Retour en Espagne

Deux ans après son entrée en vigueur, quel est impact de la loi permettant aux juifs séfarades d’obtenir la nationalité espagnole ?

Synagogue El Tránsito de Tolède (photo credit: WIKIPEDIA)
Synagogue El Tránsito de Tolède
(photo credit: WIKIPEDIA)
On estime à quelques centaines de milliers les juifs qui vivaient en Espagne, avant que le roi Ferdinand et la reine Isabelle ne les contraignent à se convertir ou à quitter le pays au cours de l’Inquisition en 1492. Leurs descendants sont aujourd’hui plusieurs millions à travers le monde. En février 2014, la presse internationale s’est fait l’écho d’un amendement au code civil sur le point d’être adopté par l’Espagne, visant à « réparer » les fautes passées du royaume : celui-ci devait permettre à tout juif séfarade qui en ferait la demande de devenir espagnol, sans résidence obligatoire requise et sans qu’il n’ait à renoncer à aucune autre nationalité. Il a cependant fallu attendre juin 2015 pour que la loi soit adoptée, et encore quelques mois pour qu’elle entre en vigueur. Toutefois, l’émotion a vite laissé place à la déception, car ce qui était présenté au départ comme une procédure via Internet, simple et peu coûteuse, s’est en réalité révélé être un véritable parcours du combattant.
Maya Weiss-Tamir, avocate israélienne, compte parmi ses clients des candidats à la nationalité espagnole. Elle les accompagne dans leurs démarches, les aidant notamment à communiquer avec le notaire qui leur a été assigné en Espagne. Concernant la procédure, elle se veut rassurante, et affirme que malgré les difficultés apparentes, le processus arrive généralement à terme. Quant à son coût, entre 3 500 et 4 500 euros, il varie en fonction des besoins de chacun. « Un rapport généalogique occasionne des dépenses, tandis qu’une ancienne ketouba familiale ne coûte rien », indique-t-elle. « Seulement à ces dépenses, s’ajoutent les coûts du voyage, du logement, du notaire, et des cours d’espagnol le cas échéant. »
Pas de ruée espagnole
Au Sénat espagnol, le sénateur Jon Inarritu, membre du parti basque EH Bildu, s’est récemment enquis de savoir si la loi en question avait rempli ses objectifs. « Avant qu’elle ne soit approuvée », a-t-il dit, « il semblait que des centaines de milliers de candidats à la nationalité espagnole allaient se manifester. Mais les démarches se sont finalement avérées compliquées, comme une course d’obstacles. » La traductrice assermentée Myriam Nahon (la seule en Israël dont les traductions de l’hébreu à l’espagnol sont reconnues par le ministère espagnol des Affaires étrangères), constate que les estimations concernant le nombre d’aspirants à la nationalité étaient « déconnectées de la réalité ». Le gouvernement craignait d’ailleurs tellement d’être débordé qu’il a décidé que la mise en application de la loi ne se ferait pas par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères, mais via une plateforme Internet sous la juridiction du ministère de la Justice. Cependant ses prévisions étaient fausses. « Au début, il a été question de millions de personnes, puis de centaines de milliers, puis de dizaines de milliers. Finalement, en juillet dernier, on a dénombré au total à peine 7 000 candidats à la nationalité espagnole. Dès le début, la presse israélienne a été assez négative concernant cette loi, et je pense qu’elle a influencé un grand nombre de personnes qui ont finalement renoncé à entamer des démarches », ajoute la traductrice.
Carmen Alvarez, directrice de l’Institut culturel espagnol Cervantes de Tel-Aviv confirme : « Tout le monde s’attendait à ce qu’il y ait beaucoup de candidats. Quant à moi, j’avais de sérieux doutes à cause de la complexité de la loi. » « Les raisons de ce décalage entre chiffres escomptés et réels ? Il est clair que les choses n’ont pas été gérées comme elles auraient dû l’être », affirme pour sa part Santiago Trancon, cofondateur de Espana-dCIDE, nouveau parti politique espagnol. « La procédure requise est confuse, et les conditions d’admission difficiles », fait-il remarquer. Pour Salomon Bouzaglo, directeur de l’Institut d’études sur les juifs séfarades et les marranes au Collège académique de Natanya, « l’esprit de la loi ne se reflète pas dans la réalité. Celle-ci prétendait vouloir rendre justice aux juifs séfarades, mais au final c’est un échec, compte tenu du nombre de personnes qui renoncent à en bénéficier. Les conditions requises, notamment celle qui impose d’apprendre l’espagnol, ne sont pas simples », dit-il.
Démarches rédhibitoires
Myriam Nahon, ancienne membre de la communauté juive de Madrid, a créé une page en hébreu sur son site Internet, dans le but d’expliquer le processus et les démarches d’obtention de la nationalité espagnole pour les juifs séfarades. Les documents requis par le ministère de la Justice espagnol se divisent en quatre catégories : le candidat doit apporter des preuves de son origine séfarade, il doit démontrer sa connaissance de l’Espagne et de la culture espagnole, prouver qu’il a un lien avec l’Espagne actuelle, et enfin, fournir des documents d’identification tels que passeports et certificats de naissance. La traductrice conseille aux candidats de commencer par s’inscrire aux examens de langue et de culture espagnoles, qui peuvent se préparer à l’Institut Cervantès de Tel-Aviv, puis de s’atteler à rassembler les différentes preuves demandées.
Pour celle relative à l’origine séfarade, un certificat provenant de la Fédération des communautés juives espagnoles peut constituer, s’il est combiné par exemple à une connaissance du ladino, un élément de preuve, tout comme une ketouba familiale écrite selon la tradition de Castille et León. Les personnes parlant ladino (mélange d’espagnol et d’hébreu) doivent apporter un certificat émis par une institution reconnue, tandis que ceux dont les parents ou les grands-parents maîtrisent cette langue, même si eux-mêmes ne le parlent pas, peuvent envoyer un membre de leur famille passer le test à leur place. Un autre élément de preuve concernant l’origine séfarade est le « rapport d’expert ». Il peut être obtenu à l’Institut pour les marranes situé à Natanya, délivré par les professeurs Dov Cohen (qui s’est occupé de plusieurs familles turques par le passé), et Eliezer Papo de l’université Ben-Gourion, ancien Grand Rabbin de Sarajevo. Une lettre de recommandation, écrite soit par l’ancien Grand Rabbin de Madrid Benito Garzon, soit par l’Organisation des communautés juives d’Afrique du Nord, ou encore par le Conseil des communautés séfarades et orientales de Jérusalem peut aussi être une option, à condition qu’elle soit certifiée par la Fédération. Le Pr Abraham Haim, président du Conseil, exige des candidats l’apport de documents, ainsi que la soumission à un entretien. « La lettre que nous rédigeons précise que le candidat est d’origine espagnole, et que ses ancêtres ont vécu en Espagne. » Son coût est de 1 000 shekels par adulte.
Après avoir réuni les documents requis, les candidats doivent s’inscrire sur la plateforme Internet afin qu’un notaire espagnol leur soit affecté. Si le dossier présenté est complet, celui-ci fixe un rendez-vous en Espagne, où ils devront apporter les documents originaux ainsi que leurs traductions certifiées. Après l’entrevue, le notaire rédige un protocole présenté au ministère de la Justice pour approbation. L’étape finale consiste à prêter serment d’allégeance à l’Espagne en présence d’un consul, et à remplir un formulaire pour être inclus au registre civil espagnol.
Travail de fourmi
David Cohen (nom d’emprunt), attend d’un moment à l’autre qu’on l’appelle pourse présenter à l’ambassade espagnole locale, afin de prêter serment et devenir citoyen espagnol. Pour lui, qui préfère ne pas révéler son identité jusqu’à ce que son statut soit officiel, les démarches ont commencé en décembre 2015. « Un long et difficile processus », dit-il, « afin de réunir les documents nécessaires et de déménager en Espagne pour apprendre la langue. » Pour cela, il a suivi un cours de dix semaines à Madrid, qu’il a complété par l’écoute de podcasts espagnols, la lecture d’un livre électronique d’apprentissage, la participation à des échanges linguistiques, et l’utilisation de différentes applications pour smartphone. Ses grands-parents maternels sont nés en Afrique du Nord, mais il ne possède que les actes de naissance de ses parents. « Le certificat de naissance de mon grand-père a été rejeté par la Fédération, au prétexte que lorsqu’il a immigré en Israël, il a changé de nom de famille, et que ses patronymes actuel et d’origine sont différents ». Finalement, il est tout de même parvenu à regrouper suffisamment de documents prouvant la connexion entre son grand-père et ses autres enfants, et démontrant ainsi sa filiation avec son aïeul.
Il lui a ensuite fallu prouver qu’il était bien d’origine séfarade. « Mes avocats en Espagne ont contacté l’Institut pour les études sur les Séfarades et les marranes du Collège académique de Natanya, pour solliciter un « rapport d’expert ». Je n’aurais pas pu aller au bout du processus sans leur aide », affirme-t-il. Par la suite, le généalogiste Abraham Garcia a produit un long rapport sur la généalogie de la famille de David à l’aide de documents historiques sur les noms de famille, et a pu établir une connexion avec les juifs d’une certaine localité en Espagne. Le généalogiste explique de quelle façon il procède. « Nous apportons les preuves du lien entre le candidat et une communauté juive espagnole précise. Si une personne est originaire d’Istanbul par exemple, nous prouvons que son nom de famille est d’origine séfarade et était utilisé par les juifs d’Espagne avant leur expulsion ».
Une enquête approfondie, donc, qui implique l’analyse des registres des naissances, mariages et décès, la recherche d’éventuelles ventes de propriétés, de documents relatifs à la période de l’Inquisition, ainsi qu’une étude historique de la zone concernée. « Chaque rapport inclut un arbre généalogique remontant jusqu’aux arrière-grands-parents, et établissant des connexions avec le bassin méditerranéen », poursuit-il. « Dans certains cas, comme lorsqu’une famille est originaire d’Irak, nous devons fournir des preuves à la fois scientifiques et historiques qu’une communauté séfarade a bien été établie à cet endroit à l’époque médiévale, suite à l’expulsion des juifs », ajoute-t-il. « Les rapports concernant les candidats originaires de Lettonie et de Pologne comportent beaucoup plus de difficultés, mais si l’histoire est vraie, il y a toujours un moyen de la prouver ».
Les cas d’anoussim (ou marranes, ces juifs convertis de force au christianisme) sont eux aussi complexes. Le travail consiste à suivre une branche de l’arbre généalogique jusqu’à remonter à un membre de la famille ayant été victime de persécutions à cause de ses origines juives. Il faut parfois remonter jusqu’à quinze générations du côté maternel ou paternel. Actuellement, Abraham Garcia travaille sur le dossier d’une personne originaire d’Izmir en Turquie, descendante de ceux qui se sont convertis avec Shabtai Zvi, mais qui a toutefois la chance de posséder la ketouba d’une aïeule au cinquième degré du côté maternel. Le généalogiste confirme cependant que les requêtes relatives à la nationalité espagnole restent assez rares. « Sur les 150 demandes d’informations que nous avons reçues jusqu’à présent, seulement 20 personnes nous ont finalement commandé des rapports, dont quatre descendants de marranes. C’est très peu comparé aux chiffres escomptés. »
Faciliter les démarches
Gabriel Elorriaga, qui a représenté le Partido Popular lors de la proposition de la loi sur la nationalité en décembre 2015, et qui est l’ancien président du groupe parlementaire Amitié Espagne-Israël, affirme que cette loi reflète le regain d’intérêt existant aujourd’hui pour l’histoire et la culture séfarades. Selon lui, la mesure s’adresse particulièrement à ceux qui ont su préserver les chansons, la gastronomie, et qui ont conservé un amour certain pour l’Espagne médiévale ». « Nous pensons qu’une partie de notre histoire a disparu », affirme Elorriaga. « Personne ici n’a par exemple étudié les philosophes ou les médecins juifs, qui ont pourtant tellement contribué à notre pays. L’influence culturelle séfarade profonde n’a jamais cessé d’exister. » Se référant à la « Red de juderrias », parcours touristique proposant de marcher sur les traces des différentes communautés juives, et qui regroupe certaines municipalités depuis une vingtaine d’années, il affirme que celui-ci permet de créer une certaine proximité avec les Espagnols, qui prennent conscience que le pays ne faisait qu’un avec la communauté séfarade, avant de la rejeter.
D’après Gabriel Elorriaga, les conditions d’application de la loi sur la nationalité sont trop rigoureuses, en particulier à cause du fort courant d’immigration en provenance d’Afrique du Nord, qui a obligé l’Espagne à imposer des examens de langue et de citoyenneté à tous les nouveaux arrivants. La traductrice Myriam Nahon se dit particulièrement étonnée par la condition qui requiert de prouver un lien avec l’Espagne actuelle. D’après elle, lorsque des personnes parlent ladino et ont de ce fait maintenu un lien avec l’Espagne médiévale, ce devrait être largement suffisant, et l’on ne devrait pas non plus exiger d’eux qu’ils parlent espagnol. De fait, une légère modification a été apportée récemment concernant les locuteurs du ladino : désormais, leur simple langage constitue une preuve en soi de leur origine séfarade, et les personnes âgées de plus de 70 ans ne sont plus soumises à l’examen d’espagnol (tout comme les candidats de moins de 18 ans).
Au centre Cervantès de Tel-Aviv, ce sont 15 à 20 personnes par semaine qui passent l’examen de langue et de culture. Myriam nahon raconte qu’elle a été témoin d’histoires très touchantes, comme celle de cette femme de plus de 80 ans originaire de Smyrne, qui lui a dit aspirer à la nationalité espagnole en mémoire de ses parents qui n’avaient eu de cesse de lui parler de leur pays d’origine.
Ou encore celle d’une autre femme qui avait perdu toute sa famille à Salonique, sauf ses parents qui ont été sauvés par le consul espagnol à Athènes, et qui souhaitait devenir espagnole car elle était la dernière de sa famille à n’être pas encore retournée en Espagne.
Le sénateur Jon Inarritu ironise : « Si le but du gouvernement espagnol était de limiter l’accès à la nationalité à un nombre réduit de personnes, alors on peut dire que ses objectifs ont été atteints ». Il a ainsi a appelé à une modification de la loi en simplifiant les formalités et en supprimant le délai fixé pour les demandes de nationalité. Il a également prié le gouvernement de prendre en compte les divers problèmes rencontrés par les candidats, et d’examiner ce qui peut être amélioré. Ce à quoi Carmen Sanchez-Cortes, la ministre de la Justice espagnole, a répondu que le gouvernement était tout à fait ouvert à l’idée d’envisager des changements et des améliorations.
Alors que la loi fixe la date limite d’octobre 2018 pour présenter un dossier, la ministre de la Justice, a indiqué que ce délai « pourrait largement être reporté si le conseil des ministres le décidait ». La Fédération des communautés juives souhaiterait que ce délai soit prolongé d’un an, jusqu’en octobre 2019. D’après Gabriel Elorriaga, il est aussi important, en cette période de regain d’antisémitisme en Europe, que la loi sur la nationalité puisse être réactivée à tout moment pour des raisons humanitaires, rappelant qu’au cours de l’histoire, plusieurs diplomates espagnols se sont illustrés en délivrant des papiers à des juifs en danger. Pour l’écrivain Trancon, « il est nécessaire de voir plus loin que cette loi, et d’instaurer un dialogue autour d’un problème plus vaste, à savoir la relation qu’entretiennent les Espagnols avec leur passé juif ». « L’éducation doit être le vecteur de cette connaissance du passé et de l’énorme influence que la culture et les traditions juives ont eue sur le pays. Il est impossible d’appréhender le passé et de comprendre le présent sans prise de conscience de cette influence décisive. »
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite