L’interminable voyage vers la liberté

David Ariel est un ancien passager de l’Exodus. Il revient sur cette aventure toujours aussi vive dans sa mémoire

David Ariel et son épouse, Heftsi (photo credit: DR)
David Ariel et son épouse, Heftsi
(photo credit: DR)
David Leibowitz est né à Carpatorus, en Tchécoslovaquie. Aîné de trois frères et sœurs, il est le fils d’un tailleur prospère, tandis que sa mère est femme au foyer. La vie est belle jusqu’à la fuite des Tchèques devant les Hongrois qui prennent la ville d’assaut, après leur alignement avec l’Allemagne. La situation devient quelque peu périlleuse, mais le réel danger ne se fait sentir qu’en mars 1944, lorsque les Allemands marchent sur la ville. La vie devient alors un véritable enfer.
David, 13 ans, et sa famille sont exilés dans un ghetto jusqu’au lendemain de Pessah. Ils sont ensuite enfermés dans des wagons à bestiaux avec une centaine d’autres personnes pour un voyage épuisant de trois jours. Avant de descendre du train, sa mère lui chuchote de se tenir bien droit et de toujours prétendre qu’il a 16 ans. Ces conseils seront ses derniers mots et finiront par sauver la vie du jeune garçon.
Dès son arrivée à Auschwitz, la famille Leibowitz est soumise au processus de sélection : c’est la dernière fois que le jeune garçon verra sa mère et ses frères. Il réussit à rester avec son père pendant deux ou trois jours, jusqu’à ce qu’ils soient séparés à leur tour, lorsque David est envoyé en Autriche, au camp de concentration de Mauthausen. Là, durant la sélection, il se retrouve à gauche, dans la rangée des enfants. Il se souvient alors des paroles de sa mère : « Doudi, ne va pas avec les enfants ! », saute immédiatement du côté des adultes et suit le groupe à l’intérieur du camp. C’est alors qu’il reçoit son nouveau nom : matricule 68511. En 1993, lors d’une visite au camp de Mauthausen, David a appris que les enfants qui étaient sur la gauche ont été envoyés directement aux chambres à gaz ; sa mère lui a donc sauvé la vie.
Ainsi commence l’épopée d’un enfant de la Shoah, dont les images nous sont malheureusement devenues par trop familières. Aujourd’hui, à 86 ans, d’une voix forte qui faiblit parfois lorsqu’il décrit quelques détails particulièrement pénibles, David partage ses souvenirs avec une acuité étonnante. Les coups, le travail de l’aube au crépuscule à creuser des tunnels : telle est désormais sa vie au camp de travail de Melk, où l’on subsiste grâce à de maigres rations alimentaires, où l’on se bat contre la maladie et où il faut lutter chaque jour pour sa survie. Les dix mois qu’il y passe semblent une éternité : seuls les plus forts vont s’en sortir. Aller à l’infirmerie est impensable, car celui qui y entre n’a aucune chance d’en sortir vivant.
En mars 1945, David est transféré au camp de travail d’Ebensee. Les conditions y sont telles que Melk apparaît presque supportable en comparaison. Le 6 mai, les Américains libèrent le camp et mettent immédiatement en place des hôpitaux de campagne. David y sera soigné pendant dix jours.
N’importe où sauf là-bas
Les Américains interrogent tous les prisonniers libérés. Lorsqu’on lui demande où il veut aller vivre, David n’a pas une seconde d’hésitation : en Palestine. Les Américains éclatent de rire : « On peut t’emmener n’importe où, sauf là-bas. Les Britanniques ne sont pas d’accord. »
C’est ainsi que David Leibowitz, 14 ans et demi, seul au monde, est mis dans un train en direction du centre juif de Prague, avec l’espoir de retrouver des membres de sa famille, ou tout au moins un visage familier. Par miracle, il tombe sur le seul survivant parmi ses proches, un cousin nommé Mendy. David apprend que, s’il veut se rendre en Eretz Israël, sa meilleure chance est de se joindre à un groupe de jeunes de Munich au sein du mouvement Dror. Quand il les rencontre en 1946, ils sont près de 200 adolescents réfugiés, tous prêts pour le grand voyage vers la Terre promise.
Toutefois, ils sont envoyés en Palestine au compte-gouttes. David sait qu’il va lui falloir attendre patiemment son tour.
Plus tard, en mars 1947, il entend parler d’un groupe de jeunes religieux à Francfort qui part pour la Palestine via la France. Le jeune garçon rejoint le port de Sète : c’est la première fois qu’il voit la mer. Là se trouve amarré un immense navire. A sa vue il se souvient s’être senti « l’homme le plus heureux du monde ».
Le navire est le Président Warfield, construit pour transporter confortablement environ 400 passagers ainsi qu’un équipage de 50 personnes. Seulement les temps sont durs et à son départ de Sète, le bateau compte 4 500 passagers à son bord. Pour le diriger se trouvent le capitaine Ike Aronowicz et le commandant Yossi Harel, tous deux membres de la Haganah qui, avec d’autres volontaires, ont rempli le bateau de provisions pour deux semaines. A l’équipage se sont joints 17 volontaires juifs de la marine américaine ainsi qu’un personnel médical bénévole et un photographe.
L’équipage a passé un accord avec un navigateur français : pour deux millions de francs, celui-ci promet de manœuvrer le navire dans les eaux libres. Il reçoit un million la veille, et le solde lui est promis pour la nuit suivante. Mais à la dernière minute, le Français leur fait faux bond ; on ne le reverra jamais. C’est donc au capitaine de diriger le bateau hors du port.
Dès le départ, les navires de guerre anglais ne vont pas les lâcher d’un pouce.
A bord, on communique en yiddish, la langue commune. Les passagers dorment et mangent sur des châlits en bois, entassés sur trois ponts : ils peuvent à peine bouger, mais qui s’en soucie ? Ils ont eu non seulement la chance inespérée de survivre, mais voilà qu’en plus ils réalisent un rêve inimaginable : se rendre en Eretz Israël.
Chacun sait pourtant qu’une attaque britannique n’est qu’une question de temps. Et tous ont suivi un entraînement pour cela. Les hommes commencent par sceller les ponts avec des barbelés pour empêcher quiconque de monter à bord. Leurs seules armes : des pommes de terre et des boîtes de conserve vides. Certains ont des couteaux avec lesquels couper les cordes ou les câbles en cas de tentative d’arrimer le navire. Des chiffons trempés dans l’eau doivent leur servir à se couvrir leurs yeux en cas de tirs de gaz lacrymogène.
Exodus 1947
Ils naviguent cap à l’est, les destroyers anglais toujours à leurs trousses. Au quatrième jour du voyage, l’équipage de la Haganah reçoit l’ordre du quartier général de changer le nom du navire en Exodus 1947. Pour marquer l’événement, deux drapeaux bleus et blancs géants sont déployés et placés fièrement sur les mâts avec une large banderole indiquant le nouveau nom du bateau.
Sachant que les Britanniques vont tout faire pour les empêcher d’accoster, les passagers échafaudent un plan : le navire se rapprochera le plus près possible de la rive afin que les réfugiés puissent sauter à l’eau et, équipés de ceintures de sauvetage, nager en direction de la plage où les attendront des bénévoles. Mais il en ira tout autrement : au milieu de la nuit, à 80 kilomètres de la côte plongée dans les ténèbres, deux destroyers britanniques attaquent l’Exodus, et tirent sur le pont supérieur. Trente soldats de Sa Majesté, qui ont réussi à monter à bord du vaisseau, sont rapidement faits prisonniers et descendus dans la cale inférieure. Les Britanniques cessent le feu, mais après un court laps de temps reprennent leur attaque, visant cette fois les ponts inférieurs. Les soldats anglais sont tenus à distance, mais plusieurs bombes à gaz sont lancées sur le navire causant de nombreux blessés. Le troisième assaut survient à 4 heures du matin, cette fois à tir réel. On redoute de voir l’Exodus couler. L’attaque fait trois morts et 200 blessés. Un ordre de cessez-le-feu est donné. Le navire change alors de cap et se dirige vers Haïfa.
Avant d’atteindre le port, le capitaine Ike Aronowicz ôte sa casquette et la pose sur la tête d’un jeune garçon en lui disant : « Désormais, c’est toi le capitaine ». Sur ces mots, il disparaît dans les entrailles du navire, d’où il va pouvoir s’échapper en toute discrétion. Les passagers ne le reverront jamais (il vivra pourtant jusqu’en 2009).
Le vendredi soir, alors que l’Exodus pénètre dans le port de Haïfa, les réfugiés, tous sur le pont, sont accueillis par les bougies de Chabbat qui brillent derrière chaque fenêtre dans toutes les maisons, quelle que soit la direction vers laquelle ils tournent leurs regards. « Nous sommes restés là à regarder, ébahis, et tout à coup, comme un seul homme, nous avons entonné l’Hatikva », se souvient David, la voix étranglée par l’émotion.
Les passagers sont débarqués. Seules les personnes grièvement blessées ainsi que les corps des malheureux réfugiés décédés en route resteront à Haïfa. Les autres sont immédiatement répartis sur trois navires prisons britanniques, à raison de 1 500 passagers par bateau. David se retrouve sur l’Empire Rival. Les Anglais leur assurent qu’ils vont être conduits à Chypre, où ils devront attendre leur tour pour émigrer en Palestine, mais il ne s’agit en réalité que d’une ruse : ils sont renvoyés en France. A l’arrivée à Port-de-Bouc, les pêcheurs français leur crient de ne pas débarquer, ce qui renforce les réfugiés dans leur décision : ils ne poseront pas pied à terre. Se préparant à ce qui risque d’être un long séjour, ils organisent des écoles à bord et sortent même un journal quotidien manuscrit, Baderekh (en route), lu avidement par tous les passagers.
En route vers la France, les Britanniques fournissent aux prisonniers des restes de rations de guerre, « infects » selon David. Une fois dans l’Hexagone, ils reçoivent au moins des aliments frais et sains de la part de l’Agence juive et d’autres groupes de bénévoles. Comme prévu, les jours se transforment en semaines. La France refuse de faire sortir les réfugiés par la force. Les Anglais décident alors d’envoyer les navires à Gibraltar, et de là à Hambourg. Entre les ports de Gibraltar et Hambourg, les réfugiés de l’Empire Rival creusent un trou dans les cales du bateau pour cacher les bombes qu’ils fabriquent. Pour couvrir le bruit des machines, les passagers crient, chantent et sifflent.
Sous les drapeaux
A leur arrivée à Hambourg, les passagers sortent en courant du navire, sachant que les bombes risquent d’exploser à tout moment. Méfiants, les Anglais fouillent le bateau et mettent la main sur les engins explosifs. Furieux, ils convoquent immédiatement une conférence de presse pour exhiber les bombes, « prouvant » ainsi à quel point ces juifs sont abjects. Quelques minutes après la fin de la réunion, et alors que tout le monde a quitté les lieux, une déflagration se fait entendre.
Pendant ce temps, les réfugiés ont été placés dans des trains de voyageurs gardés par des soldats britanniques. Ils arrivent dans un camp anglais dans la région de Hambourg. David ne supporte pas l’idée de se retrouver en Allemagne, mais la rumeur de la décision d’accorder un Etat en Israël lui donne, ainsi qu’à tous les autres, la force, la volonté et la détermination de continuer. L’équipage, qui est resté avec les passagers, annonce que le pays naissant a besoin de combattants pour aider à mener la guerre d’Indépendance imminente. David n’a pas le choix : il se déclare plus vieux qu’il ne l’est en réalité et s’engage dans la Haganah, le précurseur de Tsahal. L’Agence juive émet de faux passeports pour leur permettre d’entrer en Terre promise. On donne à David des papiers attestant qu’il vit à Tel-Aviv au 7 rue Guéoula, avec de rapides explications sur la ville et la vie locale afin qu’il ait l’air crédible si on l’interroge.
David Leibowitz arrive enfin en Palestine mandataire le 29 avril 1948, et est immédiatement enrôlé dans la brigade Golani (il y servira jusqu’à la guerre du Liban en 1982 et prendra sa retraite avec le grade de lieutenant-colonel) au sein de laquelle il prend part à la guerre d’Indépendance. Après un mois et demi de combats, un cessez-le-feu est prononcé. Alors que son unité se trouve à Kfar Tavor, David est étonné de recevoir une carte postale pendant l’appel du courrier. « Qui cela peut-il être ? », se demande-t-il. Il est encore plus surpris de lire le message : « Cher soldat hébreu, choisis-toi un nom hébreu. Signé, David Ben Gourion. »
C’est ainsi que David Leibowitz devient David Ariel. En 1958, il épouse la femme de ses rêves, Heftsi, marquant le début d’un nouveau et bien plus heureux voyage. Mais c’est une autre histoire
.
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite