Enchaînées par les liens sacrés du mariage

Chaque année, plusieurs centaines d’Israéliennes sont prisonnières de leur mari et empêchées de divorcer, un paradoxe au XXIe siècle, dans un pays considéré comme la start-up nation où les femmes peuvent devenir pilotes de chasse

Un mariage ultra-orthodoxe (photo credit: JERUSALEM POST)
Un mariage ultra-orthodoxe
(photo credit: JERUSALEM POST)
Le judaïsme autorise le divorce, mais il peut s’avérer un parcours du combattant pour la femme, car le mari a tous les droits dont celui de refuser de lui accorder le guett (terme religieux araméen pour dénommer l’acte de divorce religieux). Cet acte, validé par des juges rabbiniques, libère l’épouse qui rompt définitivement son mariage et devient alors « permise à tout homme ».
Chaque année des centaines de femmes juives vivent un drame, condamnées à attendre le bon vouloir de leur époux ou la décision d’un tribunal rabbinique pour mettre fin aux liens matrimoniaux. Entre-temps et sans l’octroi du guett, la femme acquiert le statut d’agouna (littéralement enchaînée à son statut de femme mariée), elle est dans l’impossibilité de se remarier pour une période indéterminée et parfois très longue.
Droit au divorce
Tzvia Gordesky est restée agouna pendant 17 ans. Après obtention du guett, elle a voulu témoigner, et a alerté les médias sur ces situations impossibles, décrivant la souffrance et l’humiliation vécues par ces femmes « enchainées ». Elle a entamé une grève de la faim devant la Knesset pour dénoncer cette injustice, pour s’élever contre le manque de volonté et l’incapacité du rabbinat à aider les femmes et pour critiquer l’impuissance des pouvoirs publics. Son cas est loin d’être isolé. Aujourd’hui selon une récente enquête, 19 % des femmes en procédure de divorce se heurtent à des maris récalcitrants qui refusent de leur accorder le guett, ce qui signifie que quelque 3 000 femmes sont « prisonnières ».
Un drame qui touche tous les milieux, religieux comme non religieux, et qui a été parfaitement décrit dans le film de Shlomi Elkabetz interprété par Ronit Elkabetz Le procès de Viviane Amsellem (sorti en 2014). Il s’agit d’une violation des droits de la femme et d’une discrimination flagrante dans la société. Révoltées par ces situations, de nombreuses associations, dont certaines sont issues du monde orthodoxe, se sont créées pour aider ces femmes, leur permettre de retrouver leur dignité, tenter de leur redonner confiance et les assister tout au long de la procédure. Elles leur fournissent un soutien psychologique, social et juridique, ainsi que des solutions religieuses pour parvenir malgré tout au divorce sans être uniquement dépendantes de la volonté de leur époux. Toutes ces associations ont un objectif commun : permettre à ces femmes d’acquérir leur indépendance, mais elles se distinguent par leur source de financement et leur degré de religiosité.
Yad L’Isha (une main tendue à la femme) fait partie des toutes premières organisations qui se sont préoccupées, il y a déjà 20 ans, de ces « prisonnières ». Le centre dirigé par Pnina Omer, où travaillent de nombreuses femmes orthodoxes, traite quelque 150 cas par an et aide les agounot à obtenir leur divorce. L’équipe est composée d’avocats, de conseillers juridiques spécialisés, d’experts en loi juive et familiers du langage des tribunaux rabbiniques. Des travailleurs sociaux interviennent également pour assister les femmes dans ces moments difficiles, à gérer leurs émotions, leur stress tout au long de la procédure. Pnina Omer explique que pour ces victimes, il s’agit d’une situation d’urgence. « Le pouvoir dont disposent les maris d’accorder ou de refuser le guett à leur femme est un des sujets les plus sensibles et problématiques dans le monde juif », explique-t-elle.
L’esprit de la halakha
 « Nous essayons de proposer des solutions adaptées et en adéquation avec la législation religieuse dans le cadre du processus judiciaire, mais la société civile ne doit pas ignorer ce problème, elle doit aussi se sentir responsable et utiliser les leviers à sa disposition pour changer cette triste réalité », souligne-t-elle. L’idée est certes d’aider ces femmes à se libérer, mais aussi de changer le système pour mettre un terme à une situation aussi injuste.
Pnina Omer fait remarquer que dans le passé les femmes étaient mieux protégées et ne subissaient pas ce qu’elles vivent actuellement. « Historiquement le judaïsme était la religion la plus progressiste au monde en terme de divorce et de droits des femmes. La ketouba (contrat de mariage) avait pour objectif de protéger les droits des épouses et Rabbénou Guershom, surnommé la « lumière de l’exil », décisionnaire halakhique (Xe-XIe siècles) avait promulgué un édit stipulant que la femme ne pouvait pas divorcer contre son gré, et que si le mari voulait donner le guett, ce devait être avec le plein accord de l’épouse.
« L’esprit de la halakha est de permettre aux femmes de se libérer de leurs chaînes. Si une épouse est malheureusement prisonnière, la loi juive doit l’aider et faire preuve de tolérance à son égard pour ne pas aggraver sa souffrance. Ceci a été la ligne de conduite de la tradition juive pendant des années », remarque Pnina. Cet esprit de tolérance, note-t-elle, est toutefois en train de s’émousser dans le monde moderne, avec une tendance qui n’est malheureusement pas à l’avantage des femmes.
Généraliser les contrats prénuptiaux
« Aujourd’hui dans le cadre d’un divorce, être une femme est clairement un inconvénient. Et dans la majorité des cas de séparation, quand il y a un conflit, c’est suite à la décision unilatérale du mari de ne pas accorder le guett. Autrefois l’acte de divorce pouvait ne pas être accordé, car le mari disparaissait purement et simplement, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains hommes interprètent à mauvais escient la loi juive pour justifier leur décision de ne pas délivrer l’acte de divorce. Ils utilisent des arguments cyniques et ignobles qui n’ont aucun rapport avec la loi juive. C’est devenu un phénomène de société. En tant que militante pour les droits civiques et religieux, je me sens concernée et je m’investis dans cette cause», poursuit Pnina Omer.
Elle plaide également pour que les maris qui refusent d’accorder le guett soient stigmatisés au sein de leur communauté, une solution efficace selon elle pour les faire céder.  « Il ne faut pas travailler avec celui qui refuse le guett, ne pas étudier avec lui, ne pas l’accueillir chez soi, ne pas l’inviter à monter à la Torah et appliquer encore d’autres sanctions et règles d’exclusion, définies par Rabbénou Tam », rabbin médiéval, petit-fils de Rachi, souligne-t-elle.
« Nous devons adopter une attitude commune et sans compromis possible vis-à-vis de ceux qui refusent de libérer leur femme des liens matrimoniaux. La société dans son ensemble doit être sensibilisée à ce sujet, et nous devons nous élever pour dire non et lutter contre cette injustice, il s’agit tout simplement d’une obligation morale et éthique », ajoute Pnina.
Mais rien ne pourra véritablement changer sans une meilleure éducation des femmes, insiste-t-elle. Il faut mieux expliquer aux femmes les règles du mariage, améliorer leur connaissance sur ce sujet, les prémunir contre de telles situations de souffrance et ce de manière systématique. Pour ce faire, « il est important d’encourager la signature d’accords prénuptiaux. Chacun des futurs époux doit comprendre qu’en aucun cas il ne pourra prendre son conjoint en otage et le priver de sa liberté ». L’accord prénuptial, intégré dans la ketouba, est un contrat civil qui impose des sanctions monétaires à l’un des époux si, en cas de demande de divorce, l’une des parties refuse de donner ou de recevoir le guett. Cette sanction n’est pas punitive, mais vise uniquement à contraindre à remettre l’acte de divorce.
Autre cas de figure à éviter, ajoute Pnina, celui d’un mari qui serait dans l’incapacité d’accorder le guett à sa femme pour des raisons médicales ou en cas de maladie mentale. Pour se prémunir, Pnina milite pour que soit signé avant chaque mariage « un contrat dans lequel le mari désignerait un représentant légal si par malheur il était incapable d’accorder le guett ».
A l’inverse de Yad L’isha, association religieuse qui s’appuie sur la loi juive et fait intervenir des rabbins pour défendre les agounot, le centre Rackman se présente comme une organisation qui se base avant tout sur les lois civiles pour mettre fin à la discrimination dont les femmes sont victimes dans la société israélienne. Fondé en 2001 et s’inspirant de l’héritage laissé par le rabbin orthodoxe américain Emmanuel Rackman qui s’était ému du sort des épouses « enchainées », le centre poursuit un double objectif : « mobiliser la société et initier un véritable changement de la juridiction civile ». La question du mariage est un sujet qui dépasse la religion et doit s’accompagner également d’un changement de la législation civile. Il faut modifier le système et permettre à chaque Israélien de choisir le mariage qui lui convient en fonction de ses convictions et croyances, plaide cette organisation.
Plein pouvoir donné aux hommes
Ruth Halpern-Kedari, militante féministe et avocate spécialisée dans les affaires familiales, dirige le centre Rackman et milite activement depuis 10 ans pour aider les femmes confrontées à un divorce difficile. « Parce que l’Etat d’Israël n’autorise pas les mariages et les divorces civils, les droits des femmes sont bafoués », explique-t-elle. C’est le cœur du problème d’autant que, lorsqu’il s’agit du divorce, la décision de l’accorder est uniquement prise par des hommes.
 « Je ne veux pas exagérer en utilisant le terme de folie, mais c’est tout simplement inimaginable. Il est quasiment impossible d’expliquer une telle situation à ceux qui ne vivent pas ici. Cela n’a aucun sens et Israël ne peut pas se targuer d’être un Etat démocratique quand de telles lois sont appliquées. Le fait que nos députés ne tiennent pas compte des croyances et des droits de chacun et continuent à imposer un mariage religieux est une violation des droits du citoyen, c’est anti-démocratique », regrette-t-elle.
Le plein pouvoir donné aux hommes sous couvert de la religion conduit bien évidemment à des abus ; des femmes peuvent ainsi être victimes d’extorsion, de chantage sur les enfants. Si une épouse veut divorcer, le mari peut décider de tout concernant les enfants et l’argent du couple. Les femmes sont impuissantes, car elles sont bien souvent peu éduquées et sous l’emprise d’un environnement très religieux.
L’association Mavoi Satum (impasse) agit depuis 1995 pour aider les agounot en Israël. Elle leur fournit une assistance juridique, un soutien psychologique, ainsi qu’une « formation pour les aguerrir et leur permettre d’être plus fortes et indépendantes ». Cette organisation vise à réformer le système juridique qui édicte les règles du mariage, et agit afin que survienne une prise de conscience dans la société civile. Ruth Tik gère depuis huit ans les différents services fournis par l’association.
« En offrant un soutien et des formations aux femmes, en leur apprenant par exemple à bricoler, à connaitre leurs droits, à répondre à la presse, à gérer leur situation personnelle dans l’attente du guett, nous leur donnons les moyens d’être plus fortes, ce qui leur permettra de devenir un facteur de changement et d’influencer les futures générations », explique Ruth Tik. Chaque femme doit être aidée individuellement à surmonter cette souffrance, mais il faut également une action publique, une prise de conscience de la société pour sensibiliser la population au phénomène des agounot et y mettre fin.
Mavoi Satum milite pour que soient autorisés en Israël mariages et divorces civils et pour généraliser les accords prénuptiaux. Toutes les femmes « enchaînées » ne sont pas issues de communautés ultraorthodoxes ou même d’environnement religieux. Selon Ruth Tik, quelque 30 % des agounot sont non religieuses et reçoivent un soutien. « Les gens doivent savoir ce qui risque de se passer quand leurs enfants se marient. Ce problème ne concerne pas seulement les harédim. L’éducation est un outil indispensable pour aider ces femmes », souligne-t-elle.
Changer les lois
Autre association, « Le centre pour la justice des femmes » fondé en 2004 à l’initiative de l’avocate Susan Weiss. En tant que bénévole à la Wizo à son arrivée en Israël, elle s’est émue de la discrimination dont souffrent les femmes dans le cadre du divorce et, à partir de ce constat, a organisé sa carrière professionnelle pour leur venir en aide. Aujourd’hui, malgré les efforts des uns et des autres, la situation des agounot reste toujours aussi problématique. « Certes il y a eu une prise de conscience de la société et les accords prénuptiaux se sont généralisés. Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Au XXIe siècle, un homme ne doit pas pouvoir unilatéralement décider de son divorce.  Dans un état démocratique, les mariages et les divorces civils devraient être permis », souligne-t-elle.
Qu’une telle situation perdure à l’époque actuelle, est absurde et c’est un problème de société essentiel en Israël. « L’Etat est dichotomique. Les femmes peuvent devenir pilotes de chasse, et par ailleurs elles sont empêchées d’obtenir le divorce », souligne-t-elle.
La puissance de la religion étouffe les lois civiles, regrette-t-elle. « Quand le pouvoir du rabbinat s’affaiblira et que les lois civiles prévaudront, alors les droits de chaque être humain seront respectés ; ceux des femmes notamment s’amélioreront, car elles ne seront plus dépendantes du rabbinat et signeront des accords prénuptiaux. Tout ceci nous aidera », ajoute Susan Weiss.
Toutes ces associations soulignent que la question des femmes enchaînées ne peut plus être ignorée du grand public, et luttent, chacune avec ses propres outils, pour trouver une solution sociale et juridique ; mais sans l’aide des pouvoirs publics, sans la volonté du gouvernement, rien ne pourra évoluer. Il faut que la société civile ait le courage d’affronter le pouvoir religieux, défende ses propres valeurs et la liberté pour les femmes. Un défi de taille....
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