Les dessous de Gaza

Deux ans après l’opération Bordure protectrice, la vie semble avoir repris son cours dans la bande de Gaza. Mais au-delà des apparences, les Gazaouis paraissent en proie à une véritable crise

Une grande partie du littoral est pollué en l'absence du traitement des eaux usées (photo credit: REUTERS)
Une grande partie du littoral est pollué en l'absence du traitement des eaux usées
(photo credit: REUTERS)
Depuis deux ans, la bande de Gaza vit au rythme des reconstructions. Le sifflement des scies électriques et les coups de marteaux se prolongent tard dans la nuit. Dans les rues, les voitures zigzaguent entre les piles de barres d’armature et de gravier qui bordent les chantiers. Dans la zone qui constituait autrefois l’implantation israélienne du Goush Katif, une douzaine de tours résidentielles flambant neuves, construites avec les fonds du Qatar, scintillent désormais au soleil.
Lors de ma première visite à Gaza début septembre, j’ai été surpris de constater que les traces de la guerre de 2014 avaient presque totalement disparu. Depuis la fin du conflit, les médias donnaient l’impression que la bande côtière était un champ de ruines. Les images d’immeubles bombardés et de décombres diffusées dans les journaux paraissaient apocalyptiques. Les rapports d’ONG et d’organisations de défense des droits de l’homme que j’avais lus jusque-là décrivaient une situation tout aussi accablante. En particulier celui publié en septembre dernier par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, affirmant que les infrastructures de Gaza avait été « ravagées » par trois guerres successives depuis 2008. Le document prédisait que le territoire serait « inhabitable » d’ici cinq ans, si les tendances actuelles se confirmaient.
Pourtant, dans le taxi qui me conduit vers le sud, du point de passage d’Erez vers le centre de Gaza, je suis frappé par la normalité environnante. Des groupes d’écoliers en uniforme bleu impeccable rentrent tranquillement chez eux. Des femmes coiffées d’un hijab achètent des chaussures et des sacs à main. Hôtels et restaurants sont ouverts. Certains ont même l’air plutôt accueillant. Bien sûr, les rues sont plus chaotiques qu’en Israël. Plus sales aussi : de nombreux détritus jonchent le sol. En pénétrant dans la banlieue de la capitale, pour descendre au centre commercial d’Al-Rimal qui bourdonne d’activité, je me demande où sont donc passés tous les bâtiments détruits ? Les deux premiers jours, je n’en ai pas vu un seul.
La prise de pouvoir
Israël a repris la bande de Gaza à l’Egypte au cours de la guerre des Six Jours en 1967. Pendant près de quarante ans, le territoire est resté sous autorité israélienne, et plusieurs milliers de citoyens israéliens se sont installés dans plusieurs villes et kibboutzim à vocation principalement agricole. Tout cela a pris fin en 2005, lors du retrait unilatéral décidé par le gouvernement Sharon et l’évacuation forcée de quelque 9 000 habitants du Goush Katif. L’année suivante, en 2006, les Palestiniens ont été appelés aux urnes pour élire leurs représentants aux élections législatives. Le Hamas a remporté la majorité des sièges au parlement, dépassant le Fatah de Yasser Arafat, qui dominait la politique palestinienne depuis des décennies. L’organisation islamiste a pris le contrôle de Gaza en 2007, lors de violents affrontements qui visaient à expulser le Fatah. Les combats ont duré six jours et se sont soldés par des centaines de morts.
Le Hamas a vu le jour à Gaza en 1987, au début de la première Intifada, avec l’objectif déclaré de « protéger la résistance à l’occupant ». Le groupe est responsable de la mort de nombreux civils israéliens, au cours et en amont de deux Intifadas, ce qui lui vaut d’être considéré comme une entité terroriste par Israël, les Etats-Unis et l’Union européenne. Le Hamas se dit déterminé à créer un Etat palestinien islamique en lieu et place de l’actuel Etat d’Israël. De ce fait, depuis sa prise du pouvoir à Gaza en 2006, Jérusalem refuse de reconnaître sa légitimité et a mis en place un blocus aérien, terrestre et maritime de la bande, par mesure de sécurité, pour contrecarrer ses intentions malveillantes.
Depuis le début du blocus, tout ce qui entre et sort de Gaza est étroitement surveillé, à l’exception des biens, des personnes et des armes qui pénètrent en contrebande via les tunnels creusés sous sa courte frontière avec l’Egypte. Car peu après son arrivée au pouvoir, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a fermé le passage entre le territoire côtier et son pays. Résultat, la bande de Gaza est l’un des seuls endroits sur terre à être presque complètement isolé du reste du monde. Son produit intérieur brut a chuté de 50 % depuis le début du siège en 2006.
La haine
La sanction israélienne était destinée, en partie, à miner l’appui au Hamas. L’idée était que, lorsque les habitants de Gaza verraient que leur soutien au groupe terroriste avait abouti à un état de siège, ils cesseraient de le cautionner. Dans une certaine mesure, le résultat escompté a peut-être été atteint, mais le blocus a également accru l’hostilité envers Israël. La volonté de rayer l’Etat hébreu de la carte transparaît dans tous les aspects de la vie quotidienne à Gaza : des roquettes sont exposées aux ronds-points, les images du Dôme du Rocher de Jérusalem sont partout, des panneaux d’affichage aux porte-clés, en passant par la boucle de ceinture des officiers de police. Chez le coiffeur, au restaurant et jusque dans le salon de tous les habitants de la bande côtière, la télévision du Hamas diffuse en boucle la longue litanie de crimes israéliens à l’encontre des Palestiniens. Dans un coin de l’écran apparaît toujours en filigrane l’icône de la chaîne, un graphisme animé qui fait défiler des milliers de portraits de « martyrs » palestiniens au-dessus de la phrase #intifada_alquds (l’Intifada de Jérusalem).
On pourrait s’attendre à ce que les sentiments anti-israéliens s’expriment surtout au sein des classes populaires de la société gazaouie, mais force est de constater qu’ils se sont également répandus parmi les couches privilégiées. Une Palestinienne aisée, rencontrée au troisième jour de mon périple, qui travaille pour l’Office de secours et de travaux des Nations unies, m’a repris quand j’ai cité « Israël » en parlant de l’Etat hébreu. « C’est la Palestine », souligne-t-elle. « A l’UNRWA, nous l’appelons “Israël” dans les courriels, mais seulement parce que nous devons souvent traiter avec eux pour notre travail. »
De même, un journaliste musulman palestinien m’affirme qu’il ne croit pas en l’existence d’un lieu sacré juif sur le mont du Temple. Pour lui, cette idée n’est que le fruit de « la propagande israélienne ». Il possède pourtant une solide formation universitaire, parle couramment l’anglais et déclare n’avoir « aucun problème avec le judaïsme ». Quand je lui réponds qu’il existe des preuves archéologiques et historiques irréfutables indiquant avec quasi-certitude qu’un ancien temple juif existait sur ce lieu, il se contente de secouer la tête et de déclarer : « Même Netourei Karta affirme qu’il n’y a jamais eu de temple là-bas. » Netourei Karta est un mouvement juif ultraorthodoxe très marginal, qui prône l’abolition de l’Etat d’Israël, mais à ma connaissance, ils n’ont jamais nié l’existence d’un temple sur le site du Noble Sanctuaire. Cela ne parvient pas à convaincre le journaliste palestinien. Plus tard, je l’écoute avec grand intérêt me conter l’origine juive de sa famille : ses ancêtres étaient des juifs yéménites, réfugiés en Palestine il y a 200-300 ans qui se sont convertis à l’islam dès leur arrivée. Je suis choqué de voir que quelqu’un d’ascendance juive puisse adopter aussi facilement le mythe palestinien selon lequel il n’y a jamais eu de temple juif sur le mont du Temple à Jérusalem.
La chute
Un après-midi, dans un parc de la ville, je fais la connaissance d’Abdoulaziz, 54 ans, ancien fonctionnaire du Fatah. Attablé sous un figuier, il fume cigarette sur cigarette et me raconte comment il a été blessé aux deux jambes : le Hamas lui a tiré dans la jambe gauche il y a dix ans, et Israël dans la droite une décennie plus tôt. Aussi voue-t-il une haine égale à ces deux entités. En tirant sur sa cigarette Royale, Abdoulaziz énumère les raisons qui justifient sa colère. A l’écouter, je me prends à penser que cet homme est le parfait archétype du Gazaoui pris entre deux feux : Israël d’un côté et le Hamas de l’autre.
Ce mouvement jouissait autrefois d’un large soutien populaire à Gaza. Une partie de son attrait tenait au fait qu’il s’était présenté comme la seule alternative capable de mettre en échec un Fatah de plus en plus corrompu et impuissant. Mais de nos jours, l’assise du Hamas est en constante perte de vitesse. Que ce soit au cours d’interviews officielles ou de conversations informelles avec des dizaines de Palestiniens, j’ai rarement entendu quelqu’un dire qu’il soutenait le Hamas. Un jour, j’ai sondé au pied levé 16 personnes dans les rues de Gaza. Trois seulement ont déclaré qu’elles voteraient pour le Hamas aux prochaines élections palestiniennes, qui étaient censées se tenir le 8 octobre. Cela représente environ 18 %, le chiffre exact que le Monde arabe pour la recherche et le développement, un cabinet conseil palestinien, a publié après un sondage effectué en février. Depuis, la Haute Cour de justice de l’Autorité palestinienne a suspendu le scrutin, prétextant l’exclusion de Jérusalem du processus électoral, et des préoccupations au sujet de la légalité des tribunaux locaux à Gaza.
18 %, ce n’est pas un bon score. L’un des principaux reproches que les Gazaouis font au Hamas, à juste titre, est sa part de responsabilité dans les derniers conflits contre Israël. « Les guerres ont entraîné de gros problèmes ici, et c’est la faute du Hamas », déclare Leila. Cette jeune étudiante de 23 ans pense voter pour le Fatah au prochain scrutin. « Je veux envoyer un message clair au Hamas : tenez-vous tranquilles, et arrêtez de tirer des roquettes. »
Pris à la gorge
La plupart des habitants ne cachent pas leur ressentiment envers le Hamas et évoquent l’incapacité du parti islamiste à remettre sur pied une économie en péril. « La situation a tellement empiré depuis 2006, sur le plan économique », déclare Umm Fadi, une mère de 30 ans originaire de Rafah, au sud de Gaza. « Il y a une telle pauvreté et un taux de chômage tellement élevé dans toute la bande. Ajoutez à cela la fermeture des frontières, on se sent complètement pris à la gorge. » Selon un rapport de la Banque mondiale publié l’an dernier, le taux de chômage à Gaza atteint 43 %, un des plus élevés au monde. Eissa, un homme de 56 ans originaire de la capitale, m’avoue qu’il a six fils, tous diplômés de l’université, et tous sans emploi. « Le Hamas n’a rien fait de bon à Gaza. Nous avons besoin de changement », soupire-t-il, évoquant avec nostalgie l’époque bénie où il gagnait relativement bien sa vie en travaillant dans la construction en Israël, ce qui est devenu impossible après le blocus de 2006.
Si l’organisation islamiste est incapable de créer des opportunités économiques pour les citoyens qu’il prétend servir, elle semble également être devenue plus corrompue et impitoyable au cours des dernières années. « Le Hamas se fiche complètement de ceux qui vivent ici », affirme Amir, un jeune de 17 ans originaire de Gaza. « Regardez-les : ils sont pleins aux as et roulent en voiture, alors que le reste de la population s’en sort à peine. » En effet, juste à l’extérieur du camp de réfugiés d’al-Shati, où les familles pauvres se sont regroupées dans de petites maisons, se dressent les villas gigantesques et tape-à-l’œil des hauts responsables du mouvement, avec vue sur la mer.
Le rêve de Singapour
Si le Hamas et le Fatah se valent en matière de corruption, de nombreux Gazaouis avouent cependant préférer le parti de Mahmoud Abbas ; ils l’estiment capable de faire la paix avec Israël, de gagner une certaine reconnaissance internationale pour Gaza, et surtout, de mettre fin au blocus. « Le Fatah était certes corrompu, mais quand il était au pouvoir, on avait des emplois. Et on avait l’électricité ! », confie Leila. « Le Hamas porte l’entière responsabilité de la crise économique », accuse Abdoulaziz. « Si le Fatah était au pouvoir, il pourrait faire la paix avec Israël, embellir Gaza, peut-être la transformer en Singapour. » L’île minuscule, où régnait autrefois la pauvreté, est aujourd’hui en plein essor, ce qui ne cesse de faire rêver les Gazaouis.
« Le dégoût du Hamas est si profond à Gaza que ses propres membres pourraient voter contre leur parti en octobre », estime Hani Habib, analyste politique et chroniqueur pour le journal palestinien Al Ayaam, rencontré avant la décision du tribunal de reporter les élections. « Le Hamas est probablement conscient du risque qu’il court de perdre le pouvoir s’il permet un vote démocratique », déclare-t-il alors. « Il cherche un prétexte pour annuler les élections et faire porter le blâme au Fatah. Le Fatah cherche lui aussi une excuse pour annuler les élections et en faire porter le blâme au Hamas. » Une situation absurde qui illustre parfaitement la perte de confiance populaire envers ces deux partis, dont chacun doute qu’ils puissent un jour gouverner efficacement.
La plupart des personnes rencontrées sur place souhaitent voir émerger une sorte de troisième voie ou de liste indépendante pour reprendre le contrôle de leur territoire.
Claustrophobe
Au départ, je redoutais de me rendre à Gaza. Pas tant à cause du Hamas que des autres factions actives comme le Jihad islamique ou les groupes salafistes, qui auraient pu se servir de la présence d’un étranger (non juif) pour s’offrir un coup de pub comme eux seuls en ont le secret. Mais à part deux ou trois incidents mineurs, je me suis senti plutôt en sécurité. Voire même le bienvenu. J’ai trouvé les habitants accueillants, généreux, et hospitaliers.
Pour le Gazaoui lambda, cependant, la vie sur place est truffée de dangers, et beaucoup se plaignent de la hausse de la délinquance. « Le taux de criminalité augmente de jour en jour », me confie mon contact. « Le Hamas n’arrive pas à contrôler la situation. » La nuit, les forces de l’ordre mettent en place des barrages routiers. Dans une interview, un responsable de la police du Hamas se plaint de guerres familiales qui finissent souvent en fusillades, et surtout de l’augmentation du trafic de stupéfiants. « Dans nos prisons, la plupart des détenus sont derrière les barreaux à cause de la drogue », déplore-t-il, « avec une forte augmentation du trafic de haschisch et de l’analgésique Tramadol. »
Au fil des jours, la misère m’apparait plus évidente. Tout un quartier à Shujaya, et un autre dans le village de Jaharal-Deik, sont encore des amas de ruines : les familles vivent dans des conteneurs en attendant les fonds qui doivent leur permettre de reconstruire leurs maisons. L’odeur de la combustion d’ordures finit par me prendre à la gorge (il y a une pénurie de terrains où les déposer), tout comme la puanteur montant de la mer par endroits. Jusqu’à 90 millions de litres d’eaux usées y sont déversés tous les jours, selon l’UNICEF, en raison du dysfonctionnement des usines d’épuration par manque d’électricité. Imaginez ce que cela représente pour les 2 millions de personnes piégées ici, qui n’auront jamais la chance de quitter cette bande de 41 km de long. A la fin de la semaine, je n’ai plus qu’une envie : rentrer en Israël.
« En Israël, les gens respectent la terre, ils respectent les rues, tout est si propre », soupire Baha, un père de 30 ans habitant de Gaza, avec une pointe de nostalgie. « Vivre coincé en cet endroit chaotique et incertain, derrière un mur en béton, a de quoi vous rendre claustrophobe ! »
Même si le territoire côtier offre d’agréables lieux de détente et de coquets restaurants, même si la plupart des bâtiments ont été reconstruits et les rues repavées, la souffrance est bien là. Au-delà de l’aspect matériel, le mal-être est existentiel.
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