Héros du peuple juif

« Elie Wiesel n’a pas survécu. Il a triomphé. »

Elie Wiesel (photo credit: REUTERS)
Elie Wiesel
(photo credit: REUTERS)
Mikhaïl Gorbatchev est médusé. « Vous êtes venu pour moi ? » « En tant que juif, je vous devais bien ça ! », lui répond Elie Wiesel. C’est le président François Mitterrand qui, après l’échec du putsch de Moscou en 1991, et plusieurs mois avant la dissolution de l’Union soviétique, a envoyé Elie Wiesel rencontrer le chef d’Etat soviétique à bord d’un avion officiel de la République française. « Gorbatchev était très touché de me voir. Je me suis demandé pourquoi. Pourquoi ces larmes dans ses yeux ? En fait, il venait de constater que ses amis n’étaient pas ses amis ; tous l’avaient trahi. Ceux qui s’étaient élevés grâce à lui l’avaient abandonné. J’avais rarement vu un homme aussi seul. Et voilà qu’arrive un jeune juif qui lui dit : Je suis là pour vous aider, pour vous apporter du soutien. Pour ma part, je pensais : moi qui suis un “yeshiva boher” de Sighet, je me retrouve tout à coup à discuter avec des présidents, je leur apporte des messages personnels et je voyage à bord d’avions officiels. Je n’en revenais pas. »
Toute sa vie, Elie Wiesel s’est considéré comme ce « yeshiva boher de Sighet ». On a vu chez ce prix Nobel de la paix 1986 un prophète moderne, un écrivain de génie, un brillant professeur, même si c’est en tant que rescapé des horreurs nazies qu’il est le plus connu. Pourtant, le réduire à cette dernière caractéristique serait faire une grave injustice à l’ensemble de sa vie et de ses réalisations. Car Elie Wiesel n’a pas fait que survivre, il a triomphé.
« Savoir d’où je viens »
Dans son appartement du 26e étage d’un immeuble banal de l’Upper East Side de Manhattan, les livres sont partout. En hébreu, en yiddish, en français ou en anglais, ils recouvrent par milliers la moindre parcelle d’espace disponible entre le sol et le plafond d’un salon en L. Tout en haut, dans un coin, une étagère porte les 30 ouvrages qu’il a signés. Tout le monde ne sait pas qu’à l’époque où il était candidat pour le prix Nobel de la paix, on pensait aussi sérieusement à lui pour le Nobel de littérature.
Seuls deux cadres créent une diversion sur ces murs cachés par les livres : lorsqu’il était assis à son bureau, Elie Wiesel voyait en face de lui une esquisse de Jérusalem et, lorsqu’il se tournait pour utiliser l’ordinateur, c’était une photographie en noir et blanc de la maison où il avait grandi. La même qui est présentée dans ses mémoires, parmi 16 pages de photos de famille. « Depuis que j’ai commencé à écrire, je l’ai toujours fait avec cette maison face à moi », révélait-il dans une interview télévisée. « Je dois savoir d’où je viens. »
Eliezer Wiesel est né à Sighet, une jolie ville au pied des Carpates, où a également vécu le Baal Shem Tov. Peuplée des récits hassidiques que lui contait son grand-père, son enfance heureuse est aussi ponctuée de chants de Chabbat et de pages du Talmud, qu’il étudiait au pied d’un arbre pendant que les autres enfants jouaient au ballon. « Il était un peu chétif et toujours plongé dans les livres », confirme David Weiss Halivni, son camarade de classe au Heder de Sighet. Ancien professeur de religion à l’université de Columbia et l’un de ses meilleurs amis, il raconte qu’enfant, Elie Wiesel se montrait sensible au côté artistique des enseignements mystiques de leur maître. Il pense en outre que c’est pendant l’enfance qu’a été conditionné son sens de l’humour. « Peut-être avait-il eu une prémonition », ajoute-t-il.
« Je l’ai connu à Auschwitz », se souvient le rabbin Menashe Klein. Avec son costume noir, ses tsitsit, sa barbe blanche et ses papillotes, il pourrait être l’alter ego d’Elie Wiesel demeuré dans le monde d’autrefois. Peut-être l’écrivain lui aurait-il ressemblé si sa vie, ses études et sa passion pour le mysticisme n’avaient pas été coupées net par l’Histoire. « Nous sommes allés à Buchenwald ensemble et nous en avons été délivrés ensemble », raconte le rabbin. « Ensuite, en France, le Pr Wiesel a fréquenté la Sorbonne, et moi, j’ai continué à m’occuper de notre Torah… »
Agir pour le peuple juif
Après la guerre, Elie Wiesel étudie en effet à Paris, où il gagne un peu d’argent en dirigeant une chorale. Puis il devient le correspondant parisien du journal israélien Yediot Aharonot, qui lui verse 30 dollars par mois. Sa situation s’améliore lorsqu’il s’installe à New York, où le Yiddish Forward lui propose 175 dollars par mois pour un poste de correcteur, journaliste et traducteur. « Nous vivions ensemble dans la 103e Rue », raconte David Halivni. « Nous n’avions qu’une petite pièce sombre pour deux, l’image même de la pauvreté. Je me souviens de lui assis par terre, entouré de disques de Bach. A l’époque, il mourait pratiquement de faim. » En 1956, Elie Wiesel est renversé par un taxi à Times Square, ce qui lui vaut sept mois d’hospitalisation. Lorsqu’il se relève, il a un besoin désespéré d’argent et c’est avec deux béquilles qu’il couvre les débats de l’ONU pour le Yediot. Golda Meir, alors ministre des Affaires étrangères, le prend en pitié et l’invite de temps en temps dans sa chambre d’hôtel, où elle lui prépare des omelettes et du thé.
Quand ses livres commencent à se vendre en France
en 1967, Elie Wiesel peut se consacrer pleinement à l’écriture. « Quand personne ne parlait de la Shoah, je me sentais le devoir de le faire », disait-il. « Mais maintenant que le sujet n’est plus tabou, je n’en ai plus besoin… » Voilà pourquoi il était plus rarement question de l’Holocauste dans ses conférences et ses écrits. « J’ai peur de banaliser la chose. Je veux que, chaque fois que le mot Shoah franchit mes lèvres, j’éprouve le besoin de m’arrêter et que ma voix tremble. Tout mon être doit trembler au moment où je prononce ce mot. »
Si au cours des dernières années de sa vie, il était donc rarement question de Shoah en public, sa sensibilité de rescapé incitait Elie Wiesel à apprécier chaque instant. Lorsqu’il partait en voyage avec son épouse Marion, par exemple, ils le faisaient toujours par des vols différents. « On ne sait jamais », disait-il, et ses yeux montaient un instant vers le ciel, comme pour une petite prière. Cette conscience de la fragilité humaine le poussait aussi à travailler dur. « Il y a des gens qui cherchent toujours à aller au-delà de leurs forces », disait le rabbin Klein. « Pour Elie Wiesel, le prix Nobel n’a été qu’un tremplin, une étape vers l’objectif pour lequel il voulait rester en vie : agir pour le peuple juif. » « Le prix Nobel n’a pas été pour lui une consécration », renchérit David Halivni, « mais plutôt un nouveau début. Il s’est rendu compte qu’on le lui avait décerné en tant que “Monsieur Judéité” et qu’il le devait donc au peuple juif tout entier. »
Si New York est bien loin de Sighet, Elie Wiesel ne s’est jamais éloigné des forces qui ont façonné sa jeunesse : le Hassidisme et la Shoah. Sa lutte pour faire coexister les deux dans un seul esprit a fourni la tension créatrice nécessaire à ses actions et ses livres. Car tout au fond de lui, il estimait que ce n’était pas pour rien qu’il avait survécu à l’horreur nazie.
« Célébrations hassidiques »
Vêtu d’un costume gris bien coupé, Elie Wiesel danse en cercle serré avec ses amis, chargés de rouleaux de la Torah couverts de velours bleu. Il chante à la gloire de ce Dieu qu’il a si souvent interpellé. Il rayonne. Plus rien de ce regard triste qui marque d’ordinaire son beau visage sombre. C’est Simhat Torah pour le peuple juif et, pour lui, c’est encore plus : c’est son anniversaire. « On ne célébrait jamais les anniversaires chez nous », confie-t-il. Et il ne l’a pas fait davantage ensuite, parce que « pour moi », disait-il, « chaque minute qui passe est une victoire ».
Selon lui, s’il avait toujours conservé sa raison, c’est grâce aux proches et aux amis. « Parfois, je me dis que moi aussi, je suis fou. J’ai toujours fait partie de la minorité, comme le fou. Quand j’ai commencé à dire qu’il fallait expliquer aux gens ce qu’avait été la Shoah, combien partageaient mon avis ? Quand j’ai commencé à me préoccuper des juifs d’URSS, combien d’autres y avait-il à mes côtés ? »
« Ce qui a permis à Elie de rester sain d’esprit ? », s’interroge le rabbin Menashe Klein. « Nous chantions ensemble, nous mangions, priions, marchions… Il venait ici avant chaque fête et nous parlions beaucoup… » Lorsqu’il était enfant, Elie Wiesel chantait dans une chorale et il a toujours aimé entonner les mélodies hassidiques. « Il commençait le vendredi soir vers 17 h 30 et il ne s’arrêtait plus jusqu’à 2 heures du matin. » Elie Wiesel affirmait par ailleurs que son étude quotidienne des textes juifs lui était essentielle. « J’adore étudier. Cela permet de mettre les choses à leur juste place. Après tout, ce qu’a dit Rambam est plus important que l’article que j’ai écrit pour le New York Times ! »
Les livres, Elie Wiesel s’y est intéressé très tôt. Dans la charrette surchargée qui l’emmenait à Auschwitz, alors que les autres s’encombraient de nourriture et d’objets de valeur, le jeune garçon a emporté des livres pour pouvoir étudier…
David Weiss Halivni et lui ne discutaient toujours qu’en hébreu. David était l’une des seules personnes capables de le faire rire. « Nous parlions des personnages de Sighet. Il y avait le chadkhan (le marieur) Ziegenfeld qui ne se déplaçait jamais sans son parapluie, le très grand chohet (responsable de l’abattage rituel) et sa toute petite femme, et d’autres encore… Il est rare que nous ayons eu une conversation sans faire allusion à Sighet. »
Elie Wiesel était-il un homme heureux ?
Pour ses amis, cette question n’a pas de sens. Pour David Halivni, la spiritualité hassidique donnait à Elie Wiesel une liberté, une deuxième libération. « Il avait besoin de la joie de la hassidout, parce qu’il ne pouvait pas vivre constamment à l’ombre de la Shoah. » Il avait recours à la tradition pour répondre à cette question : « Dans notre religion, on ne parle pas de bonheur, on parle de simha vessasson (joie et allégresse). Que demandons-nous ? La paix, évidemment. Nous demandons surtout la yirat chamayim (la crainte de Dieu), l’étude, le haïm chel Torah (la vie de la Torah). Et la Torah, qu’est-ce que c’est ? C’est le sens. Ma vie, je l’ai consacrée à la recherche de sens, et non à la quête du bonheur. »
Pour Elie Wiesel, il ne pouvait y avoir de réjouissance sans un contexte juif. Quand je lui ai demandé s’il avait connu la simha vessasson dans sa propre vie, il a réfléchi un instant, puis a répondu : « En 1948, quand Israël est né. Je me souviens bien de ce Chabbat à Paris, je ressentais une joie qui provenait de l’Histoire. Il y a aussi eu la guerre de 1967, avec le Chihrour Yerouchalaïm, la libération de Jérusalem. C’est quelque chose qui reste gravé en moi. Et puis, le Simhat Torah que j’ai vécu à Moscou entouré de jeunes. Et cependant, il manque quelque chose et quand il manque quelque chose, le bonheur ne peut être présent, parce que le bonheur, c’est quand rien ne manque. Et qu’est-ce qu’il manque ? » Il marque un temps d’arrêt. « La certitude », reprend-il. « On a le sentiment permanent que l’Histoire cherche à se purger de ses démons, de ses cauchemars, avec la continuation de la violence, du sang, de la haine… »
Elie Wiesel baisse la voix et ce qu’il dit alors est à peine audible, tandis que son regard fixe un point au loin. Il semble transporté dans un autre temps. « Un autre type de joie, plus profond encore que celui-là, et plus personnel, c’est quand mon fils est né… et plus encore, le jour de sa circoncision. Pour moi, dans ma vie, cela a eu la même importance que la naissance de l’Etat d’Israël et la réunification de Jérusalem. Je l’ai ressenti dans mon corps, dans chaque cellule… » La sonnerie du téléphone l’interrompt et il contourne son gigantesque bureau d’acajou pour aller répondre. Sur sa table, deux photographies : l’une de sa femme avec son fils Shlomo-Elisha, l’autre de son fils seul, en gros plan. Les deux ont été prises il y a au moins 35 ans. Elie Wiesel a donné à son fils le nom de son père, qui a vécu dans le camp avec lui, et qui s’est éteint quelques semaines seulement avant sa libération. « J’avais seize ans quand j’ai perdu mon père », écrit-il dans ses mémoires. « Mon père est mort et la douleur est partie. Je n’ai plus rien ressenti. Quelqu’un était mort à l’intérieur de moi, et ce quelqu’un, c’était moi. »
« Mon père n’avait pas de poste officiel dans la communauté. Il jouait un peu le rôle de médiateur au sein de celle-ci. Parce qu’il tenait une épicerie », expliquait Elie Wiesel sur un ton de profond respect. « D’une manière ou d’une autre, je ne sais pas comment, il allait toujours défendre les juifs face aux autorités. Chaque fois qu’il arrivait quelque chose, on venait le chercher. » Elie Wiesel non plus n’a jamais eu de position officielle dans la communauté juive, mais il a servi de médiateur avec les grands de ce monde, les chefs d’Etat, etc. « Dans ce besoin d’aider les autres juifs, je crois que j’ai suivi les pas de mon père et qu’il aurait lui-même voulu qu’il en soit ainsi… »
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