Quand la mer recule

Les cours d’eau du pays paient le lourd prix de la longue pénurie d’or bleu

Lac de Tibériade (photo credit: RONEN ZVULUN / REUTERS)
Lac de Tibériade
(photo credit: RONEN ZVULUN / REUTERS)
Dans chacun des miracles que Dieu a accomplis pour Israël, l’eau était présente », font remarquer les sages, en citant l’ouverture de la mer Rouge, l’eau du Sinaï rendue potable et les punitions de Pharaon par le Nil.
Théologie mise à part, l’eau, ou plutôt le manque d’eau, a toujours occupé une grande place dans le projet sioniste : la réussite en matière d’approvisionnement, de conservation et de production de cet or bleu a suscité fierté, envie, et quelques guerres. Même si aujourd’hui le manque d’eau potable ne représente plus ni une calamité économique ni une obsession stratégique, une autre menace d’ordre environnemental s’est fait jour avec l’évaporation progressive de l’eau disponible dans la nature.
Cette carence n’est pas nouvelle. Autrefois, elle posait un tel problème que, même dans les sols luxuriants où le Jourdain rencontre le lac de Tibériade, les pionniers – tel Levi Eshkol – étaient obligés de transporter l’eau dans des seaux à dos de mulet entre les rives du fleuve et le kibboutz Degania Bet. Cette pratique était considérée comme l’emblème du retard technologique et du climat difficile que les sionistes allaient devoir affronter s’ils voulaient faire de la Terre promise le foyer de millions de personnes.
Modernisation britannique
Le changement technologique a débuté lorsque les Britanniques ont remplacé le système ottoman de puits et d’aqueducs par de puissantes pompes ainsi que des canaux, à l’image de celui qui a multiplié les points d’eau à Jérusalem en reliant la ville aux sources de Rosh HaAyin, à 60 km à l’ouest. Dressant le bilan des méthodes anglaises, certains pionniers rêvaient de les imiter à plus grande échelle, non pas pour alimenter une seule ville perchée sur une colline, mais pour créer des réserves dans les régions arides. Levi Eshkol a réalisé cette aspiration à trois reprises.
En 1938, alors qu’il travaille comme haut responsable de l’Agence juive, il détourne l’eau venue du Kishon, à l’est de Haïfa, vers 16 villages agricoles de la vallée de Jezreel. Dans les années 1950, alors ministre des Finances, il achemine l’eau de Rosh HaAyin jusqu’au nord du Néguev. Enfin, en 1964, devenu chef du gouvernement, ilinaugure un système constitué de pompes, de canalisations, de réservoirs, de tunnels et de conduites qui irriguent, aujourd’hui encore, le nord du Néguev depuis ce même lac de Tibériade, dont l’eau était jadis transportée dans des seaux…
Appelé Aqueduc national d’Israël, le projet est devenu l’emblème de la détermination israélienne à défier la nature, en reliant le sud aride du pays au nord, plus arrosé. Pendant des décennies, cet aqueduc est resté déterminant dans l’alimentation en eau, délivrant en un point la moitié de l’eau potable du pays, tout en utilisant 80 % de sa production pour irriguer les exploitations agricoles.
Recueillir les eaux était devenu à ce point systématique en Israël qu’un second projet a vu le jour pour récolter les eaux de crue le long de la côte, puis un troisième visant à déclencher des pluies artificielles par l’ensemencement des nuages. Cette dernière pratique est venue s’ajouter à un système très élaboré de stations de recyclage et d’usines de traitement primaire de l’eau pour un usage agricole.
Les coûts étaient toutefois exorbitants. Les pompes de l’Aqueduc national sont allées jusqu’à nécessiter un sixième de la production électrique du pays, car il fallait faire remonter l’eau du lac de Tibériade sur un dénivelé de près de 500 mètres, avant de pouvoir la déverser de la Haute-Galilée vers le sud du pays grâce à la force de gravitation.
Un enjeu géostratégique
Ainsi, l’eau a été un motif de fierté ou de crainte, inspirant une culture de frugalité qu’illustre le slogan devenu une expression idiomatique en Israël : « Chaque goutte compte. » Une maxime inventée pour encourager les citoyens à serrer les robinets dès qu’ils voient une goutte s’en échapper. C’est sur cette toile de fond que des ingénieurs israéliens ont inventé le goutte-à-goutte, un système d’irrigation économique, exporté, depuis lors, dans plus de 100 pays.
Cette place particulière qu’occupe l’eau dans la mentalité israélienne a encore pris une nouvelle dimension quand elle est devenue une cause de conflits diplomatiques et de rixes militaires.
Pour les ennemis d’Israël, l’Aqueduc national était hautement condamnable, car il mettait en péril l’existence arabe même, comme l’a soutenu la Ligue arabe en 1964. Aussi plusieurs dirigeants arabes ont-ils cherché à contrecarrer l’ensemble du projet, qui, comme ils le redoutaient à juste titre, allait donner une impulsion décisive à l’économie israélienne naissante.
En 1953, l’artillerie syrienne s’en est donc prise aux systèmes hydrauliques israéliens, visant un site de dérivation des eaux de la vallée de Houla. En réaction à cet incident, le Conseil de sécurité de l’ONU a soutenu Israël, qui a néanmoins choisi de déplacer son système de pompage afin de l’éloigner des tirs syriens.
Consciente qu’elle ne pouvait plus s’y attaquer directement, la Syrie a décidé en 1964 d’assécher le nouvel aqueduc en réduisant le débit des eaux s’écoulant vers le lac de Tibériade. Pour atteindre son but, il lui fallait détourner le Jourdain à sa source, les contreforts du Hermon. Cette initiative a poussé l’armée israélienne à bombarder le site du projet syrien de dérivation et à le raser au moyen de tanks, provoquant des contre-bombardements de Damas. Des escarmouches de ce genre se sont produites par intermittence jusqu’à l’abandon du projet par les Syriens en 1966. Toutefois, ce que l’on a appelé « la guerre de l’eau » a grandement contribué à étendre la guerre des Six Jours, déclenchée l’année suivante, jusqu’aux hauteurs du Golan. Ainsi le problème de l’eau a-t-il été constamment présent en toile de fond, tant lorsqu’Israël faisait la guerre que quand il faisait la paix…
L’eau se trouve ainsi au cœur de l’accord de paix avec la Jordanie, dans le cadre duquel Israël s’est engagé à livrer chaque année à son voisin hachémite 50 millions de m3 d’eau en provenance du lac de Tibériade, et à construire des bassins réservoirs le long du Jourdain. Dans le même esprit, l’eau a été au centre de la vision de Shimon Peres, alors ministre des Affaires étrangères. Celui-ci avait imaginé la création d’une Autorité de l’eau au Moyen-Orient, qui mettrait en commun toutes les réserves hydriques de la région pour les redistribuer entre les Etats, sans se soucier des frontières.
On aurait ainsi, par exemple, acheminé l’eau de mer de la Turquie vers un port spécial de Gaza et, de là, à travers le Néguev jusqu’à la Jordanie et l’Arabie saoudite, via un pipeline, comme le suggérait Peres dans son célèbre manifeste de 1993, Le Temps de la paix.
Hélas, le reste de la région a rejeté ce mode de pensée collectiviste, préférant demeurer empêtré dans de multiples conflits liés à l’eau : celui entre la Turquie et ses voisins en aval, la Syrie et l’Irak, au sujet du barrage sur le Tigre et l’Euphrate, ou le conflit entre Addis Abeba et Le Caire à propos du barrage sur le Haut Nil que construit l’Ethiopie.
La révolution du dessalement
La bonne nouvelle, c’est qu’Israël, autrefois le pays le plus défavorisé du monde en matière d’hydrologie, n’a désormais plus à se préoccuper de ce type de rivalités. La percée dans ce domaine a été réalisée en 2005, avec l’inauguration d’une seconde usine ultramoderne de dessalement (il y en avait déjà une à Eilat) à Ashkelon. A l’époque, c’était l’installation la plus moderne du monde et sa production annuelle la première année – 119 millions de m3 ­ – était également la plus élevée.
Dix ans plus tard, l’usine d’Ashkelon a été rejointe par quatre autres : Hadéra, la plus au nord, Rishon Le Tsion, Ashdod et Palmahim, entre Ashdod et Ashkelon. La production à Hadéra et à Rishon est désormais encore plus importante qu’à Ashkelon.
L’eau ne présente donc plus une menace pour la survie d’Israël. Les ressources illimitées de la Méditerranée fournissent aujourd’hui la moitié de l’eau potable de l’Etat hébreu, et ce malgré le fait que depuis 1990 – date à laquelle le lac de Tibériade était la source majeure de l’eau potable israélienne – la population du pays a augmenté de 80 %, passant de 4,8 à 8,7 millions.
Alors que le lac de Tibériade continue d’alimenter le système d’irrigation de la plupart des exploitations agricoles du pays, l’agriculture est loin d’occuper la même place qu’autrefois dans l’économie du pays : représentant un cinquième du PIB dans les années 1950, elle est passée à moins d’un dixième aujourd’hui ; et tandis que ce secteur employait près d’un cinquième de la population active au moment de l’inauguration de l’Aqueduc, ce chiffre est passé à moins de 2 %.
Depuis que la Méditerranée est venue remplacer le lac de Tibériade comme principale source d’alimentation en eau potable du pays, les usines côtières de dessalement ont été reliées à des canalisations et à des tunnels qui transportent l’eau vers l’intérieur des terres, le but ultime étant d’acheminer l’eau de mer jusqu’à la noble Jérusalem…
La perte de son statut de denrée rare a également conduit à la marginalisation du rôle de l’eau dans le conflit israélo-palestinien. Les disputes de toujours sur la cartographie, la possession et l’utilisation des aquifères qui alimentent la Judée-Samarie et la bande de Gaza s’apaisent à mesure que l’on prend conscience qu’à terme, l’eau de mer constituera la source d’eau potable de tous. Gaza possède déjà son usine de dessalement à Khan Younès et d’autres devraient suivre.
Grâce au développement des méthodes de dessalement et à la part de plus en plus réduite de l’agriculture dans le PNB, l’économie n’a presque pas souffert de la sécheresse de ces dernières années. Malheureusement, cela ne change rien au fait qu’une catastrophe écologique menace aujourd’hui les deux mers intérieures et le fleuve le plus long d’Israël.
Le problème de l’assèchement
Lorsqu’on se promène sur les rives du lac de Tibériade, le recul de l’eau est flagrant.
En s’approchant de la rive, on remarque une sorte d’îlot de plusieurs dizaines de mètres carrés qui a émergé à l’extrémité sud du lac, non loin des kibboutzim Degania Bet et Alef, une proximité qui en a d’ailleurs poussé certains à appeler ce bout de terre « Degania Guimel ». La sécheresse des quatre dernières années a accentué le problème. En
août 2017, le niveau des affluents qui alimentent le lac était au plus bas depuis un siècle. Les pluies de cet automne laissent toutefois espérer que l’eau recouvrira bientôt au moins une partie de l’îlot.
Quoi qu’il en soit, la sécheresse est devenue un facteur récurrent. L’épuisement du lac de Tibériade est le résultat de cette obsession historique de l’eau qui a longtemps caractérisé le pays.
Et ses conséquences se font sentir bien au-delà de ses rives. Au sud, juste après le site de Yardenit où les pèlerins chrétiens viennent se faire baptiser, le Jourdain a perdu son alimentation naturelle en raison du barrage proche de Degania, destiné à alimenter l’Aqueduc en eau. Aujourd’hui, ce barrage n’est plus utilisé que si d’importants torrents se forment à la suite de crues du fleuve, une situation qui ne s’est présentée qu’une seule fois au cours des 25 dernières années. Résultat, sur la majeure partie de son parcours, le Jourdain se résume à un mince filet d’eau, voire encore moins
à certains endroits.
Mais la situation est encore pire concernant la deuxième mer intérieure d’Israël, qui s’étend à l’autre extrémité du Jourdain : la mer Morte. Chaque année, celle-ci se retire d’un mètre en moyenne. Son niveau est désormais plus bas de 40 mètres qu’il y a 90 ans. Des pontons depuis longtemps abandonnés se dressent à bonne distance de la rive, tandis que des dolines sillonnent la nouvelle surface de la mer, là où de récents dépôts de sel ne cessent de s’effondrer faute d’eau.
En conséquence, le même Etat d’Israël qui se montrait si efficace à pomper l’eau, à la détourner et à créer des réservoirs, se voit aujourd’hui contraint de faire l’inverse, c’est-à-dire de trouver des moyens de renflouer ses cours d’eau et ses mers intérieures. Certaines actions ont déjà été entreprises dans ce sens.
Grâce au projet israélo-jordano-palestinien qui reliera la mer Morte à la mer Rouge par un système – estimé à 1 milliard de dollars – de conduites et de canaux générateurs d’électricité, le niveau de la mer Morte devrait commencer à remonter au cours de la prochaine décennie. Quant au lac de Tibériade, son écoulement vers le Jourdain a cessé d’être entravé en 2013 pour la première fois depuis 1964, dans le cadre d’un projet destiné à restaurer le lit du fleuve. En outre, le pompage a été pratiquement arrêté, non par souci écologique, mais en raison de la sécheresse qui a fait baisser le niveau du lac jusqu’à ce que les Israéliens appellent « la ligne rouge ». Cela signifie qu’une fois que les pluies seront de retour et que le petit îlot nommé Degania Guimel sera de nouveau immergé, le pompage reprendra, mais de façon plus mesurée.
A l’avenir, la même eau de mer qui alimente déjà les foyers israéliens devrait aussi irriguer les exploitations agricoles du pays. Lorsque le lac de Tibériade aura cessé de jouer les rôles de gagne-pain, de casus belli et de robinet, on pourra faire figurer l’étrange normalité du lac bleu azur parmi les miracles aquatiques du Divin.
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