Herzl à Jérusalem

Chroniques de l’unique voyage dans la Ville sainte du leader sioniste

Thedodor Herzl, lors du 1er congrès sioniste mondial en 1897 (photo credit: DR)
Thedodor Herzl, lors du 1er congrès sioniste mondial en 1897
(photo credit: DR)
Herzl devait arriver deux heures avant l’entrée du chabbat, seulement le train dans lequel il voyageait avait pris du retard. A mesure qu’il réalisait qu’il s’apprêtait à profaner le jour saint, le leader sioniste se sentait de plus en plus mal. Comme il le redoutait, le train est entré en gare de Jérusalem ce 28 octobre 1898, alors que la nuit était déjà tombée.
Sainteté du chabbat
Ce voyage dans la Ville sainte représentait une sorte d’apogée dans la rapide ascension de l’Autrichien : quatre ans après avoir commencé à exprimer ses idées, et un an après être parvenu à réunir 200 juifs lors d’un congrès à Bâle en Suisse, il avait obtenu de rencontrer Wilhelm II, en visite historique en Palestine, alors sous contrôle de l’Empire ottoman. Le Kaiser devait notamment demander au sultan d’accorder aux juifs le droit d’ouvrir une société à charte en Palestine, sous la supervision des Allemands. Cette première et unique visite de Theodor Herzl à Jérusalem devait le bouleverser profondément, et changer à jamais l’avenir du sionisme.
Malgré la fièvre qui s’était emparé de lui, le leader sioniste non religieux était bien décidé à respecter le jour saint, et à rejoindre son hôtel à pied. Le trajet était long de la gare jusqu’à l’actuelle place Davidka, et ses compagnons de route ont tenté de l’en dissuader. L’un d’entre eux, David Shouv, a témoigné : « Alors que nous étions en route vers le centre-ville, Theodor marchait avec peine. Je lui ai alors fait remarquer qu’étant souffrant, il lui était permis de s’y rendre en transports. Mais il était fermement décidé à respecter le chabbat, et m’a répondu : “Il s’agit de ma première visite à Jérusalem, la Ville sainte, et je n’y profanerai pas le chabbat.” » Herzl a donc marché jusqu’à la Porte de Jaffa, s’appuyant sur sa canne et sur l’épaule de l’un de ses compagnons, en empruntant la voie qui s’appelle de nos jours derekh Hebron. Il semble que la poussée d’adrénaline provoquée par l’excitation de cette première visite lui ait donné des forces, et cette marche s’est muée pour l’Autrichien en lune de miel avec la cité. « Malgré mon épuisement, Jérusalem et ses contours éclairés par la lune m’ont fait une très forte impression. C’était magnifique de voir la forteresse de Sion, la Cité de David », a raconté Herzl dans son journal. L’émotion face à ces lieux s’est encore renforcée à la vue des passants. Après avoir fondu en larmes la veille, en observant des fermiers juifs dans le village de Rehovot, le voilà qui rencontrait les habitants de Jérusalem, vêtus de leurs beaux habits de chabbat, rayonnants à leur retour de la synagogue, et qui saluaient les voyageurs de chaleureux « chabbat chalom » et « chalom alekhem ». « Les rues étaient remplies de juifs marchant sous la lune », a encore écrit le leader sioniste.
Pauvreté et insalubrité
Malheureusement, la lune de miel a vite tourné court. A son arrivée à l’hôtel Kaminitz, Herzl s’est vu signifier que sa réservation de trois chambres avait été annulée en raison de la visite du Kaiser. A l’occasion de cet événement majeur, les hôtels accueillaient prioritairement les officiels allemands et turcs ainsi que d’autres personnalités influentes. Un autre compagnon de route d’Herzl a raconté sa réaction : « Je me souviens comme si c’était hier de la façon dont Herzl s’est assis sur les escaliers en face de l’entrée, silencieux et à bout de forces à cause de la fièvre. Je n’oublierai jamais son visage à ce moment précis. Il semblait que toute la souffrance, la peine et la misère endurées par notre peuple pendant 2 000 ans s’y reflétaient ». Par la suite, Herzl déchantera également au cours de ses promenades : la pauvreté et l’insalubrité de la ville, qui contrastaient fortement avec le panorama entrevu le soir de son arrivée, l’ont profondément choqué. Alors que les rues avaient été nettoyées, décorées, et les mendiants écartés en l’honneur de la visite du Kaiser, il n’en était pas de même dans la Vieille Ville. C’est ainsi qu’en revenant du Kotel, Herzl a dépeint dans son journal « une ignoble, horrible, épouvantable mendicité », et, après avoir évoqué deux jours auparavant la splendeur de la ville, conclu par ces mots : « Lorsque je me souviendrai de cela, O Jérusalem, ce ne sera pas avec joie. »
La délégation d’Herzl a finalement été autorisée à rester à l’hôtel Kaminitz pour une nuit, mais elle devait le quitter dès le lendemain. Toute tentative de chercher un autre hôtel étant inutile, Herzl a donc renoué, à 38 ans, avec l’ancienne tradition juive de coucher chez l’habitant. Il s’est mis en contact avec Jonas Marx – recommandé par des amis – dont la famille avait fait construire une grande demeure à l’extérieur des murailles, sur l’actuelle Mamilla. Le visiteur et sa délégation se sont vus réserver un étage entier par leurs généreux hôtes, un luxe qui leur a permis de se préparer dans les meilleures conditions à leur rencontre avec le Kaiser. Au cours des six jours ou Herzl a séjourné dans cette maison, celle-ci est rapidement devenue un épicentre de la vie juive à Jérusalem. L’Autrichien y a ainsi reçu des délégations, tenu des réunions, et s’est occupé de sa correspondance, tandis qu’au dehors, les gens se rassemblaient dans l’espoir de l’apercevoir. Ses compagnons et ses hôtes ont fait office à la fois de gardiens, de bras droits, et d’organisateurs d’événements, si bien que la demeure Stern ressemblait un peu à la Maison-Blanche.
Une rencontre à haut risque
La décision d’Herzl de rencontrer le Kaiser était dangereuse à plusieurs niveaux. Le père du sionisme risquait d’abord d’être mis en prison par les Turcs, qui avaient désigné des espions pour surveiller ses faits et gestes, et qui possédaient des mandats d’arrêt prêts à être utilisés à tout moment. Il y avait aussi des risques sur le plan économique, Herzl ayant épuisé les fonds du Mouvement sioniste pour financer ce voyage, et surtout de gros risques sur le plan politique : si la chancellerie allemande ne confirmait pas la rencontre entre Herzl et le Kaiser et que celle-ci n’avait finalement pas lieu, cela constituerait un terrible échec pour le Mouvement.
Un tel échec aurait également amené les Turcs à considérer les juifs comme déloyaux, ce qui aurait pu avoir de graves conséquences. En effet, Herzl avait suivi de près les informations concernant le génocide arménien entre 1894 et 1896, dont on soupçonnait le sultan turc d’être à l’origine. Des rabbins en Turquie avaient même exhorté Herzl à faire preuve de prudence, en évoquant le risque que son entreprise représentait pour tous les juifs de l’Empire ottoman. Car contrairement aux Européens qui avaient maintes fois persécuté les juifs, la Turquie voyait jusqu’alors en eux un bénéfice pour l’Empire, perception qui risquait maintenant d’être mise à mal. Herzl avait été averti par ces leaders religieux avant le lancement de son mouvement : « Aucun individu n’a le droit moral de provoquer une avalanche, et de mettre en danger tant d’intérêts ».
Malgré l’effervescence qui animait la demeure Stern, l’audience du leader sioniste avec le Kaiser devenait de plus en plus incertaine. Toutes les tentatives pour obtenir une confirmation auprès de la délégation allemande avaient échoué. « L’incertitude nous a complètement démoralisés », a écrit Herzl lors de cette insoutenable attente. Ce dernier a toutefois mis à profit ces quelques jours pour visiter Jérusalem et ses alentours – le Kotel, la Tour de David, le mont des Oliviers, la Via Dolorosa et le tombeau de Rachel – et apprécier l’accueil chaleureux des résidents de la ville. La connexion d’Herzl avec ses racines s’en est trouvée renforcée. Son séjour a aussi été pour lui l’occasion d’affiner sa pensée, révélée dans son roman Altneuland.
Déception
Après des jours d’attente, passés à implorer et à tenter de faire pression, Herzl a finalement été reçu par le Kaiser. Malheureusement, l’entretien a été froid, laconique et décevant à bien des égards, l’empereur se contentant de déclarations de pure forme, préparées par ses conseillers. Si bien que la conversation a essentiellement porté sur la pluie et le beau temps. Une rencontre résumée ainsi par le rapport officiel allemand : « Le Kaiser a reçu une délégation juive qui lui a montré un album photo des colonies juives. » Le Premier ministre allemand Bernhard von Bulow, qui n’était pas un grand partisan du sionisme, est même allé jusqu’à affirmer que cette rencontre n’avait jamais eu lieu. La déception d’Herzl était immense, et le sentiment d’échec d’autant plus grand que les préparatifs de cette rencontre avaient été très importants.
Craignant d’être incarcéré, Herzl a fui la ville le jour suivant, montant dans le premier bateau qui quittait le port de Jaffa – un bateau délabré qui transportait des oranges.
Les raisons du revirement d’attitude du Kaiser ne sont pas claires. Herzl a maintenu que ce dernier avait de bonnes intentions, mais que sa suggestion de subventionner une entreprise juive avait été rejetée par le sultan, une version confirmée plus tard dans les mémoires du Kaiser. Un autre motif a été donné par Bulow, qui a révélé que quelques jours avant la rencontre, le ministère des Affaires étrangères allemand avait été dissuadé de s’engager auprès d’Herzl par certains leaders juifs. Ceux-ci auraient affirmé que le sionisme était un courant marginal sans importance à l’intérieur du judaïsme.
Son séjour à Jérusalem a marqué la fin de l’ascension d’Herzl. Les différentes percées diplomatiques qu’il a entreprises n’ont donné aucun résultat tangible de son vivant, si bien qu’après son décès en 1904, le sionisme est entré en hibernation. Cependant, les fondations mises en place par Herzl étaient suffisamment solides pour que le mouvement se réveille, une fois les circonstances plus favorables. Lorsqu’il est devenu évident que les Britanniques allaient recevoir la Palestine de la main des Turcs, entrés de façon inattendue dans la Première Guerre mondiale, l’infrastructure sioniste était bien en place, renforcée par la reconnaissance du sionisme par le gouvernement britannique à la faveur du processus ougandais, et des relations établies par Herzl avec Londres. Un soutien d’une importance telle que les objections de l’establishment juif de Londres face au sionisme se sont vu opposer une fin de non-recevoir par le gouvernement.
Une transformation extraordinaire
Le 2 novembre 1917, 17 Heshvan 5678, jour du 19e anniversaire de la rencontre d’Herzl avec le kaiser, les Britanniques ont rédigé la Déclaration Balfour, proclamant qu’ils étaient favorables à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Un mois plus tard, le 11 décembre, le général Edmund Allenby arrivait dans la Ville sainte. En contraste avec le Kaiser qui y était entré via une brèche dans la muraille que les Turcs avaient fait en son honneur, celui-ci est descendu de son cheval en s’approchant de la porte de Yaffo, par respect pour la sainteté de l’endroit. Et tout comme l’avait fait Herzl en son temps, il a insisté pour parcourir les derniers mètres à pied.
Si c’est à Bâle qu’Herzl a posé les fondations de l’Etat juif, c’est à Jérusalem qu’il les a présentées au monde. Proclamé « roi des juifs » par les Arabes locaux de par sa présence magistrale à la demeure Stern, il a été perçu, lors de sa semaine en Terre sainte, comme une sorte de représentant du judaïsme, tant par les juifs, que les Arabes, les Turcs et les Allemands. Ce séjour a été le prélude de la transformation du sionisme, qui d’un courant insignifiant, est devenu une force dominante au sein du judaïsme. « Si un jour Jérusalem est à nous, et si ce jour je suis encore capable d’agir, alors je commencerai par la nettoyer », a écrit Herzl. « Je construirai une ville aérée, agréable, avec un système d’égouts performant, une ville toute nouvelle autour des lieux saints. »
Soixante-neuf ans exactement après ces lignes, les juifs ont retrouvé leur souveraineté sur Jérusalem. Au cours des cinquante années qui ont suivi, la ville a été nettoyée, et une nouvelle cité, aérée et agréable comme le voulait Herzl, a été construite autour des lieux saints. Confiant dans le fait que de tels changements verraient le jour, Herzl en avait donné la recette : « Une glorieuse Jérusalem se développera peu à peu. Les soins apportés à la ville, empreints d’amour et de respect, la transformeront en un véritable bijou. » La nouvelle Jérusalem continue de se développer. Dans quelques années, le lent train qu’Herzl avait pris sera remplacé par un TGV. Depuis ses infrastructures, en passant par ses arts et sa scène culturelle florissante, ses centres universitaires et ses start-up au dynamisme unique, tout montre que l’amour et la volonté ont effectivement transformé la Ville sainte en un joyau extraordinaire.
Herzl n’est jamais retourné à Jérusalem de son vivant, mais il l’a fait après sa mort. Comme il l’avait souhaité, sa dépouille a été transférée, une fois l’Etat juif proclamé, sur le mont qui porte désormais son nom. C’est auprès de sa tombe qu’ont lieu chaque année les cérémonies marquant le jour de l’Indépendance. Une manière pour la nation de lui exprimer son immense gratitude, et de se souvenir du devoir qu’il nous a transmis : continuer à rêver.
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