La déclaration Balfour, toujours sur le banc des accusés

100 ans après, la célèbre lettre ouverte du ministre des Affaires étrangères britannique reste un sujet de controverse. Qu’en pensent les descendants de Lord Balfour ?

Carte postale créée par l’institut Betsalel en l’honneur de la déclaration Balfour (photo credit: GPO)
Carte postale créée par l’institut Betsalel en l’honneur de la déclaration Balfour
(photo credit: GPO)
La Palestine pour les juifs », titrait en une, le 9 novembre 1917, le quotidien britannique London Times. C’est par cette formule lapidaire que Londres a informé le monde de son engagement à accorder au peuple juif un foyer en Palestine, conformément à la lettre rédigée par le secrétaire aux Affaires étrangères Arthur James Balfour, et adressée à Lord Rothschild, président de la fédération sioniste de Grande-Bretagne le 2 novembre.
Cette lettre ouverte, connue plus tard sous le nom de déclaration Balfour, a changé la face du Moyen-Orient. Un siècle après, celle-ci demeure toujours autant controversée, décriée par les adversaires du sionisme, et chérie par la majorité des juifs du monde entier. La fameuse missive stipulait : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les juifs disposent dans tout autre pays ».
Des motivations religieuses et politiques
Pourquoi une telle promesse de la part du Royaume-Uni ? Avec le temps, les experts ont avancé de nombreuses motivations : au départ, les explications à cet engagement étaient surtout religieuses, avant de devenir géostratégiques et politiques. Le Premier ministre britannique de l’époque, le libéral David Lloyd George, tout comme Balfour, faisait partie d’une génération inspirée par des notions romantiques de retour des juifs sur la Terre promise, sous l’influence de considérations religieuses liées à son éducation chrétienne évangélique. « Lloyd George et Arthur Balfour ont été bercés dans leur enfance par les chants du roi David et les récits bibliques, et ils ont étudié l’Ancien Testament. De ce fait, il leur paraissait naturel et légitime que les juifs retournent vivre en Terre sainte, et que les chrétiens les soutiennent dans cette entreprise », explique Lord Roderick Balfour, l’arrière-petit-fils du frère d’Arthur Balfour, Gerald William Balfour. Lloyd George était particulièrement sensibilisé au sort du peuple juif et avouait lui-même mieux connaître l’histoire de celui-ci que celle de son propre peuple, les Gallois. En 1917, le dirigeant s’était fixé pour objectif d’offrir « Jérusalem comme cadeau de Noël au peuple britannique », alors que les soldats de la Couronne dirigés par le général Allenby venaient juste de conquérir la Ville sainte après une campagne contre les forces de l’Empire ottoman.
Pour l’arrière-petite-fille de Lloyd George, l’historienne Margaret MacMillan, l’aspect religieux de cette initiative est certes essentiel, mais ne doit toutefois pas être surestimé. D’autres raisons ont incité son aïeul à aider le peuple juif. « Il n’y a aucun doute qu’il prônait le retour des juifs à Sion pour des motifs religieux, mais son engagement répondait aussi à des considérations géostratégiques. » En période de guerre, chaque belligérant utilise toutes les armes à sa disposition pour vaincre l’ennemi. La déclaration Balfour a été motivée par les intérêts britanniques et non par l’altruisme », explique la professeure à l’université d’Oxford et spécialiste de la Première Guerre mondiale.
D’autres historiens soulignent que la déclaration Balfour n’est pas tombée soudainement du ciel, mais qu’elle s’inscrit dans un contexte historique, de nombreux dirigeants s’étant déjà dits préoccupés par le sort des juifs, et favorables à leur retour en Terre sainte. « La déclaration Balfour n’est pas la première dans l’Histoire à s’intéresser au peuple juif et à prôner son retour sur la Terre de ses ancêtres », souligne Jehuda Reinharz, un universitaire spécialiste de l’histoire juive moderne. « Au cours des siècles, le sort du peuple juif a été maintes fois évoqué et a fait l’objet de nombreuses déclarations. Certes, les Britanniques ont été les plus actifs dans ce domaine, et ils ont, lors de la Première Guerre mondiale, multiplié les engagements en faveur des communautés juives. Mais ce qui est important, ce sont les conséquences de ce document et ce qu’il a induit concrètement sur le terrain », ajoute Jehuda Reinharz, ancien président de l’université Brandeis, une des premières facultés américaines financée par la communauté juive.
Le retour des juifs en Terre sainte avait en effet déjà été évoqué par certains dirigeants, et non des moindres. Plus d’un siècle avant Balfour, en 1799, Napoléon Bonaparte avait déclaré pendant la campagne militaire pour conquérir la région, que les juifs « étaient les héritiers légitimes de la Palestine ». En 1898, l’empereur allemand Guillaume II avait plaidé dans le même sens. Après sa rencontre à Jérusalem avec le leader sioniste Theodor Herzl, il avait accepté de demander au sultan turc d’accorder aux juifs une terre en Palestine sous protectorat allemand. Le sultan avait refusé, poussant Herzl à explorer d’autres voies. Le Hongrois s’était alors entretenu avec le gouvernement britannique sur la possibilité de donner un territoire aux juifs aux frontières de la Palestine, dans le désert du Sinaï. Quand cette solution s’est révélée impossible à mettre en œuvre, les Britanniques lui ont proposé l’Ouganda, un territoire dans l’est de l’Afrique. En 1903, Herzl a embauché un avocat britannique pour mener à bien ce projet. Ce conseiller n’était autre que David Lloyd George, qui commençait sa carrière politique.
Parmi les autres raisons qui ont incité le Royaume-Uni à publier la déclaration Balfour, Margaret MacMillan cite aussi la compétition sur la scène internationale entre Londres et Berlin. Elle explique que son arrière-grand-père s’est prononcé en faveur d’un foyer national pour le peuple juif, car il ne voulait pas laisser à d’autres pays européens l’initiative de régler le problème des juifs et de la Palestine. « Les Britanniques voulaient avoir la primeur. S’ils ne soutenaient pas la création d’une nation pour les juifs, ils craignaient que d’autres ne le fassent à leur place, particulièrement les Allemands », souligne-t-elle.
Adhésion internationale au sionisme
« Au début du XXe siècle, nombreux sont ceux qui se montraient favorables au sionisme. Même un pays aussi éloigné que le Japon s’est impliqué dans cette cause, formulant une offre de conciliation. Cependant, la plupart de ces propositions n’avaient aucun sens », ajoute Jehuda Reinharz. « La déclaration Balfour était la seule pouvant être appliquée concrètement sur le terrain, soutenue par des activistes juifs et des sionistes qui contribueraient à la mettre en place », explique-t-il. « Comprenant qu’aucune autre proposition ne serait plus avantageuse pour sa cause, le président de la Fédération sioniste Chaim Weizmann ne s’y est pas trompé et a fait de cette lettre, la déclaration Balfour », ajoute Reinharz. Suite à la promulgation de ce document, Weizmann n’a d’ailleurs pas hésité à écrire à sa femme que « les temps messianiques étaient arrivés ». Quatre ans et demi plus tard, le 24 juillet 1922, la SDN (Société des nations, ancêtre de l’ONU) octroyait à la Grande-Bretagne le mandat sur la Palestine. Le texte rendait la puissance mandataire « responsable de la mise à exécution de la déclaration originairement faite le 2 novembre 1917 par le gouvernement britannique et adoptée par les puissances alliées en faveur de l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif ».
On a du mal à imaginer que des responsables arabes aient pu être favorables à cette déclaration. C’était pourtant bien le cas : cette proposition a reçu l’aval du plus important d’entre eux, l’émir Fayçal, le représentant plénipotentiaire de la nation arabe. Celui-ci s’est engagé dans un accord « à prendre toutes les mesures nécessaires pour encourager et faciliter, à grande échelle, le retour des juifs en Palestine ». A cette coopération judéo-arabe s’ajoute celle de l’officier britannique Thomas Edward Lawrence, le légendaire Lawrence d’Arabie, qui après une rencontre avec l’émir hachémite a écrit au responsable des services secrets britanniques pour l’informer que « la position des Arabes face à ce projet devrait être bienveillante ». A ce propos, Margaret MacMillan souligne qu’à l’époque, il n’y avait pas d’opinion publique arabe. On observait seulement quelques réactions timides de la part d’une classe moyenne venant essentiellement de Bagdad ; le Moyen-Orient étant essentiellement considéré comme « l’arrière-cour de l’Empire ottoman », l’avis des peuples comptait peu. Quant aux habitants de la Palestine, ils n’avaient pas voix au chapitre et n’étaient pas représentés.
Mais aujourd’hui, les Palestiniens s’insurgent et estiment avoir été injustement traités. « Une grande partie de leur rancœur provient du fait que la deuxième partie de la déclaration Balfour qui stipule que “rien ne sera fait portant préjudice aux droits civiques et religieux des communautés non juives” n’a pas été respectée », avance Shibley Telhami, professeur à l’université du Maryland aux Etats-Unis. « Mais au-delà des mots, ce qui a le plus meurtri les Palestiniens est la promulgation même de cette déclaration qui a légitimé le sionisme », ajoute-t-il. Bien évidemment, le sionisme est antérieur à la déclaration Balfour, mais les Anglais ont été d’une grande aide. Balfour a mis sur les rails la politique britannique qui s’est révélée être un soutien au sionisme », ajoute le professeur, lui-même issu d’une famille palestinienne et né en Israël.
Des promesses non tenues
Si au départ les Britanniques ont clairement favorisé la création d’un Etat pour les juifs, la suite des événements ne s’inscrit pas dans la même tendance. Les positions prises par Londres, et notamment la mise en place de freins à l’immigration juive, se sont révélées contradictoires, conduisant à de nombreuses critiques et frustrations. Dès les premières années de leur mandat, les responsables anglais n’ont pas agi conformément à l’objectif de la déclaration. Ils ont ainsi nommé des non juifs, dont beaucoup d’Arabes à des postes clés dans le gouvernement, tandis que les notes officielles étaient publiées en arabe et en anglais, faisant fi de l’hébreu. La puissance mandataire semblait adopter la tactique du « diviser pour mieux régner ». Cette attitude a profondément déçu les leaders sionistes. « L’administration britannique agit comme si la déclaration Balfour avait été un malheureux écart de langage de la part de son ministre des Affaires étrangères », a alors déclaré le leader nationaliste juif, Zeev Jabotinsky.
Ce mécontentement a atteint son paroxysme avec l’instauration par la puissance mandataire de quotas à l’entrée des juifs en Palestine, une décision totalement contraire à l’esprit de la déclaration Balfour, puisqu’elle entravait de fait la création d’un pays pour le peuple juif. Au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que la montée du nazisme menaçait les juifs européens, les Britanniques ont décidé de leur fermer totalement les portes. S’il reconnaît que l’on peut s’insurger contre ces décisions, Jehuda Reinharz affirme néanmoins qu’il ne faut pas oublier que c’est bien la Grande-Bretagne qui a permis de poser les bases de la création de l’Etat d’Israël. C’est d’ailleurs bien l’avis des Israéliens qui restent largement reconnaissants aux Anglais. Pour preuve, la rue où se trouve la résidence officielle du Premier ministre israélien à Jérusalem a été baptisée rue Balfour, un symbole fort.
Pour le 50e anniversaire de la fameuse déclaration, le gouvernement israélien avait invité la fille de Lloyd George, Megan, à participer aux célébrations officielles, et elle-même avait convié sa petite-nièce Margaret à la rejoindre. « C’est à cette occasion que j’ai entendu pour la première fois parler de la déclaration Balfour », se souvient celle-ci. Après avoir étudié pendant des décennies l’histoire de l’Empire britannique, Margaret MacMillan conclut que les Britanniques ont mal jugé de la situation. Selon elle, il n’est pas surprenant de constater que Londres a échoué dans sa mission. « Les Anglais ont pensé qu’ils seraient présents pendant des générations au Moyen-Orient. Ils avaient été mandatés pour gérer cette partie du monde, mais ils n’imaginaient pas que tous ces Etats allaient acquérir leur indépendance si rapidement. Ils pensaient que cette zone resterait sous leur influence, au sein de leur empire. » Trente ans après s’être prononcés pour la création d’un foyer juif en Palestine. Les Britanniques ont dû se retirer du Moyen-Orient, laissant les différents acteurs de la région se livrer bataille.
De ce fait, la déclaration Balfour n’a jamais pu être exécutée dans sa totalité, et est devenue lettre morte. A l’occasion de son centenaire, le fameux document a refait la une de l’actualité, se rappelant à notre souvenir de manière quelque peu inattendue.
Une situation inextricable
L’Autorité palestinienne a ainsi choisi de marquer à sa façon cet anniversaire en réclamant des excuses officielles à la Grande-Bretagne. Les Palestiniens, qui se déclarent les premières victimes de cette déclaration, ont annoncé leur volonté d’intenter un procès contre le gouvernement britannique pour avoir publié la lettre.
Cette demande d’excuse a été aussitôt rejetée par Londres, et la Première ministre britannique Theresa May s’est montrée particulièrement ferme. La déclaration Balfour « est une des lettres les plus importantes de l’Histoire, et elle illustre le rôle primordial joué par Londres dans la création d’un pays pour le peuple juif. C’est un anniversaire que nous allons célébrer avec fierté », a-t-elle déclaré tout récemment. Des célébrations sont prévues au courant du mois de novembre, et la dirigeante britannique a convié le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou à y assister. Les descendants de Lord Balfour ont également vivement réagi aux menaces de poursuites de l’AP. « C’est totalement irrationnel de réclamer des excuses après la conférence de San Remo qui a confirmé la déclaration Balfour, et après la décision de l’ONU d’entériner la création de l’Etat d’Israël. C’est tout simplement de la folie. »
L’Etat juif a été fondé conformément aux lois internationales, il n’y a aucune ambiguïté possible, affirme Jehuda Reinharz. « Quand on accuse Israël de colonialisme, on oublie de rappeler que la grande partie des terres de Palestine a été achetée par diverses organisations sionistes et par des personnes privées. Poursuivre Londres pour avoir permis la création d’Israël va créer un précédent et ensuite on pourra s’interroger sur les procédures qui ont conduit à la création de la Jordanie, de l’Irak et d’autres pays arabes, et sur la manière dont les puissances coloniales ont procédé au découpage de la région », ajoute le professeur.
Au-delà de l’aspect juridique, la demande de l’Autorité palestinienne soulève une autre question : dans quelle mesure les décisions historiques peuvent-elles influer sur les actions politiques prises aujourd’hui ? On ne peut continuer à analyser sans cesse le passé, car dans ce cas, tout est susceptible de devenir une controverse. On ouvre ainsi la boîte de Pandore et l’on pourrait également s’interroger sur la légitimité du Sud-Tyrol à faire partie intégrante de l’Italie aujourd’hui ou sur le droit de la France à posséder l’Alsace-Lorraine… Et quel est le véritable intérêt de rouvrir tous ces dossiers ? Ne vaut-il pas mieux se concentrer sur le présent ? Les Palestiniens auraient beaucoup plus à gagner en saisissant les opportunités qui leur sont offertes actuellement, plutôt que de ressasser le passé.
« Nous ne pouvons pas changer l’Histoire, nous devons apprendre à vivre avec. Si nous devions analyser et juger toutes les décisions qui ont été prises, aucun pays au monde ne serait épargné par des accusations d’injustices. L’histoire n’est pas une arme de guerre. C’est pourquoi aucun camp, palestinien ou israélien, ne peut avoir gain de cause en usant d’arguments du passé », conclut Jehuda Reinharz.
De nombreux observateurs soulignent que la déclaration Balfour, en jetant les bases de la création de l’Etat juif, n’a pas eu que des conséquences géographiques et régionales. Elle a aussi permis des avancées dans bien d’autres domaines qui ont profité au monde entier. « Ce document a accordé une patrie à tous ces gens brillants qui ont ainsi pu mener des découvertes enrichissantes pour l’ensemble de l’humanité dans les sciences ou la médecine », relève l’arrière-petit-neveu de Lord Balfour en parlant des juifs revenus dans leur patrie historique. On peut effectivement citer les réussites accomplies par l’Etat juif dans le domaine médical qui sauvent des millions de vies dans le monde, ou encore ses inventions pour combattre la sécheresse grâce à des procédés révolutionnaires de dessalement de l’eau de mer, désormais exportés aux quatre coins de la planète. Nul ne peut nier qu’Israël a permis de faire avancer l’humanité.
L’une des descendantes de Lord Balfour, Lady Kinvara Balfour, est particulièrement honorée de le compter parmi ses aïeuls : « Je suis fière de mes ancêtres, très fière qu’ils aient eu la volonté de remettre en cause le statu quo. J’admire ceux qui dans l’Histoire ont eu le courage de vouloir changer les choses. »
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