Mossoul, un sanglant échiquier

Assurer la succession de l’ancien ordre régional : tel est l’enjeu des combats qui font rage pour chasser l’Etat islamique de la cité irakienne

Les ruines de l’université de Mossoul, le 30 janvier dernier (photo credit: REUTERS)
Les ruines de l’université de Mossoul, le 30 janvier dernier
(photo credit: REUTERS)
Quartiers est de Mossoul, Irak. « Je suis sniper. L’autre jour, je vois arriver quatre types de l’Etat islamique. J’en descends deux, puis mon arme s’enraye et les deux autres continuent à avancer vers moi. Je descends les escaliers à toute allure et j’envoie une grenade dans la cour de la maison. L’un des types est tué, l’autre salement blessé. Il est allongé là, devant moi, très mal en point et je le désarme. Il a un pistolet et un fusil d’assaut. Et alors il se met à appeler son copain… en russe ! C’était un Russe ! Mais son copain ne répond pas, pour la bonne raison qu’il est mort. Alors il me regarde et il voit que j’ai chargé mon pistolet. Je ne parle pas russe, et j’imagine qu’il a compris que son copain ne lui répondra plus… Il me regarde et me dit en arabe : “Est-ce que tu crains Dieu ?” Je réponds “Non” et je lui tire deux balles dans la tête… »
Zeidan, soldat de la milice des Hashd al-Watani [Rassemblement de la nation], grièvement blessé durant les combats contre l’Etat islamique dans le quartier Hay al-Arabi à Mossoul-est, conclut son histoire par un éclat de rire. Sur son téléphone portable, il me montre la photo de l’homme qu’il a abattu. On distingue à quelques centimètres du crâne éclaté une barbe noire très fournie. Puis vient la photo du passeport russe bien endommagé qu’il a récupéré sur sa victime. « Il doit être Tchétchène », dis-je. « La plupart des citoyens russes que l’on trouve dans les rangs de l’EI ne sont pas russes. Ils viennent du Caucase. » « Il était russe », soutient Zeidan. « Il parlait russe. » Je m’apprête à le contredire de nouveau, puis je me ravise.
Nous sommes en chemin pour gagner le quartier d’Hay al-Arabi, repris des mains de l’EI quelques jours plus tôt. Zeidan se déplace avec des béquilles et il a le bras bandé. Le quartier est délimité d’un côté par le Tigre, qui sépare désormais les djihadistes de l’Etat islamique des différentes forces pro-gouvernementales. Nous formons une équipe insolite : un journaliste anglo-israélien (moi-même), un combattant des Hashd al-Watani blessé, et un guide kurde syrien qui est aussi notre chauffeur. Je suis ici pour constater les progrès de la campagne militaire visant à reconquérir la deuxième ville d’Irak, tenue par l’EI.
Une bataille sans merci
L’offensive a été lente. Les forces irakiennes se sont mises en marche le 17 octobre dernier et ont atteint la banlieue de la ville le 1er novembre. L’avancée s’est ensuite révélée plus difficile. Loin de se décourager face à des troupes dix fois supérieures en nombre, les 8 000 hommes de l’Etat islamique stationnés à Mossoul ont livré une bataille sans merci et particulièrement imaginative. Les convois irakiens ont fait l’objet d’attaques kamikazes incessantes à l’aide de voitures piégées ; après l’explosion, les survivants étaient achevés à l’arme à feu, au mortier ou à la grenade. L’Etat islamique a également innové en ayant recours à des Quadcopters, des drones que l’on trouve dans les magasins de jouets, équipés pour la circonstance de caméras de surveillance ou de grenades. C’est ainsi qu’il a fait du champ de bataille urbain une scène de cauchemar permanent, avec un nombre de morts très élevé, notamment parmi les forces spéciales du contre-terrorisme qui assuraient le plus gros des combats.
Le 13 décembre, les Irakiens ont donc fait une pause pour reconsidérer leur stratégie. Les combats ont repris le 29 avec 4 000 hommes en renfort issus de la police fédérale, détachés par le ministère de l’Intérieur. Depuis, la tactique a changé : les Forces spéciales ne se déplacent plus en convois, mais par petites sections de sept hommes à pied, précédés par une intense activité aérienne et des tirs d’artillerie.
Les Américains ont détruit les cinq ponts qui séparent l’est et l’ouest de Mossoul, de sorte que les djihadistes manquent de munitions pour se battre à l’est. Les voitures piégées se font moins perfectionnées. En lieu et place des mastodontes blindés des premières semaines, les attaques sont menées par des véhicules ordinaires truffés d’explosifs. Plus difficiles à repérer, mais bien plus faciles à détruire. Les forces du gouvernement irakien arpentent désormais les rues de Mossoul-est, si bien que les djihadistes se replient vers l’ouest, dans le dédale de ruelles qui caractérise cette partie de la ville. Les forces du régime viennent de reprendre le siège de la police ainsi que le palais de justice et progressent vers les ruelles de la vieille ville. Nous en sommes là.
Carnage urbain
Le quartier de Hay al-Arabi est dévasté. Les immenses cratères laissés par les bombardements aériens nous rappellent à quel point l’homme est petit. La puissance de destruction fait prendre conscience que si la bombe est destinée à votre quartier, vous n’avez aucune chance d’en réchapper…
Les combats ont été menés rue après rue, maison après maison. On voit encore les squelettes des voitures piégées le long des routes. Les gens que l’on croise paraissent hébétés, ils vous regardent en vous fixant dans les yeux, sans ciller, pendant un très long moment. Ni hostiles, ni amicaux, comme s’ils voulaient vous poser une question sans parvenir à trouver les mots pour le faire. Au détour d’une rue, un jeune homme d’une vingtaine d’années nous aborde. Barbu, un foulard autour du cou, il a lui aussi ce regard vitré propre aux habitants de Mossoul.
« Venez par ici, venez voir la voiture piégée là-bas ! », nous dit-il en arabe. « J’ai quelque chose d’intéressant à vous montrer. » Il se tient très proche de moi, et j’ai soudain le sentiment qu’il pourrait être l’un de ces « dormants » que l’EI a laissés dans le quartier, un combattant qui m’a identifié comme étranger et qui a vu mon appareil photo. Mes deux compagnons ne réagissent pas. Je décide pour ma part de le suivre jusqu’à la carcasse de la voiture qui a explosé, et me penche pour voir ce qu’il me montre, un sourire nerveux aux lèvres. « Rijal, rijal ! » [jambe], me dit-il. Il a raison, on ne peut pas s’y tromper : on aperçoit un pied humain carbonisé, qui a dû appartenir au terroriste qui s’est fait sauter dans cette voiture. Personne n’a pris la peine de nettoyer les lieux… « Vous êtes sur Facebook ? », me demande le garçon tandis que nous nous éloignons. « Moi, oui. Allez voir mon compte. Mon nom, c’est “loveyoursmile”. »
Nous le laissons et poursuivons notre route. On ne compte pas les vestiges macabres laissés par les destructions humaines : maisons effondrées sous les bombes, réduites à un tas de ruines encombrant les rues, suie noire issue des explosions, parties de corps humain dans une cour… Sans doute celles d’un terroriste alors qu’on distingue un morceau de chair rouge revêtue de ce qui a dû être un uniforme noir. Beaucoup de maisons ont souffert d’une tactique primitive employée par l’EI : brûler des pneus et de l’huile pour créer un nuage de fumée noire au-dessus des zones qu’il contrôle. Sans visibilité, les avions de la coalition ne peuvent viser leurs cibles, ce qui multiplie le nombre de morts de civils et d’habitations détruites. Bien évidemment, les djihadistes ont beau jeu d’exploiter ces pertes-là à des fins de propagande, si bien que, de leur point de vue, ces méthodes ne sont pas négatives. De nombreuses habitations de Mossoul-est ont ainsi été détruites par des obus de mortier qui ont raté leur cible.
Des forces hétérogènes
Aujourd’hui, la partie est de Mossoul se divise en trois zones placées sous le contrôle de forces distinctes : l’armée irakienne, l’ISOF (Forces spéciales d’opérations) et la police fédérale irakienne. Ce sont les hommes en noir de l’ISOF qui ont accompli le plus gros du travail et c’est dans leurs rangs que l’on dénombre le plus de victimes. Ces trois groupes sont particulièrement hétérogènes.
L’ISOF se révèle beaucoup plus impressionnant que l’armée irakienne. Nous rejoignons l’un de ses bataillons dans le quartier de Beker, repris une semaine plus tôt par les forces irakiennes. Le capitaine Raad Qarim Kasem nous expose le déroulement de la bataille au sein de son unité. Il souligne le rôle crucial joué par les avions de la coalition qui, en détruisant cinq ponts, ont empêché l’EI d’alimenter en munitions ses combattants passés côté est. Les djihadistes ont bien tenté de traverser le fleuve de nuit, par bateau, mais ont fini par s’épuiser. Dans quelques jours, les hommes du bataillon Najaf, complètement épuisés, quitteront le quartier pour gagner le village de Bartella, au sud de la ville. Là, ils se prépareront à la prochaine phase de l’opération : la conquête de Mossoul-ouest. L’ISOF est une force créée et entraînée par les Américains. Ses officiers, formés avec les Rangers de l’armée américaine, sont des combattants particulièrement qualifiés, ce qui rend les pertes dans ses rangs d’autant plus lourdes. Le gouvernement irakien ne fournit pas le compte des victimes, mais des témoignages suggèrent que certaines unités des forces spéciales ont vu leurs effectifs réduits de moitié durant la reprise de Mossoul-est.
Une visite à la 16e division d’infanterie de l’armée irakienne, au nord de Mossoul, produit une impression bien différente. Commandants rondouillards et imbus d’eux-mêmes, soldats rigolards, indifférents ou lassés d’être là, voilà ce que j’ai rencontré chaque fois que j’ai eu affaire à l’armée irakienne, sans compter des positions mal surveillées, des véhicules blindés laissés dehors sans surveillance, et des civils qui s’approchent sans être inquiétés. Si les Etats-Unis espéraient que la création de l’ISOF contribuerait à améliorer l’ensemble de l’armée irakienne, il ne m’a pas semblé que cet objectif ait été atteint à Mossoul.
Dans le quartier d’al-Intissar au sud de la ville, la police fédérale se révèle bien plus imposante, avec ses véhicules bien entretenus et sa position étroitement sécurisée. Le terme de « police » est d’ailleurs inapproprié pour la qualifier : il s’agit plutôt d’une force paramilitaire comparable aux armées qui, dans d’autres pays arabes, opèrent sous les ordres du ministère de l’Intérieur.
Le général Ali Lami, commandant de la 5e division de cette police fédérale, reconnaît pourtant volontiers que ses hommes sont moins bien entraînés que ceux de l’ISOF. La police fédérale, m’a-t-il expliqué, possède une unité d’élite appelée division de réaction d’urgence, qui a pris part à des opérations contre l’EI dans l’est de Mossoul. En revanche, le plus gros de ses effectifs à lui ont seulement pour mission de tenir les zones une fois l’EI expulsé.
Telles sont donc les trois forces officielles présentes sur le terrain, mais elles ne sont pas seules. C’est là que le scénario « EI contre armée régulière du gouvernement élu d’Irak » se complique sérieusement.
Citons pour commencer les Hashd al-Shaabi, unités de mobilisation populaire (PMU). Celles-ci comprennent les milices chiites mobilisées en catastrophe durant l’été 2014, lorsque l’EI marchait sur Bagdad. Les PMU sont dominées par un nombre important de grandes milices chiites soutenues par l’Iran. La plupart des médias rapportent qu’à la demande de la coalition conduite par les Etats-Unis, elles ont été tenues hors de Mossoul durant l’offensive, afin d’écarter les risques de violences contre les habitants sunnites de la ville. Aujourd’hui, ces milices chiites sont positionnées en dehors de la ville, à l’ouest, où leur rôle consiste à bloquer les combattants de l’EI susceptibles de battre en retraite en direction de la Syrie.
Le rôle des milices
Nous avons toutefois rencontré un certain nombre de combattants des PMU à l’intérieur de Mossoul. Certes, ils n’appartenaient pas aux principales milices soutenues par l’Iran, mais leur présence n’en reste pas moins significative. Le premier groupe que nous avons croisé était constitué de membres de la minorité Shabak, groupe ethnique à dominance chiite originaire de la province de Ninive, où se situe Mossoul. Ces combattants, qui appartiennent aux Quwat Sahl Ninawah (Forces des plaines de Ninive), avaient été repoussés à 13 km à l’est de Mossoul, près de la ville de Bartella. Leur base, sur laquelle flotte le drapeau des PMU, n’est qu’à quelques mètres d’un complexe utilisé par les Forces spéciales américaines. Le deuxième groupe des PMU aperçu dans la cité est le « Hashd al-Ashari » (Mobilisation tribale), regroupement de tribus sunnites opposées à l’EI et désireuses, pour des raisons pragmatiques, de se ranger aux côtés du gouvernement de Bagdad dans sa lutte contre l’EI. Cette milice nous rappelle qu’il faut se garder de considérer qu’en Irak, les choses se limitent à une lutte entre sunnites et chiites.
La seule chose qui intéresse les Bédouins, ce sont les arrangements qu’ils peuvent obtenir en matière de sécurité et de ressources, énergétiques ou autres. Ils ne voient aucune raison de se battre aux côtés de groupes sunnites anarchiques et perturbateurs comme l’EI. C’est précisément cette approche pragmatique qu’ont exploitée les Etats-Unis au plus fort de la bataille d’al-Anbâr, parvenant à soulever les tribus présentes sur place contre l’insurrection sunnite.
Il est intéressant de noter que le gouvernement d’Irak, les milices chiites et les Iraniens qui les soutiennent, sont désormais engagés dans une même entreprise. Sans doute ont-ils eux aussi compris la leçon que les Américains ont apprise à cette époque : la loyauté de ces tribus se paie en argent et en ressources, et durera autant que ce soutien sera prodigué. Ou encore, comme l’a formulé un ancien membre du gouvernement israélien familier de ces dynamiques : « Les tribus bédouines ne sont pas à vendre. En revanche, on peut les louer. »
L’ombre de l’Iran
Du point de vue des PMU, placer leurs clients sunnites dans Mossoul est un bon calcul ; cela évite de susciter la panique parmi les habitants de la ville, et permet sans doute aussi d’apaiser la coalition menée par les Etats-Unis, qui n’a aucune confiance dans les milices chiites. Une démonstration de puissance et d’intelligence tactique. Certains témoignages non confirmés indiquent que l’organisation Badr tient des checkpoints à proximité de la ville. Qu’elles soient véridiques ou non, ces affirmations rappellent que les PMU constituent le plus gros des troupes dédiées à l’éviction de l’EI de la province de Ninive, dont faisait partie l’opération de Mossoul. Une réalité qui a des implications politiques pour l’Irak.
Les PMU sont en effet en train de bâtir peu à peu ce mélange de puissance politique et militaire indépendante qui caractérise l’approche iranienne. Cette approche a déjà permis à Téhéran d’exercer une domination effective sur le Liban et sur une bonne partie de la Syrie. Elle commence à être mise en œuvre en Irak par le biais de hauts cadres comme Abu Mahdi al-Muhandis ou Adi al-Ameri, fondateur de la brigade Badr du corps des Gardiens de la révolution islamique (GRI). Tout cela sous le nez des Etats-Unis et de leurs alliés, qui ont détruit et reconstruit l’Irak en 2003, mais qui peinent encore à en comprendre la dynamique.
En sortant de la ville un soir, nous croisons un convoi de véhicules blindés et de pièces d’artillerie de l’armée américaine qui cherchent la route d’Erbil. Ce convoi a été organisé par l’une des unités les plus fameuses de l’armée américaine. Persuadés que l’on va nous repousser sans délai, nous nous approchons des officiers qui se tiennent à l’avant du convoi arrêté. Or, à notre grand étonnement, nous sommes reçus à bras ouverts et l’on nous demande si nous parlons l’arabe. Ces officiers ont besoin d’aide : ils se rendent à Erbil, puis à Qaryara, et ont programmé leur itinéraire sans effectuer de vérifications préalables auprès des commandants kurdes des secteurs concernés. Or, l’un des ponts sur lequel ils doivent passer n’est pas apte à supporter les canons 88 mm qu’ils transportent. En outre, ils sont partis sans traducteur. Les voici donc à tenter désespérément d’expliquer la situation à leurs chauffeurs qui ne parlent pas un mot d’anglais, tout en essayant d’élaborer un autre itinéraire au moment où la nuit tombe.
Nous leur prêtons assistance en les mettant sur la bonne voie. Il serait sûrement simpliste de tirer des leçons de stratégie de ces difficultés tactiques. Néanmoins, à voir ces jeunes gens membres de la plus importante puissance militaire de la planète empêtrés dans de telles difficultés logistiques, il est impossible de ne pas penser à la confusion dans laquelle baigne la politique occidentale vis-à-vis de l’Irak et des pays environnants. Et lorsqu’on sait qu’en face, les Iraniens s’emploient dans l’ombre à rassembler une élite intelligente et motivée de cadres militaires et politiques, à quelques pas à peine des forces créées par les Occidentaux, il y a lieu de s’inquiéter.
C’est un fait. A l’heure où l’Etat islamique se prépare pour le dernier round dans Mossoul ouest, on ne peut que constater que les véritables vainqueurs des combats à venir seront les structures indépendantes que les Iraniens mettent en place en Irak, dont les PMU sont la manifestation la plus impressionnante. Comme nous l’a affirmé un habitant de Mossoul réfugié dans le camp de Khazer, à proximité de la ville : « L’Iran a ses mains partout en Irak… »
L’ordre ancien du Moyen-Orient a volé en éclat et ne reviendra plus. Le meilleur symbole de cela est la magnifique mosquée que Saddam Hussein avait commencé à bâtir dans les années 1980 et que l’Etat islamique a convertie en usine d’armement, pour fabriquer engins explosifs et voitures piégées. La guerre de succession à l’ancien ordre régional se déroule sur les ruines des vieux monuments, et Mossoul est l’un de ses épicentres.
Il y aura encore beaucoup de sang répandu, mais tôt ou tard, l’EI sera expulsé de Mossoul-ouest. Qu’arrivera-t-il ensuite ? Tout dépendra de la façon dont l’Occident aura appris à lire les cartes de la région…

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