Halte à la polygamie

Le gouvernement a entrepris de faire appliquer la loi interdisant d’avoir plusieurs épouses, une pratique courante au sein de la communauté bédouine

Une femme bédouine tenant son bébé (photo credit: REUTERS/AMIR COHEN)
Une femme bédouine tenant son bébé
(photo credit: REUTERS/AMIR COHEN)
Fatima (pseudonyme), habitante d’un village bédouin proche de Beershéva, a été forcée à épouser son cousin alors qu’elle était encore au lycée. Un homme qu’elle n’aimait pas, et dont elle devait devenir la seconde épouse. Le mariage a eu lieu malgré ses protestations, et la jeune fille a dû abandonner le lycée. Très vite, elle s’est retrouvée enceinte. « Il était violent », raconte-t-elle d’une voix douce, le visage totalement recouvert d’un voile noir. « Je le disais à mon père, mais il ne me croyait pas, il me traitait de menteuse. Il m’est arrivé de me retrouver à l’hôpital trois fois dans le même mois. Ma famille m’assurait que si je portais plainte à la police, il me battrait encore plus… »
Seconde épouse
Au cours des années suivantes, Fatima a été hospitalisée plus de vingt fois. C’est au cours d’un de ces séjours qu’une infirmière lui a sans doute sauvé la vie : elle a remarqué les traces de coups sur le corps de la jeune femme, et a contacté les autorités israéliennes. Celles-ci l’ont installée dans un foyer pour femmes battues, au nord du pays. « J’avais dix-neuf ans et je ne savais pas quoi faire », dit la jeune femme. « Le gouvernement m’a vraiment aidée et je lui en suis très reconnaissante ! » La violence dont il s’est rendu coupable a valu au mari de perdre la garde de leurs deux enfants, qui ont été confiés à leur grand-mère maternelle.
Après un an passé dans le foyer, Fatima a été placée dans une famille juive de Galilée propriétaire d’un hôtel. Elle a travaillé dans l’établissement, tout en reprenant sa scolarité. Son bac en poche, elle a poursuivi des études pour devenir professeur d’informatique. Entre-temps, le village bédouin a fait pression sur son mari afin qu’il lui accorde le divorce, ce qu’il a fini par accepter.
Alors qu’elle travaille à l’hôtel, Fatima fait la connaissance d’un jeune Bédouin également originaire du sud d’Israël, dont elle tombe amoureuse. Ils se marient et ont cinq enfants, dont le dernier est atteint d’une infirmité motrice cérébrale. « Nous étions heureux ensemble », se souvient Fatima. Toutefois, quatre ans plus tard, alors qu’elle passe le plus clair de son temps à l’hôpital au chevet de son fils malade, son mari décide de prendre une seconde femme et épouse une jeune fille de dix-huit ans. A ce jour, cette dernière lui a déjà donné trois enfants.
Envisager de se remarier est impensable pour Fatima, car cela lui ferait perdre la garde de ses enfants. « Mon mari a justifié son remariage par le fait qu’il avait besoin d’une femme à la maison », explique-t-elle. « Dans la culture bédouine, une femme, c’est comme une voiture. S’il y a des réparations à faire, on préfère en prendre une nouvelle… » Par dignité, Fatima demande donc la séparation. Elle n’est pas prête à accepter la seconde épouse. Si elle se dit triste que les choses se soient terminées de cette façon, elle ne regrette pas sa décision.
Une tradition solidement ancrée
La religion musulmane autorise un homme à prendre jusqu’à quatre épouses, à condition qu’il les traite à égalité. Et dans la société bédouine, avoir plus d’une femme et de nombreux enfants est vu comme un signe de virilité ; aussi les hommes ont-ils généralement deux épouses, voire trois pour certains. Il n’existe pas de chiffres précis sur le nombre de Bédouines engagées dans des mariages polygames. Certaines associations de femmes israéliennes estiment qu’elles représentent 30 à 40 % des femmes de cette communauté, un chiffre que les Bédouins contestent.
La polygamie est illégale en Israël ; cependant, la législation dans ce domaine n’a commencé à être appliquée que très récemment. Le mariage civil n’existant pas dans le pays, ce sont les autorités religieuses (rabbins, prêtres ou imams) qui célèbrent les mariages et les font ensuite enregistrer à l’état civil. Afin de contourner la loi du pays, les seconds et troisièmes mariages ne sont simplement pas enregistrés auprès de l’Etat.
Les représentants communautaires justifient cette pratique comme une façon d’assurer aux femmes une protection économique et sociale, car dans la société bédouine traditionnelle, une femme n’a pas le droit d’habiter seule. Dès lors, elle peut soit choisir de rester vivre chez ses parents, soit convoler, explique Atiyeh al-Asar, qui dirige le Conseil régional pour les villages bédouins non reconnus. « On ne peut toutefois pas forcer une femme à se marier : si un homme veut qu’une femme devienne sa seconde épouse, celle-ci doit donner son accord. Elle accepte le plus souvent pour améliorer ses conditions de vie, prendre son indépendance par rapport à ses parents, ou parce qu’elle a très envie d’avoir un enfant… »
Le fait que les enfants soient nés de la première ou de la deuxième épouse ne change rien. En Israël, les allocations sont accordées à la mère, qu’elle soit ou non mariée légalement. Tous les enfants nés en Israël ont droit à l’éducation gratuite, mais les enfants bédouins sont souvent obligés de parcourir de longues distances pour aller à l’école et ils n’ont souvent pas la possibilité de faire leurs devoirs après la tombée de la nuit en raison du manque d’électricité. Dans les villages, le taux de pauvreté est très élevé : 30 % des hommes et 80 % des femmes sont au chômage.
Le gouvernement israélien verse une « allocation enfant » mensuelle et des subventions pour chaque naissance. Par le passé, cette allocation augmentait considérablement à partir de quatre enfants, ce qui encourageait les grossesses multiples, mais la loi a changé : aujourd’hui, l’allocation est forfaitaire, fixée à 160 shekels par enfant et par mois.
Regain de tensions
La polygamie est illégale en Israël depuis 2007 et passible de cinq ans de prison assortis d’une amende. Toutefois, la loi a été largement ignorée jusqu’à présent. Ironiquement, selon les médias, deux députés bédouins de la Liste Unifiée (arabe) à la Knesset sont polygames. Le porte-parole de l’un d’eux a déclaré que le parlementaire ne souhaitait pas s’exprimer sur cette question. La législation a commencé à être appliquée il y a quelques mois seulement. En octobre dernier, la police a ainsi arrêté un Bédouin pour bigamie. Depuis, une quinzaine de dossiers ont été ouverts et ont donné lieu à deux mises en examen. « Nous travaillons sérieusement à réduire la polygamie dans les communautés bédouines du sud d’Israël », a déclaré la ministre de la Justice Ayelet Shaked. « C’est très important pour nous. »
Les avocats des prévenus ripostent qu’en réalité, cette action du gouvernement ne vise pas l’intérêt des Bédouins, et que sa véritable motivation est de réduire la natalité parmi la population bédouine du Néguev. « Nous avons le sentiment qu’Israël se mêle de notre culture et de nos traditions », dit un Bédouin. « Ayelet Shaked a déjà fait démolir plus de 100 maisons ici. Elle se fiche pas mal des Bédouins, elle se soucie surtout de la menace démographique qu’ils posent. »
« La guerre contre la polygamie est une guerre contre les lois édictées par Dieu », renchérit Amal Abu Thom, directrice d’une association qui promeut l’artisanat bédouin. « L’islam protège les droits des femmes. Le second mariage permet de préserver la stabilité sociale bédouine. Le problème principal n’est pas la polygamie. C’est le fait que la police vienne arrêter nos frères et nos fils et démolir nos maisons sous les yeux de nos enfants. » Cette femme soutient que, pour sa part, elle ne se sentirait pas menacée par l’arrivée d’une autre épouse dans son foyer, puisqu’il s’agit là d’une base normative de la culture bédouine.
Les tensions entre le gouvernement israélien et la communauté bédouine ne datent pas d’hier. 240 000 Bédouins vivent en Israël, dont la moitié dans des « villages non reconnus », qui ne sont pas reliés au réseau électrique et ne reçoivent presque pas de services. La plupart sont installés dans le Néguev, dans le sud du pays ; près de 50 % d’entre eux se répartissent dans sept villes construites par le gouvernement, tandis que les autres se divisent en 46 villages, dont 35 non reconnus et 11 devenus « officiels » il y a dix ans.
Malgré ses tentatives, le gouvernement n’a pas encore réussi à convaincre les habitants des villages non reconnus d’aller s’installer dans les villes bédouines, où règnent chômage, pauvreté et drogue, et où le taux de violence domestique est élevé. Insaf Abu Shareb, fondatrice de l’association Avocates pour la justice sociale, estime que le taux de violences – aussi bien physiques que psychologiques – oscille entre 70 et 80 %. De nombreuses femmes ne se plaignent jamais, affirme-t-elle, et du coup, la police ferme des dossiers qui ont été ouverts. Rares sont les hommes qui se voient inquiétés, et plus encore ceux qui se retrouvent derrière les barreaux.
Insaf Abu Shareb appartient à une commission gouvernementale qui recherche une solution à la polygamie. Elle soutient les initiatives pour faire cesser cette pratique, mais estime qu’il existe d’autres problèmes plus urgents auxquels il faudrait s’attaquer au préalable. « L’une des priorités est de mettre un terme aux violences faites aux femmes par la mise en place d’un plan civique qui implique les hommes et les femmes de la communauté bédouine. C’est comme cela que l’on pourra faire évoluer cette société », dit-elle. « Nous devons surtout veiller à ne pas faire de tort à une population déjà affaiblie. L’autre point essentiel est de renforcer cette communauté sur le plan économique. »
Fatima n’a pas l’intention de revenir chez son mari, sauf s’il divorce de sa seconde épouse. Elle soutient les initiatives menées par le gouvernement pour mettre un terme à la polygamie, qui, à son avis, n’est bonne ni pour les enfants ni pour la seconde épouse. « Quand un homme a dix enfants et qu’il n’y a pas assez d’argent à la maison pour faire manger tout le monde, comment peut-on dire qu’une telle pratique est bonne ? »
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