. Une autre, sur le silence de la société arabe face à la récente vague de terrorisme. Et préfère dénoncer ce qu’il appelle « l’hypocrisie de la société juive en Israël ». « La seule raison pour laquelle les Israéliens ont été choqués par le meurtre de la famille Dawabsheh [un incendie criminel qui a coûté la vie à trois membres d’une même famille arabe le 31 juillet dernier], c’est parce qu’il a été commis par des colons. Si c’était l’armée, personne n’en aurait entendu parler et aucune voix ne se serait élevée pour le dénoncer », affirme-t-il.
Cédant à notre insistance, le député arabe israélien finit par commenter la récente vague de violences. Il rappelle qu’il a vivement dénoncé, à la tribune de la Knesset, l’assassinat de la famille Fogel en 2011, dans l’implantation d’Itamar, mais reconnaît qu’il existe aujourd’hui, dans la rue arabe en Israël, un fort sentiment de sympathie vis-à-vis des actes de violence contre les civils israéliens. « Les points de vue sont nombreux. Nous, en tant que dirigeants, pensons que notre lutte doit être menée au niveau public et politique. C’est pourquoi nous avons dénoncé l’attentat du 20 octobre à la gare routière de Beersheva, commis par un Bédouin. Les citoyens ne doivent pas recourir aux armes. La Liste arabe unifiée a donc publié une déclaration condamnant cet acte terroriste. » Une attaque également condamnée sans équivoque par les dirigeants de la communauté bédouine.
« Mais les choses sont différentes dans les territoires occupés », poursuit Tibi. Avant d’atténuer ses propos : « Je pense tout de même que la meilleure manière de combattre est la résistance populaire non violente. » Ou l’art de dire une chose et son contraire.
Le discours policé d’Ayman Odeh
Ahmed Tibi appartient au parti Balad, qui plaide le démantèlement de l’Etat juif en faveur d’un « Etat de tous les citoyens ». Contrairement à lui, le député Ayman Odeh, chef de file la Liste arabe unifiée, est un grand défenseur de l’idée de coexistence ; connu pour ses discours qui prônent l’intégration des citoyens arabes à la société israélienne ainsi que le respect de leurs droits civiques en tant que population minoritaire. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer la nécessité d’un Etat palestinien. En outre, ces dernières semaines, au lieu de chercher à apaiser les tensions, Odeh a appelé les Arabes israéliens à « défendre » la mosquée al-Aqsa. Il a également apporté son soutien à un député de sa liste, Jamal Zahalka, qui avait verbalement agressé des juifs venus visiter le mont du Temple pendant les fêtes de Souccot, les accusant d’être « des fous et des criminels ». « Vous êtes tous des kahanistes, des fascistes et des racistes ! », avait-il crié. « Sortez d’ici, vous heurtez les musulmans ! »
Deux semaines plus tard, Odeh nous accueille chaleureusement dans son bureau de la Knesset. Son discours est policé. Il rejette les assertions palestiniennes selon lesquelles les juifs n’auraient aucun lien historique avec Jérusalem et le mont du Temple. « Nous devons replacer la discussion concernant le Haram al-Sharif [le mont du Temple] sur un plan politique, l’empêcher de glisser vers le religieux », estime-t-il. « Non seulement pour faire justice au véritable problème de fond, qui est l’occupation israélienne, mais également pour pouvoir avancer. Ce conflit est national et politique, et non pas religieux », insiste-t-il. « Sur le plan politique, le monde entier est favorable à un retour aux frontières de 1967, incluant Jérusalem-Est. Mais que se passe-t-il quand nous commençons à faire intervenir la religion ? Là, la plupart des Occidentaux reconnaissent Abraham, Isaac, Jacob, les prophètes Jérémie, Isaïe, etc., comme faisant partie de l’héritage religieux des juifs et des chrétiens. Mais ils oublient que tous ces personnages sont également saints pour les musulmans. Il faut donc à tout prix ramener la discussion de “musulman vs juif” à “occupé vs occupant”. Car lorsqu’on met des œillères et que l’on se cantonne au domaine religieux, on perd le tableau d’ensemble, et les Palestiniens se retrouvent alors en position de faiblesse. »
Faut-il reconnaître la Nakba ?
Pour réinstaurer une confiance mutuelle entre les deux camps, Ayman Odeh appelle Israël à reconstruire les villages palestiniens abandonnés en 1948 – à la condition que des familles israéliennes ne s’y soient pas installées depuis. Il souhaiterait également que les Israéliens comprennent que les Palestiniens considèrent la guerre d’Indépendance d’Israël comme la « Nakba » (la catastrophe). Progresser sur ces deux points, affirme-t-il, permettrait d’avancer sur le chemin de la paix.
« Moi », dit-il, « je suis quelqu’un de pragmatique. Si des juifs sont aujourd’hui installés dans des maisons abandonnées, je serai le premier à refuser qu’on les en expulse. On ne corrige pas une injustice historique en en créant une nouvelle. Mais que perdrait l’Etat en reconstruisant des villages qui ont simplement été désertés ? Si vous me dites qu’une autoroute doit passer au milieu de l’un d’entre eux, je vous dirai d’accord, trouvons une autre solution. Mais n’y a-t-il réellement aucun moyen de les repeupler ?
Nous devons travailler à l’élaboration d’un compromis historique entre la communauté arabe et l’Etat d’Israël, et je pense qu’une telle initiative serait bonne pour tous les Israéliens, juifs et arabes. »
« Prenez ensuite le problème de la Nakba : Israël devrait améliorer son image en cessant de nier ce qui s’est passé. Comparez cela à la façon dont les Allemands ont pris la responsabilité de la Shoah, au contraire de la Turquie, qui persiste à nier le génocide arménien. Attention, je ne suis pas en train de comparer la Shoah à la Nakba : il n’y a rien, absolument rien dans l’histoire humaine qui se situe au même plan que la Shoah en matière de mal absolu, et il est hors de question d’établir des comparaisons avec cette époque abominable. Mais l’Allemagne en a assumé la responsabilité, et les nations du monde la respectent pour cela. En revanche, la Turquie continue à nier qu’il y a eu un génocide en Arménie il y a un siècle, et elle n’est pas prise au sérieux. « Alors oui, il y a beaucoup de peur, je le comprends. Mais c’est en commençant par assumer cette responsabilité que l’on parviendra à bâtir une citoyenneté commune. Et vous n’avez rien à y perdre : vous ne pourrez qu’y gagner, au plan moral comme économique. Il vous suffit de faire preuve d’ouverture d’esprit et de marcher main dans la main avec nous. »
Une autre voix
Ayman Odeh et Ahmed Tibi ne représentent pas nécessairement la majorité des Arabes israéliens. Tandis que la 20e Knesset s’enorgueillit d’abriter un nombre record de députés arabes – 16, dont 13 appartiennent à la Liste unifiée – il devient de plus en plus évident que les citoyens arabes d’Israël sont mécontents des élus censés les représenter. Dans les réseaux sociaux et les médias traditionnels, un nombre croissant de militants et de faiseurs d’opinion accusent les leaders politiques et religieux de susciter la méfiance et d’alimenter la haine vis-à-vis de la majorité juive. Ainsi, l’an dernier, au plus fort de l’opération Bordure protectrice, puis au lendemain des émeutes antijuives en divers points clés du secteur arabe, le maire de Nazareth Ali Salam s’en est pris aux députés arabes de la Knesset, les accusant d’envoyer des jeunes manifester dans la rue, pour disparaître ensuite, au moment où la communauté doit payer le prix des affrontements avec la police. Plus récemment, au cours d’une manifestation qui s’est tenue mi-octobre, Salam a demandé à Odeh de quitter Nazareth. Ajoutant que les députés de la Liste arabe unifiée menaçaient la coexistence en encourageant la violence.
Il y a peu, la journaliste arabe israélienne Lucy Aharish, a, elle aussi, dénoncé, dans une diatribe enflammée, le silence de sa communauté face aux meurtres commis par les terroristes. « Même si le statu quo sur le mont du Temple a été menacé – ce qui n’est pas le cas – cela autorise-t-il quiconque à sortir dans la rue avec un couteau pour assassiner des gens au nom d’un lieu sacré ? Au nom de quel dieu ces gens-là parlent-ils ? Un dieu qui permet que des enfants aillent assassiner des gens innocents ? […] Quelle femme faut-il être pour mettre un hidjab, prier Dieu, puis prendre un couteau et tenter de poignarder des innocents ? », s’est-elle indignée. Une voix limpide mais insolite au sein de la société arabe israélienne. A moins qu’elle ne reflète l’opinion d’une majorité silencieuse.
Attention à la radicalisation
Thabet Abou Rass est codirecteur des Abraham Fund Initiatives : une ONG internationale dont la mission est de favoriser la coexistence entre citoyens juifs et arabes. Selon lui, les points de vue extrémistes ne sont défendus que par une faible minorité d’Arabes israéliens. Car la grande majorité d’entre eux, insiste-t-il, comprend pleinement les avantages que confère la nationalité israélienne. « Quand il s’agit de la communauté arabe, les juifs pensent que tous ses membres sont identiques : qu’ils haïssent tous l’Etat d’Israël, qu’ils soutiennent tous le terrorisme, etc. Mais ce n’est pas vrai. Oui, il faut hélas le reconnaître, il y en a quelques-uns qui sont comme ça, mais ils ne sont pas nombreux, et il y a évidemment beaucoup d’autres points de vue au sein de la population arabe israélienne. »
Les chiffres semblent conforter ces paroles et montrent une certaine évolution quant à l’intégration des citoyens arabes à la société israélienne. Ainsi, de plus en plus d’Arabes israéliens veillent à remplir leurs devoirs de citoyen, en se rendant davantage qu’autrefois aux urnes. De 53 % en 2009, le taux de participation arabe aux élections est passé à plus de 65 % en mars dernier. En 2013, ils étaient 230 citoyens arabes à se porter volontaires pour le service civil national ; un chiffre qui a été multiplié par dix au cours de la décennie suivante. Aujourd’hui, ils sont 4 000 à effectuer leur cherout leoumi. La même évolution apparaît dans les chiffres de l’emploi. En 2008, 4 % seulement des postes de fonctionnaires étaient occupés par des citoyens arabes. Aujourd’hui, il y en a 8 %. Les dirigeants arabes se félicitent de ce changement, mais estiment qu’on est encore loin des 20 % que représente la population arabe en Israël.
Toutefois, un sondage publié le 15 octobre dernier dans le quotidien israélien Maariv montre que la société arabe est profondément divisée. Ainsi, plus de 40 % des personnes interrogées rejettent d’emblée la légitimité de l’Etat d’Israël, tandis que 11 % à peine affirment que, si on leur donnait le choix, ils continueraient à vivre dans le pays tel qu’il est aujourd’hui. 48 % seraient en revanche prêts à vivre dans un Israël ayant les frontières d’avant 1967, aux côtés d’un Etat palestinien indépendant.
Selon Abou Rass, ces chiffres fournissent une réponse claire à la question « Que veulent les Arabes israéliens ? ». Selon lui : « S’intégrer à la société israélienne, tout en conservant des liens familiaux et nationaux avec les Palestiniens de Cisjordanie, et en gardant le droit de contester la politique israélienne dans les Territoires. »
Mais il met cependant en garde contre deux éléments : le manque de perspective politique pour les Palestiniens, et les discriminations continuelles dont sont victimes, selon lui, les Arabes en Israël. Et d’énumérer les problèmes d’infrastructures, d’éducation et de criminalité, nombreux dans le secteur arabe. Il ne faut pas oublier, rappelle Abou Rass, que les Arabes israéliens sont de plus en plus réceptifs aux messages du nationalisme palestinien et du fondamentalisme islamique ; deux idéologies qui rejettent l’une comme l’autre la légitimité d’un Etat juif, où que ce soit dans la « Palestine historique ».
« On ne devrait jamais assister à des assassinats de civils, quel que soit le contexte. Ces meurtres doivent être condamnés, point à la ligne ! Seulement, je crains que ce cycle de violence ne se poursuive tant que nous ne traiterons pas les racines du conflit. Il n’y a pas d’espoir pour la jeune génération et je redoute que quelque chose ne finisse par exploser, que l’on assiste à une escalade. Les Arabes s’en sont toujours pris aux gouvernements israéliens, mais aujourd’hui, nous voyons même des affrontements entre civils. Alors oui, je me fais du souci… »
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