La fin du tabou du nucléaire israélien ?

Des documents révélés par la presse montrent qu’Israël aurait sérieusement envisagé de faire exploser une bombe atomique dans la péninsule du Sinaï juste avant la guerre des Six jours

David Ben-Gurion et Shimon Peres en visite sur le site du réacteur nucléaire de Dimona (photo credit: GPO)
David Ben-Gurion et Shimon Peres en visite sur le site du réacteur nucléaire de Dimona
(photo credit: GPO)

On ne doit pas le succès du programme nucléaire israélien à un seul homme. Celui-ci possède de nombreux « pères », hommes d’Etat, scientifiques et militaires. Tous ont su garder le silence autour de Dimona, respectant ainsi leur obligation contractuelle de ne rien révéler afin de préserver la sécurité nationale. Tous, sauf le général de brigade Yitshak Yaacov.

L’affaire est partie du Centre Woodrow Wilson pour la paix basé à Washington, qui a récemment publié des documents relatifs au programme nucléaire israélien. Ces derniers font état d’éléments probants, selon lesquels certaines éminences dans les hautes sphères de la défense de l’Etat juif, envisageaient sérieusement de faire exploser une bombe atomique dans la péninsule du Sinaï en juin 1967, quelques jours avant la guerre des Six jours. Objectif de la manœuvre : dissuader l’Egypte de lancer une guerre contre Israël.
Or, ce projet terrifiant, qui n’aura été à l’ordre du jour que durant vingt-quatre heures, n’est même pas allé jusqu’au stade de la faisabilité. Pour autant, cette histoire, basée sur une entrevue et des transcriptions de conversations entre Avner Cohen, spécialiste du programme nucléaire de l’Etat juif et Yitshak Yaakov, a fait les manchettes en Israël et dans le monde entier. Ces révélations jettent également une lumière nouvelle sur ce qui s’était dit à huis clos lors des auditions des deux hommes, soupçonnés il y a deux décennies d’avoir révélé des secrets d’Etat.
Un contexte explosif
Le général Yaakov, né à Tel-Aviv en 1926, a d’abord rejoint le Palmach avant de servir dans Tsahal. Après avoir étudié au Technion de Haïfa ainsi qu’au MIT de Boston, il a été nommé chef de l’unité de recherche et développement de l’armée. Il a ainsi participé à la mise au point secrète des systèmes d’armes de pointe les plus sophistiquées du pays.
C’est en 1957 que la France, après d’âpres négociations menées par Shimon Peres, a accepté de vendre à Israël un réacteur nucléaire, devenu opérationnel trois ans plus tard. Sa capacité d’origine était de 24 mégawatts, mais selon des rapports étrangers,
Israël serait parvenu à augmenter sa puissance jusqu’à 50 ou même 75 mégawatts. Selon les mêmes rapports, l’uranium, combustible nécessaire à son alimentation, a également été fourni au départ par la France, puis acheté directement à l’Afrique du Sud, ou plus confidentiellement à la Belgique et aux États-Unis. Israël serait ainsi parvenu, entre 1966 et 1967, à devenir un pays au seuil du nucléaire, capable de produire sa propre bombe.
Pendant la période qui a précédé la guerre des Six jours, les menaces qui pesaient sur le jeune Etat, ont mis les nerfs du public israélien à rude épreuve. L’atmosphère était apocalyptique. Beaucoup étaient terrifiés par les scènes d’hystérie collective qui avaient lieu dans les capitales arabes, qui promettaient de « jeter les juifs à la mer ». Ils étaient persuadés qu’Israël était sur le point de vivre une seconde Shoah. Mais dans les hautes sphères de Tsahal, on connaissait les capacités militaires réelles du pays ainsi que le plan de guerre secrète pour détruire, à la faveur d’une attaque surprise, l’armée de l’air égyptienne et ses aérodromes. Or, tandis que les forces de défense, sur le pied de guerre, attendaient un ordre imminent, le gouvernement, dirigé par le Premier ministre Levi Eshkol, tergiversait. En coulisses, tous les scénarios étaient passés au crible : particulièrement celui de l’armée de l’air égyptienne attaquant le réacteur nucléaire, (certains vols de reconnaissance ennemis avaient déjà été détectés) ou celui de missiles équipés d’ogives chimiques ou biologiques, lancés sur des villes israéliennes.
L’option « Bombe » à l’étude
C’est là que commence le récit de Yitshak Yaakov, publié récemment dans le New York Times. Dans sa version des faits, celui-ci prétend qu’une décision avait été prise de lancer une bombe atomique. Le plan, dit-il, portait le code de « Jour du jugement », d’autres sources prétendent qu’il se nommait « Opération Samson ». Selon la version des faits de Yaakov, ce scénario devait être adopté en cas de menace existentielle pour le pays : Israël prévoyait d’utiliser la bombe en dernier recours. Yaakov a également révélé qu’il était membre d’un comité secret spécial dirigé par l’ancien chef d’état-major Tzvi Tzur, qui comptait également un représentant de l’AICE, en charge du programme nucléaire national. La tâche du comité était d’examiner l’option « bombe », ses implications et ses conséquences, pour le cas où elle serait retenue. Peres, alors député sans rôle au sein de l’exécutif, soutenait cette option. Il y fait allusion dans ses mémoires lorsqu’il dit avoir suggéré une méthode opérationnelle,« à même de dissuader les Arabes et d’empêcher une guerre ».
Le journaliste du quotidien Haaretz Amir Oren, a découvert en 2011 que Tzvi Tzur avait discuté du sujet avec Boaz Lev-Tov, chercheur au Centre Rabin de Tel-Aviv. Selon les propos rapportés par Oren, le comité aurait décidé de procéder à un examen préliminaire, convoquant notamment le lieutenant-colonel Dov Tamari (devenu plus tard général), pour participer aux délibérations. A l’époque, Tamari avait confié à la Sayeret Matkal, l’unité des forces spéciales de Tsahal, qu’il avait été prié de préparer ses soldats à une mission secrète du transport d’un « objet ». On peut déduire avec certitude que l’« objet » en question était bien « la bombe ». Pour autant, il serait plus juste de parler d’un engin nucléaire expérimental n’ayant pas encore été testé ; il pouvait donc se révéler défaillant et ne pas fonctionner.
C’est alors que la décision a été prise de le déposer quelque part dans une région désertique à bord d’un hélicoptère de fabrication française.
Selon Yaakov, Tamari avait déjà survolé le Sinaï à bord de cet hélicoptère, afin de repérer un site approprié pour y installer la bombe, en vue de la faire exploser si l’ordre en était donné. Le site retenu se trouvait à Abou Ageila, à des dizaines de kilomètres de la frontière israélienne.
Israël a-t-il vraiment eu l’intention de faire exploser une bombe nucléaire dans le Sinaï, et en avait-il déjà effectivement les moyens ? La plupart des experts se déclarent sceptiques. Les délibérations du comité n’auraient même pas été portées à l’attention du Premier ministre. Dans son témoignage, Tzur a déclaré : « Nous évoquions seulement une éventualité. » Même Yaakov a déclaré qu’il doutait que la décision de faire exploser une bombe aurait pu être prise.
Premières failles de la censure
Le programme nucléaire israélien est l’un des secrets les mieux gardés du pays et son dernier tabou. Pendant des années, la censure à son propos a été implacable. Cela, jusqu’à ce que Yaakov décide de marquer l’histoire de son empreinte.
Après avoir quitté Tsahal, celui-ci a travaillé pour le compte du ministère du Commerce et de l’Industrie et a ensuite entamé une carrière dans le secteur privé. Puis il s’est installé à New York où il s’est illustré en figurant parmi les pionniers israéliens en matière de technologie de pointe. C’est là qu’il a rencontré le docteur Avner Cohen, qui après avoir étudié la philosophie à l’Université de Tel-Aviv, s’est installé aux Etats-Unis, où il a trouvé sa vocation : effectuer des recherches sur le programme nucléaire israélien pour les révéler au public. Afin d’alimenter l’écriture de son livre Israël et la bombe, il a interviewé des scientifiques, des dirigeants et des fonctionnaires israéliens et américains. Il a par ailleurs découvert des documents significatifs dans les archives, qui l’ont notamment mené à rencontrer Yitshak Yaakov.
La démarche de Cohen a sans aucun doute ouvert la voie à ceux qui désiraient briser le tabou du nucléaire israélien. Son manuscrit ayant été censuré dans l’Etat juif, l’auteur, également américain, est passé outre la loi israélienne et a fait publier son livre aux Etats-Unis. Deux ans plus tard, Cohen s’est rendu en Israël et a été entendu par la police avant d’être relâché. Soutenu par des amis haut placés, il a mené une bataille publique acharnée ; c’est ainsi qu’en dépit des fortes pressions émanant de l’unité du Malmab, le procureur général a clôturé l’affaire. En 2000, le livre de Cohen a finalement été publié en Israël.
Une condamnation dérisoire
Le Malmab, dirigé à l’époque par Yehiel Horev, avait obtenu des renseignements sur le fait que Yaacov laissait fuiter des informations confidentielles auprès de ses amis et des journalistes, et qu’il écrivait lui aussi un livre sur le sujet. Horev l’avait mis en garde et lui avait recommandé de cesser ces agissements. L’ancien général a alors menti à Horev en lui promettant de bien se tenir, mais peu de temps après, il accordait une interview, arrangée par Cohen, au journaliste israélien Ronen Bergman. Il a également complété son projet de manuscrit, et fourni dix-huit copies à des amis israéliens et non israéliens, dont Cohen. Conscient que Yaakov était déterminé à faire parler de lui, Horev a ordonné son arrestation en 2001. L’ancien général a été accusé d’espionnage et de divulgation de secrets d’Etat. Le dirigeant du Malmab a alors réclamé une peine exemplaire. Mais Yaakov a pu compter sur ses puissants amis, qui ont su créer une opinion favorable autour de sa personne. Dès lors, les médias s’en sont pris à Horev, le qualifiant d’« ennemi public » et de fonctionnaire vindicatif qui cherchait à se venger d’un homme âgé et malade. La stratégie de réseautage a donc porté ses fruits : en dépit des très lourdes charges qui pesaient contre Yaacov, seul le délit de transfert d’informations secrètes a été retenu. Le vieil homme a été condamné à deux ans de prison, en plus de l’année qu’il avait déjà passée en résidence surveillée dans un hôtel, près de l’hôpital où il recevait un traitement médical. Il s’est ensuite rétabli et a vécu encore douze ans jusqu’à sa mort en 2013, à l’âge de 87 ans.
Horev a lancé une opération d’envergure mondiale afin de récupérer les dix-huit copies du manuscrit. Sa plus grande préoccupation était que l’une de celles-ci ne tombe entre les mains du renseignement américain, qui avait toujours été désireux d’acquérir des informations sur le programme nucléaire israélien. Des craintes justifiées puisqu’au moins une copie du manuscrit n’a pas été retrouvée. Au moment de l’enquête, Yaakov et ses alliés s’étaient engagés à remettre aux autorités toutes les copies, bandes et documents en leur possession. Nous savons aujourd’hui qu’ils n’en ont rien fait. C’est comme cela que les secrets du nucléaire israélien ont trouvé leur chemin vers le Centre Wilson.
Avec le recul, il faut admettre que Horev, qui a quitté le service public il y a dix ans, avait raison. Yaakov a commis un crime grave. Un délit similaire aurait été très lourdement condamné aux Etats-Unis par exemple. Israël, cependant, est un pays miséricordieux, en particulier si vous possédez un solide réseau de connaissances bien placées.
Mordehai Vanounou n’a pas eu autant de chance.
Cet ouvrier discret du site de Dimona a été condamné à dix-huit ans de prison pour avoir fait certaines révélations sur le réacteur au journal britannique The Sunday Times. Alors qu’il est sorti de prison il y a quatorze ans, il n’a toujours pas été autorisé à quitter le pays.
La fin de la politique d’ambiguïté ?
Le Dr Cohen fait partie de ces pseudos experts israéliens, qui préconisent un changement dans la politique nucléaire du pays. Selon les termes de celle-ci, connue sous le nom de « politique d’ambiguïté », les responsables israéliens ne doivent ni confirmer, ni nier que l’État juif possède l’arme nucléaire. Cohen soutient que cette politique est inconciliable avec les valeurs démocratiques car elle porte atteinte au droit à l’information des citoyens. Il affirme également qu’une telle ambiguïté nuit aux intérêts du pays : à l’en croire, si Israël admettait enfin posséder de telles armes, il obtiendrait une reconnaissance internationale et renforcerait sa légitimité.
Tout ceci est entièrement faux. Cette politique d’ambiguïté est l’une des stratégies les plus brillantes adoptée, par l’Etat juif. Elle a permis de gagner le soutien des Etats-Unis, qui ferment les yeux sur le problème du nucléaire israélien, tout en minimisant la portée des exigences iraniennes selon lesquelles  la communauté internationale devrait exiger la destruction des armes nucléaires de l’Etat hébreu.
Le ministère de la Défense n’a pas encore fait de déclaration officielle à propos des documents révélés par le Centre Wilson. La question de savoir s’il a l’intention d’ouvrir une enquête sur la divulgation de ces secrets reste ouverte. L’IAEC a également refusé de commenter ces informations. Avner Cohen, de son côté, a déclaré pour se dédouaner, n’avoir pris « aucun engagement, ni fait aucune promesse. » Il affirme qu’il n’a jamais rien fait de délictueux, en rapport avec son matériel de recherche. « Il est évident qu’en aucun cas je n’aurais divulgué ces sources à quiconque, et moins encore à des services de renseignement. Je suis entré en possession de mon matériel de recherche et j’en ai fait usage tout à fait légalement. Je ne suis pas en possession de matériel classé », a-t-il dit.
Le journaliste Ronen Bergman a également réagi : « J’ai refusé de parler de cette affaire pendant dix-sept ans. J’ai moi aussi été surpris lorsque le New York Times, puis le Woodrow Wilson Center, ont publié ces révélations. J’espérais qu’un jour ce serait moi qui publierais l’histoire de l’Opération Samson. » Cependant, il déplore que même après ces révélations, la censure empêche encore les journalistes de traiter cette affaire comme ils l’entendent. Mis à part ma frustration personnelle, ce qui est plus grave, c’est la question que posent ces révélations : comment un tel échec de la censure a-t-il pu se produire ? L’avantage de cette nouvelle situation, en revanche, est que nous pouvons maintenant vérifier si les avertissements des organes de censure et du Malmab, affirmant que la publication de cette histoire entraînerait la disparition d’Israël, étaient fondés ou pas. Nous y sommes. La réponse est que l’information est sortie, a été divulguée au public… et qu’il ne s’est rien passé.
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