La révolution silencieuse

Les femmes occupent une place de plus en plus importante au cœur des cérémonies et rituels juifs orthodoxes

Aviva Lipsitz était maître de cérémonie au mariage de sa sœur Ilana, en présence du Rav Steinsaltz (photo credit: DR)
Aviva Lipsitz était maître de cérémonie au mariage de sa sœur Ilana, en présence du Rav Steinsaltz
(photo credit: DR)
Les femmes traditionalistes tendent aujourd’hui à jouer un rôle plus actif lors des cérémonies et services religieux, de la houpa à la récitation du kaddish des endeuillés. Leur participation accrue reflète-t-elle simplement l’évolution de leur statut social, ou s’explique-t-elle par d’autres facteurs ?
En mai 2016, Ilana Lipsitz, une étudiante de Beit Shemesh, se fiance à Ariel Hodes de Nof Ayalon, dans la vallée d’Ayalon près de Shaalvim. Pour avoir assisté à des mariages d’amis où la participation des femmes à la cérémonie elle-même était de rigueur, Ilana sait qu’elle veut la même chose pour son mariage. Alors que ses parents, unis à Miami en 1989, ont eu droit au rituel orthodoxe traditionnel où la femme joue un rôle silencieux, la kala souhaitait pour elle-même quelque chose de différent. Avec son fiancé, elle a donc élaboré une formule acceptable à la fois pour les deux familles ainsi que pour le Rav Adin Steinsaltz, célèbre érudit connu pour sa traduction éponyme et ses commentaires du Talmud, qui devait officier sous la houpa.
C’est ainsi que par une belle soirée estivale à Kfar Etzion s’est déroulée une cérémonie un peu singulière qui a vu le protocole des sept bénédictions du mariage bousculé. Les six premières ont été prononcées par des membres et amis de la famille de sexe masculin, appelés sous le dais nuptial par la sœur cadette d’Ilana qui officiait en tant que maître de cérémonie. Un couple a ensuite été invité à lire d’une même voix la dernière bénédiction, tandis qu’une amie d’Ilana a prononcé une brakha supplémentaire. Adaptée du livre de prières du Rav Amram Gaon, une autorité du IXe siècle, celle-ci exprimait la volonté de voir non seulement la mariée et son époux se réjouir l’un l’autre, mais que la joie de leurs noces constitue un signe avant-coureur de bonnes nouvelles pour tout le peuple juif.
Quatre mois plus tard, la jeune mariée se dit très heureuse de la participation des femmes à sa houpa. « Je voulais sentir que j’avais une place dans la cérémonie, et je crois que les femmes devraient également prendre part au rituel lui-même. Le mariage lie l’homme et la femme, il devrait donc représenter la gent masculine comme la gent féminine. » Ilana Lipsitz a étudié à Nishmat, une institution juive orthodoxe moderne d’études supérieures en Torah pour femmes à Jérusalem. Pour elle, le fait que des femmes aient récité des bénédictions a donné un sens plus personnel et plus profond au rituel. Son objectif, qu’elle estime avoir atteint, était d’allier la tradition du mariage juif au rôle actif des femmes, tout en restant dans les limites de la halakha.
La révolution silencieuse
La rabbanite Malke Bina est l’une des pionnières de l’éducation féminine en matière de Torah en Israël. Fondatrice de Matan, un beit midrash de haut niveau pour femmes à Jérusalem, elle a encouragé l’accès du public féminin à l’étude de la Torah et de la loi juive.
Selon elle, les femmes ont commencé à jouer un rôle plus actif dans l’étude et le rituel juif lorsqu’elles ont réalisé que de nouvelles opportunités leur étaient ouvertes. Elle raconte que sa grand-mère a grandi dans une maison en Pologne où les femmes ne mangeaient jamais dans la soucca, sans savoir que c’était par manque de place. Cette dernière a donc toujours refusé de prendre part aux repas dans la cabane, persuadée que cela ne faisait pas pour les femmes.
Malke Bina explique qu’au début de son mariage, son mari achetait pour Souccot un loulav et un etrog qu’ils se partageaient. Jusqu’au jour où elle s’est demandé pourquoi elle n’aurait pas le droit d’avoir le sien. C’est comme cela qu’elle a acheté son propre set.
Selon elle, lorsque les femmes ont réalisé qu’elles pouvaient agir davantage tout en restant dans le cadre de la loi juive, les choses ont commencé à bouger. Au fil de leurs progrès, la démarche a fait boule de neige et l’étude de la Torah s’est propagée parmi les femmes d’une communauté à l’autre, prenant de plus en plus d’ampleur. « Si le fait d’accomplir une mitsva nous rapproche de Dieu et de ses commandements, je pense qu’il n’y a rien de plus louable que de vouloir être actives dans cette perspective », affirme la rabbanite, qui qualifie l’étude la Torah par les femmes de « révolution silencieuse ».
Le Talmud au féminin
Nehama Goldman Barash enseigne les études rabbiniques, la loi juive et le Talmud à Pardes et à Matan. Titulaire d’une maîtrise de Talmud de l’université Bar-Ilan, elle a également étudié pendant trois ans à l’institut Matan. Selon elle, on assiste à une véritable explosion de la participation féminine aux rituels religieux ces cinq dernières années. Un phénomène lié à la multiplication de midrashot pour femmes, comme Migdal Oz à Goush Etzion ou la Midreshet Lindenbaum, à Jérusalem.
« Lorsque les femmes reçoivent une éducation poussée », explique Nehama Goldman Barash, « elles se mettent à réfléchir par elles-mêmes. Elles commencent alors à poser des questions : “pourquoi agissons-nous de cette façon ? Ne peut-on pas faire autrement ?” Pour garder les gens dociles, il suffit de les maintenir dans l’ignorance. C’est vrai pour la religion, la politique et tous les autres domaines.
Il est toujours plus facile de contrôler une population inculte. Avec un public instruit, il est forcément plus difficile de dire :
“C’est comme ça, un point c’est tout.” De nos jours, les femmes n’hésitent pas à aller consulter les sources pour trouver des réponses à leurs interrogations. » L’évolution du rôle des femmes dans le rituel juif découle donc de l’approfondissement de leurs connaissances du judaïsme, grâce à l’étude de sources traditionnelles originales, que ce soit des textes rabbiniques, le Talmud ou la Halakha.
Ces pratiques sont de plus en plus répandues au sein de la population nationale religieuse. Ainsi, de nombreux couples orthodoxes expriment aujourd’hui le souhait de garder l’essence de la cérémonie de mariage juif, tout en recherchant une meilleure répartition des rôles. « Le rituel traditionnel où le rôle de la femme se limite au fait de donner son doigt pour que le hatan y passe l’anneau, est certes une pratique ancienne qui possède une grande beauté ; néanmoins il peut poser problème pour des femmes cultivés, instruites et féministes. » On assiste également de plus en plus lors des cérémonies de mariage à l’organisation de tish pour femmes, à l’image de ceux qui existent pour les hommes, c’est-à-dire une tablée exclusivement féminine où l’on prononce des paroles de Torah accompagnées de chants et de danses juste avant la houpa. La participation des femmes à certains autres aspects rituels du mariage, comme lorsque la mariée offre une bague au marié, soulève des questions halakhiques, mais celles-ci trouvent aussi une solution. Ces cinq dernières années, de nombreux couples se sont mis à réciter la bénédiction de l’anneau ensemble. On voit aussi parfois certaines femmes religieuses de premier plan, à la tête de mekhinot ou de midrashot, honorées par la lecture de la ketouba.
Malke Bina établit toutefois une distinction entre la participation féminine aux rituels de mariage qui reflètent simplement un intérêt accru, et le fait que certaines femmes expriment le besoin d’une analyse halakhique plus poussée.
Houpa et kaddish
L’implication des femmes dans les événements marquants de la vie a augmenté, aussi bien lors de circonstances joyeuses que tristes. Nehama Goldman Barash se souvient avoir passé un chabbat à Harvard aux Etats-Unis il y a 25 ans, où deux sœurs avaient récité le kaddish. Cela l’avait profondément émue.
Lorsque sa propre mère est morte, il y a six ans, elle aussi a décidé de réciter cette prière, bien qu’elle ait un frère qui le fasse également tous les jours. « A mon grand étonnement, la récitation du kaddish par les femmes est devenue populaire et ne donne lieu qu’à peu de protestations », déclare-t-elle. Bien que les synagogues aient des politiques différentes à ce sujet – certaines exigent qu’un homme le dise avec elles, tandis que d’autres permettent à une femme de le réciter sans accompagnement masculin – c’est aujourd’hui une pratique communément admise dans le monde orthodoxe.
Rachelle Fraenkel, la mère de l’un des trois adolescents israéliens assassinés en juillet 2014, a probablement impacté la conscience nationale quand elle a récité le kaddish avec son mari aux funérailles de son fils Naftali, sans que cela n’éveille de protestations ou de critiques de la part des grands rabbins et personnalités religieuses présentes. De même, la fille du défunt président Shimon Peres, Tzvia Walden, a récité le kaddish publiquement à l’enterrement de son père en septembre dernier.
D’autres événements de la vie, comme la nomination des filles, laissent place à la plus grande flexibilité et créativité. Yaacov Garfinkel et sa femme Brakha qui résident à Ariel, ont récemment célébré la naissance de leur fille, Noa Tzofit, au cours d’une fête innovante qui se voulait pleine de sens. Parents, grands-parents, frères et sœurs ont prononcé sept bénédictions en l’honneur du bébé, chacune en référence à une héroïne biblique différente : Sarah, Rebecca, Rachel, Leah, Miriam, Abigail et Esther. Pour l’événement, Brakha et son mari souhaitaient en effet autre chose que des discours et de la bonne chère. Ils voulaient de la substance et un rituel chargé de sens.
Ils ont donc trouvé un texte pour une simhat bat (fête pour une fille) sur le site d’Itim, une organisation israélienne qui fournit informations et instructions sur les événements marquants de la vie juive. Si au départ, son mari et ses parents se sont montrés réticents devant ce qu’ils croyaient être une cérémonie éloignée de la tradition, au bout du compte, ils ont été ravis du résultat. Pour le Rav Seth Farber, fondateur et dirigeant d’Itim, le site constitue une ressource formidable pour les personnes à la recherche d’informations et de contenu pour de futures cérémonies. « Ils veulent savoir comment se préparer et ne trouvent personne pour leur fournir les explications nécessaires. »
Parmi ceux qui téléchargent leurs textes, on trouve d’un côté des orthodoxes modernes, qui veulent ajouter leur touche personnelle à leurs célébrations, et de l’autre des juifs laïcs, pris par le mouvement de renaissance générale de la « conscience juive » qui, selon le rabbin, balaye le pays.
Elle va son chemin
La rabbanite Malka Petrokovsky enseigne le Talmud et la loi juive depuis plus de 30 ans. Elle a formé des enseignants dans ce domaine et est l’auteur de Mehalekhet B’darkah (Elle va son chemin), un traité qui aborde des questions halakhiques d’un point de vue moral. Elle est également l’un des fondateurs de Takana, un forum qui traite des abus sexuels au sein du secteur national religieux en Israël. Mère de cinq enfants, cette habitante de Tekoa dans le Goush Etzion, attribue le rôle plus important que les femmes tiennent dans les rituels à plusieurs facteurs. A son avis, le mouvement féministe, qui a vu le jour aux Etats-Unis, a certainement eu un impact sur les femmes juives. Des personnalités comme Blu Greenberg, qui ont œuvré sans relâche à la défense des droits des femmes dans le monde juif, ont également exercé une influence positive.
En Israël, explique Malka Petrokovsky, les premiers signes de changement sont apparus dans les années 1970 et 1980, lorsque Pelekh, un lycée de filles à Jérusalem où elle a elle-même étudié, a commencé à élargir son programme en introduisant l’étude du Talmud. « Le fait qu’un établissement de la capitale comme Pelekh se soit mis à enseigner le Talmud aux jeunes filles, a grandement contribué à la situation actuelle, où des étudiantes d’institutions nationales religieuses étudient la Guemara sans se poser de questions. « Tout cela est né d’un désir sincère de la part des femmes de connaissance et de compréhension accrue pour atteindre un meilleur service de Dieu », souligne la rabbanite.
Finalement, cela a entraîné un changement plus radical, avec par exemple la floraison de lectures de la Meguila d’Esther pour Pourim réservées à un public exclusivement féminin, devenues monnaie courante en Israël ces 15 dernières années.
« On constate », ajoute Malka Petrokovsky, « que lorsque les femmes prennent de nouvelles responsabilités religieuses en toute sincérité, elles parviennent à atteindre leurs objectifs. C’est ce qui s’est passé avec l’ouverture des nombreuses midrashot qui ont rencontré un succès spectaculaire, ou avec la mise en place de conseillères dans la loi juive (yoatsot halakha), de femmes formées aux lois de pureté familiale et d’avocates (toanot) qui défendent la gent féminine devant les tribunaux religieux. »
La rabbanite affirme par ailleurs qu’il n’existe aucune interdiction halakhique à la récitation des bénédictions de mariage ou à la lecture de la ketouba par une femme, même si pour sa part, elle n’officie pas dans les cérémonies. Elle craint en effet que cela puisse nuire à ses positions sur d’autres questions halakhiques plus importantes à ses yeux. Au lieu de cela, elle préfère donner un petit mot de Torah pour bénir le couple sous la houpa.
La loi selon Facebook
Si des érudites comme Nehama Goldman Barash et Malka Petrokovsky attribuent la participation féminine aux rituels juifs à la percée de leurs connaissances et de leur érudition, Michal Prins cite des motifs plus populistes. Cette résidente de Sde Boaz, une petite communauté proche de Neveh Daniel dans le Goush Etsion, est à la tête du Merkaz Yahel, le Centre de l’intimité juive, une organisation qui aborde la question de l’intimité au sein de la communauté orthodoxe, et offre cours, conférences et conseils.
Doctorante en études de genre, elle attribue cette nouvelle tendance à la prolifération des groupes Facebook de femmes orthodoxes, qui permettent à celles-ci de discuter facilement sur ces sujets, et d’avancer leurs propres solutions et stratégies. « Si l’une d’elles affiche par exemple qu’elle se marie et veut savoir comment intégrer les femmes à la cérémonie, des femmes compétentes vont pouvoir lui répondre. Autrefois, elles allaient trouver leur rabbin. Aujourd’hui, celui-ci est presque superflu. »
Sans nier l’importance d’institutions d’enseignement supérieur pour les femmes comme Migdal Oz, elle fait la distinction entre le monde de l’étude de la Torah et celui du militantisme au féminin. Selon elle, les femmes moins formatées par l’étude sont plus enclines à briser les tabous. Si elle salue la création de yoatzot halakha comme une innovation bienvenue, celles-ci abordent néanmoins ces questions sous un angle très conservateur. « Ce sont surtout les femmes les moins instruites qui réclament le changement et qui veulent sortir des sentiers battus », explique-t-elle. « Je ne vois pas Migdal Oz et Lindenbaum distribuer des alyot aux femmes. »
Michal Prins estime que le changement va se poursuivre. Elle raconte par exemple que lors de son mariage, elle est montée à la houpa accompagnée de sa mère et de sa belle-mère, tandis que son mari est arrivé entouré de son père et de son beau-père.
« On se méfie souvent des intentions de celles qui veulent en faire plus et accroître leur participation aux rituels », constate Michal Prins. “Pourquoi voulez-vous changer les choses”, leur demande-t-on. Il est étonnant de voir comment les individus déterminent aujourd’hui ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, et construisent ensuite à partir de là. »
Féministe, juive et orthodoxe
Michal Prins rapporte que lors d’un récent voyage à Londres parrainé par Gesher, une organisation qui tente de combler le fossé entre laïcs, religieux et ultraorthodoxes en Israël, elle s’est rendue avec les hommes du groupe à la synagogue pour assister aux offices du matin. En arrivant, quelle n’a pas été sa déception en constatant que la section des femmes était fermée à clef. En larmes, elle est retournée à sa chambre d’hôtel et a posté un message sur ce qui venait d’arriver sur sa page Facebook.
Lorsqu’elle est descendue pour le petit-déjeuner, les participants au voyage avaient déjà lu son message. L’un d’entre eux, un ultraorthodoxe, a annoncé que son cousin se trouvait être l’un des bedeaux de la synagogue, et qu’il s’assurerait que la section des femmes soit ouverte le jour suivant. Le lendemain matin, en l’accompagnant à la synagogue, cet homme a fait remarquer à Michal qu’il n’avait jamais vraiment compris le sens de ce combat des femmes juives. Mais grâce à cet épisode, il avait finalement saisi le sens de l’épithète : féministe juive orthodoxe. Il était enfin solidaire de ses besoins. Ils sont arrivés à la synagogue, et comme promis, la section des femmes était ouverte.
Aujourd’hui, il semble que les femmes juives orthodoxes en Israël aient de plus en plus d’occasions de participer à des rituels religieux, bien plus que leurs mères. Que ce soit pour une bat-mitsva, la nomination d’un bébé, un mariage, ou la récitation du kaddish, le monde du rituel juif est beaucoup plus ouvert et accueillant qu’auparavant.
Que nous réserve l’avenir ? Selon Nehama Goldman Barash, même si cela prend du temps, les choses sont en train de bouger. « C’est un processus en soi, avec des avancées et des reculs, certains venant d’en haut, et d’autres de la base. Mais il existe une véritable synergie et un langage commun. Quelque chose est véritablement en train de changer. »
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