Le jour où Arafat a été démasqué

Un ouvrage dévoile les dessous opérationnels et diplomatiques de la prise d’assaut du navire Karine A qui a permis de dévoiler le vrai visage du leader palestinien

Une partie du stock d'armes trouvé sur le Karine A (photo credit: REUTERS)
Une partie du stock d'armes trouvé sur le Karine A
(photo credit: REUTERS)
Le colonel Yoki, un commandant des renseignements de la marine israélienne, se souvient encore du choc qui a saisi l’ensemble de ses collègues, quand les Américains leur ont annoncé subitement qu’ils ne souhaitaient plus participer à la manœuvre sur laquelle les deux pays travaillaient depuis des semaines. Les forces navales de Tsahal s’étaient ainsi préparées à jouer un second rôle dans une opération dirigée par les Etats-Unis, destinée à intercepter un important chargement d’armes à destination de l’Autorité palestinienne, à bord du navire Karine A.
La prise d’assaut du bateau le 3 janvier 2002, et la présentation à Washington de nouveaux éléments prouvant les liens entre l’Iran et Yasser Arafat, ont scellé la rupture entre Washington et l’Autorité palestinienne de l’époque.
Renversement de situation
Le 18 décembre 2001, S., femme officier des services de renseignement de l’US Navy, informe ses homologues israéliens que Washington se retire et n’a plus l’intention d’intercepter le bateau avec sa cargaison d’armes. « S.» joint le chef des renseignements de la marine israélienne, le général Hazi Messita, sur son portable, alors qu’il roule vers Haïfa. Elle lui explique que les troupes américaines sont présentement mobilisées dans la lutte contre les Talibans en Afghanistan, et qu’elles ne peuvent pas se permettre d’affecter des hommes à d’autres missions.
Israël a certes préparé de vagues lignes directrices dans l’éventualité où il devrait prendre la responsabilité de toute l’opération, mais voilà que subitement, cette possibilité se transforme en « réalité imminente », comme le relate le général à la retraite Amos Guilboa, dans son livre à paraître prochainement Drame en mer Rouge. Au cœur du récit, le brillant abordage du Karine A – rempli de roquettes Katyusha de longue portée – par l’unité israélienne de commandos marins shayetet 13, le 3 juillet 2002. C’est le premier ouvrage autorisé à publication sur le sujet. Il raconte également la teneur des rencontres secrètes entre responsables militaires et du renseignement israéliens avec les plus hauts échelons de l’administration Bush après l’opération. Rencontres qui ont modifié l’approche moyen-orientale de Washington.
Agir coûte que coûte
Après la défection américaine, le commandant des commandos marins israéliens, le colonel Ram Rotberg, doit convaincre le chef d’état-major de l’époque Shaoul Mofaz, que l’interception du Karine A, en dépit des risques encourus dans l’environnement hostile de la mer Rouge, est nécessaire.
Mais le 19 décembre, deux semaines avant l’opération, le commandant de la marine israélienne, le général Yedidia Yaari, affirme ne pas disposer des outils nécessaires pour mener à bien l’abordage : « Nos commandos ne sont pas entraînés pour prendre d’assaut un navire en mer Rouge… C’est une opération qui exige beaucoup de moyens. Nos vedettes rapides Dvora pourront difficilement résister aux vagues de 2,5 mètres et aux vents de 30 nœuds. Il s’agit d’un plan que je ne recommande en aucune façon. »
Sans minimiser les risques, Shaoul Mofaz affirme pour sa part au général Guilboa, qu’il faut « tout entreprendre pour que le Karine A n’atteigne pas la Méditerranée ». « Quelle valeur aura le bateau s’il arrive sans ses armes ? », lance-t-il. Les renseignements israéliens ignorent à ce moment les modalités prévues pour la livraison de la cargaison du Karine A, l’une des possibilités envisagées est qu’il dépose les armes dans des tubes flottants au large de l’Egypte, avant d’entrer en Méditerranée, et que des combattants palestiniens les récupèrent en toute tranquillité.
Si le navire est capturé en Méditerranée sans sa cargaison, quelle preuve Mofaz aura-t-il pour convaincre les Etats-Unis qu’Arafat se trouve derrière la livraison d’armes, et donc derrière la deuxième Intifada ? C’est la raison pour laquelle le chef d’état-major opte pour l’assaut en mer Rouge. S’exprimant lentement pour bien exposer le dilemme, Mofaz annonce alors que l’opération aura bien lieu, malgré les oppositions. « C’est une question cruciale. Je ne veux donc pas abandonner l’option de la mer Rouge. Je suis prêt à prendre le risque. Si nous réussissons, ce sera un succès retentissant. »
Le jour J arrive. En raison d’imprévus, le navire est intercepté plus loin en mer Rouge, à 450 kilomètres du port d’Eilat plutôt qu’à 350 kilomètres, comme prévu dans le plan initial. Le bateau est pris d’assaut par une équipe composée de commandos marins et de commandos descendus à la corde depuis des hélicoptères. Mofaz a dû insister auprès de l’armée de l’air israélienne pour qu’elle entraîne des hommes à descendre d’hélicoptère à la corde, alors que ce type d’entraînement n’était pas prévu avant plusieurs mois.
Il n’a fallu que six minutes aux soldats israéliens pour prendre le contrôle du bateau à 4 heures du matin, après avoir pris l’équipage par surprise. Les commandos marins ont commencé l’opération, puis envoyé un signal à l’équipe héliportée de descendre en rappel, afin de prendre le contrôle de toute la surface du navire. Mais impossible pour les soldats de trouver les armes. Le bateau est immense et transporte de nombreux containers légaux. Le chef de l’unité de recherche des renseignements militaires Yossi Kuperwasser, a confié au général Guilboa qu’il avait voulu s’enterrer vivant lorsque Mofaz l’a fixé du regard, après avoir reçu les premières informations selon lesquelles les soldats israéliens n’avaient pas trouvé d’armes. Finalement, après avoir interrogé le capitaine du bateau Omar Akawi, un lieutenant-
colonel de la police côtière de l’Autorité palestinienne, les militaires ont découvert le fameux chargement, au grand soulagement de l’establishment militaire.
Le champ de bataille diplomatique
Pour aussi spectaculaire qu’elle soit, l’interception du navire aurait été anecdotique si elle n’avait pas profondément modifié la perception qu’avaient les Etats-Unis de Yasser Arafat : l’image du partisan de la paix, excentrique mais indispensable, s’est dès lors muée en celle de cerveau du terrorisme.
Lors de conversations les 4 et 8 janvier 2002, juste après l’opération, avec l’envoyé spécial de la Maison-Blanche pour le Proche Orient, Anthony Zinni, et le secrétaire d’Etat Collin Powell, Arafat a nié savoir quoi que ce soit concernant le navire et sa cargaison. Les Etats-Unis n’aimaient pas particulièrement le chef de l’AP, mais ils étaient prêts à accepter ses démentis jusqu’à preuve du contraire. Il leur était difficile de reconnaître qu’un an de travail diplomatique avait été une perte de temps, et ils ne voulaient pas prendre le risque d’éloigner une perspective de paix éventuelle. L’Europe et la plupart des médias internationaux, de leur côté, voyaient encore en Arafat le lauréat du prix Nobel de la paix, et préféraient imaginer que cet arsenal était destiné au Hezbollah libanais plutôt qu’à l’Autorité palestinienne.
Comment les militaires et les services de renseignements israéliens sont-ils donc parvenus à inverser la tendance ? La clé réside dans les rencontres cruciales de Messita et Kuperwasser les 9 et 10 janvier 2002 avec des responsables de la CIA, du Pentagone et du département d’Etat. Ces entretiens ont amorcé les prémices du changement de perception d’Arafat par Washington. L’ouvrage raconte qu’il a fallu supplier le directeur de la CIA d’alors, George Tenet, pour qu’il participe à la réunion. Après avoir refusé de répondre à l’invitation du directeur du Mossad Efraim Halevy, Tenet a changé d’avis après que le Premier ministre israélien Ariel Sharon soit intervenu personnellement.
Lors de leur rencontre avec le responsable de la politique au Pentagone Douglas Feith, Messita et Kuperwasser ont eu la surprise d’apprendre que le ministère américain de la Défense n’avait pas été informé de la capture du Karine A.
Cependant, les deux Israéliens ont rapporté que Feith et son équipe n’avaient pas été étonnés d’apprendre qu’Arafat était impliqué dans le trafic d’armes. « Il n’a pas été nécessaire de les convaincre que c’était lui le “méchant” de cette histoire », ont-ils raconté.
Cependant, tandis que Messita et Kuperwasser voyageaient de Washington vers Londres et Paris pour briefer également les responsables européens, le secrétaire d’Etat américain publiait un communiqué disant qu’il existait « des preuves irréfutables que des responsables de l’Autorité palestinienne » étaient impliqués dans l’affaire du Karine A, mais que les Etats-Unis ne disposaient « d’aucune preuve de l’implication personnelle d’Arafat dans le trafic d’armes ».
Arafat démasqué
Shaoul Mofaz s’est alors rendu à Washington du 17 au 19 janvier pour mettre les points sur les i. Ariel Sharon lui avait dit qu’il était primordial que les informations prouvant le rôle d’Arafat arrivent directement entre les mains de George W. Bush, et qu’on ne pouvait pas se contenter de les transmettre par des intermédiaires. Sur place, Mofaz s’est entretenu avec le secrétaire d’Etat Colin Powell, le chef d’état-major Richard Meyers, George Tenet, ainsi que la conseillère à la Sécurité nationale, Condoleeza Rice, et le chef du cabinet du vice-président Cheney, Scooter Libby.
Douglas Feith, responsable politique au Pentagone, a révélé lors d’une interview que la rencontre avec Libby avait été décisive à long terme : Cheney a été un acteur essentiel au sein de l’administration américaine pour promouvoir l’idée qu’Arafat avait choisi le camp de l’Iran et du terrorisme, y compris après le 11 septembre 2001, alors que les Etats-Unis avaient clairement fixé les lignes du champ de bataille.
Dans son ouvrage, le général Guilboa met quant à lui l’accent sur la rencontre avec Rice pour son effet à court terme. Il raconte que la conseillère à la Sécurité nationale est sortie au milieu de la réunion pour montrer directement à Bush les preuves que Mofaz avait apportées. Celles-ci étaient constituées entre autres d’enregistrements de communications recueillies par les services de renseignement avant l’interception du navire. Il y avait aussi des documents saisis à bord du Karine A.
Il a ainsi été prouvé qu’Akawi, le capitaine du bateau, a été personnellement choisi par Arafat pour s’occuper de l’opération considérée comme cruciale par l’AP dans la mesure où les armes devaient permettre d’attiser l’Intifada en cours. Il a ensuite été montré que Fuad Shohaki, le principal financier du Karine A, n’avait pas agi de sa propre initiative, mais bien sous les ordres du Rais palestinien. Il a enfin été démontré qu’Arafat avait approuvé personnellement des actions communes avec l’Iran à partir d’avril 2000, et qu’il avait même autorisé le principe de la présence de combattants des Gardiens de la Révolution sur le territoire de l’Autorité palestinienne. A ces preuves s’ajoutaient des documents saisis pendant l’opération Rempart en mars 2002, lorsque Tsahal a investi la Muqata à Ramallah, attestant de l’implication d’Arafat dans la deuxième Intifada.
Lorsqu’Ariel Sharon a rencontré le président américain à Washington en mai 2002 et évoqué la question du Karine A, Bush lui a répondu « avoir déjà compris qu’Arafat était le problème ». Il lui semblait clair désormais que tant que le dirigeant palestinien serait au pouvoir, le terrorisme se poursuivrait. Le 24 juin de la même année, George W. Bush appelait publiquement les Palestiniens à choisir un nouveau leader « non impliqué dans le terrorisme ».
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