Joseph Haïm Sitruk, un maître inoubliable

Mon hommage au Grand Rabbin de France

Lors des 25 ans de l’AJECLAP, avec Bernard Kassel (à gauche) et Félix Perez (photo credit: DR)
Lors des 25 ans de l’AJECLAP, avec Bernard Kassel (à gauche) et Félix Perez
(photo credit: DR)
Né à Tunis en 1944, d’un père avocat et d’une mère professeur de gym, le Rav Sitruk revendiquait fièrement ses origines et affichait sa nostalgie de la cohabitation interreligieuse. Comme tant d’autres, sa famille a émigré en France en 1958, avec l’indépendance de la Tunisie, et s’est installée à Nice.
C’est là qu’il s’investit aux EI et rencontre sa future femme, Danielle Azoulay, à l’âge de 14 ans. Sous l’impulsion de cette jeune fille très pratiquante, il se rapproche peu à peu de la religion, et finit par se détourner de la carrière d’ingénieur – que son père envisageait pour lui –, pour embrasser des études rabbiniques. D’abord en poste à Strasbourg, le rav Joseph Sitruk est élu Grand Rabbin de Marseille en 1975, à l’âge de 31 ans. Puis il est Grand Rabbin de France de 1987 à 2008.
« Les juifs ont un héritage fabuleux et peu connu ; j’ai toujours voulu donner aux autres les raisons de savoir pourquoi ils sont juifs. » Voilà les fondements sur lesquels le Rav Sitruk confiait baser toute son action communautaire. Ainsi, les « Yom HaTorah », ces immenses fêtes populaires qu’il avait initiées au Bourget, ont-elles constitué les premières occasions pour la communauté de sortir de la discrétion complexée qui la caractérisait alors, pour assumer pleinement son bonheur et sa liberté de vivre ouvertement son judaïsme, sans gêner quiconque.
Souvenirs personnels
Le Grand Rabbin Sitruk a toujours œuvré afin de résoudre les problèmes d’examens les Chabbat et jours de fêtes, auxquels étaient confrontés les étudiants juifs pratiquants. Il soutenait davantage des aménagements sans conséquence pour les étudiants non juifs, que des manœuvres afin d’éviter que les examens ne tombent les jours sacrés. Les jours
fériés étant liés à la religion dominante selon lui, il n’était pas question de demander de les changer.
En tant que codirigeant de l’AJECLAP (Association pour l’intégration des étudiants juifs), spécialisée sur ces sujets – avec le général Munnich, le Pr Riveline, puis Michel Gurfinkiel – et dont le Rav Sitruk a salué dans ses ouvrages « le travail remarquable », j’ai donc eu l’occasion de collaborer maintes fois avec lui. Il nous a soutenus politiquement et moralement, a fourni les contacts aux plus haut niveau, et aidés à héberger les examens décalés… Une action qui a permis à de très nombreux étudiants de respecter à la fois les traditions et la laïcité, sans rien exiger et sans ostentation. Combien de polytechniciens, de diplômés d’HEC ou des Arts et Métiers, de dentistes ou d’étudiants de fac lui doivent une partie de leur réussite ?
Sa perception de la laïcité à la française
« La communauté juive est parfaitement intégrée ; elle est en France depuis plus de 2000 ans, avant l’époque gallo-romaine. Les juifs ont inspiré les idéaux des droits de l’homme de la Révolution française. La religion juive reste respectueuse de la laïcité qui représente un grand progrès pour la société. »
Les prises de position du Rav Sitruk résonnent encore plus fortement aujourd’hui, à l’heure des grands débats sur la laïcité. Cependant, à ses yeux, « une laïcité trop comprise comme une uniformisation des modes de vie représente un appauvrissement. L’Etat doit veiller à ce que l’observance de la religion ne soit pas une entrave à l’exercice des droits et devoirs dans une vie sociale normale. Les citoyens juifs de la France laïque ne lui posent pas vraiment de problème ; leur souci est que le débat de ces dernières années [notamment lié à l’islam – NDLR] les a malgré cela remis sur le devant de la scène ». Par rapport à ce qui définit une nation, le rav Sitruk déclarait : « L’identité d’un pays est d’abord la résultante de son histoire. On ne peut l’élargir qu’après l’avoir comprise et acceptée dans son fondement historique. Ce sont les citoyens qui jour après jour la créent. Encore faut-il avoir un langage commun que devrait enseigner l’école. »
Sur les accusations de soi-disant double allégeance enfin, il considérait que les juifs français restaient « sans aucun problème attachés à la France et à Israël. Ils les aiment comme leur père et leur mère, de deux amours très différents et non contradictoires et souhaiteraient même que ces deux pays s’aiment beaucoup… »
Son sens de l’humour
Doté d’un immense charisme, le rav Sitruk était aussi profondément humain. Il accordait de l’attention à chacun, sachant trouver les mots justes, et ne se départait jamais de son sourire chaleureux. Son grand sens de l’humour faisait contrepoint à ses immenses connaissances et à sa stricte orthodoxie. Qui n’a jamais entendu parler de ses blagues légendaires ? Les plaisanteries et les bons mots qui émaillaient chacun de ses cours de Torah et ses discours étaient autant d’outils dont il se servait afin de faire passer ses messages et de capter son auditoire. Voici un florilège de ses blagues les plus récurrentes.
Il déclarait souvent que « le peuple juif se sauve souvent de la Torah sans réaliser qu’elle persiste à lui courir derrière ». Il adorait également cette blague relative au football, l’une de ses passions personnelles, avec les voitures et la voile : « Deux hommes qui adorent le foot se demandent si ce sport existe au Paradis. Ils se promettent que le premier qui rejoint celui-ci informera l’autre de ce qui s’y passe. L’un d’entre eux décède et, comme promis, apparaît en rêve à son ami pour lui annoncer une bonne nouvelle : “Il y a du foot là-bas.” L’autre, heureux, sourit dans son sommeil. Mais son copain lui annonce alors une deuxième nouvelle moins réjouissante : “Tu joues la semaine prochaine.” »
Parmi ses plaisanteries, je me souviens également de celle-ci : « Je propose une minute de silence pour les antisémites qui se fatiguent pour rien, car personne ne pourra durablement attenter à Israël du fait de son contrat avec Dieu. » Ou bien encore celle-là : « En Russie soviétique, à l’époque des rationnements, la queue se fait devant une boulangerie dont le patron demande aux juifs de rentrer chez eux. Les autres attendent trois heures et n’ont finalement pas de pain. Ils s’écrient alors : “Encore une fois, ce sont les juifs qui le savaient les premiers !” » Enfin, une dernière : « Quand je vois un Français dans la rue, je lui dis : “Je suis votre Rabbin.” Il s’étonne en se disant non-juif. Je lui réponds que, depuis Napoléon et à sa demande, le titre assumé par mes prédécesseurs et moi est celui de “Grand Rabbin de France” et non pas de “Grand Rabbin des juifs de France.” »
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