Dans le bus, tu te sépareras ?

Hommes et femmes s’assoient séparément dans les lignes de bus réservées aux ultraorthodoxes. Une tendance qui ne plaît pas à tout le monde.

P8 JFR 370 (photo credit: Reuters)
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(photo credit: Reuters)

La question fait débat depuis plusieurs années. En dépitd’un arrêt de la Cour suprême, rendu en janvier 2011, une minoritéreligieuse ultraorthodoxe continue d’imposer aux femmes de s’asseoir àl’arrière des bus. Dans un Etat qui se veut autant juif que démocratique, lesujet déchaîne les passions. Le Jerusalem Post a souhaité donner la parole auxuns et aux autres.

Du Talmud aux lignes Mehadrin

La loi juive pose des interdits très clairs en matière desexualité. Sont prohibés les relations sexuelles extraconjugales, mais aussitout comportement qui pourrait y conduire. Maïmonide (1138-1204)enseigne : « L’homme devrait en toutes circonstances suivre lesrègles de la Sainteté la plus élevée et purifier ses sentiments et sesréflexions, afin d’éviter toute pensée douteuse ; il doit éviter touteintimité avec une femme, qui pourrait induire des idées impures » (Traitéde la Sainteté, Lois concernant les rapports sexuels interdits, XXII,alinéa 20).

C’est donc pourquoi de nombreuses femmes religieusesévitent tout contact physique avec les hommes, même pour une simple et franchepoignée de main. S’asseoir à côté d’un homme dans un bus public constitue, dansle même esprit, une action impudique.

Respectant les préceptes du Talmud, des lignes detransports ont été spécialement créées dès les années 1990. Les bus Mehadrindesservent les quartiers ultraorthodoxes. La séparation entre passagers y estde rigueur, ainsi que d’autres règles religieuses strictes, commel’interdiction de stations de radio qualifiées de « profanes ». Lesfemmes s’installent à l’arrière du bus et doivent si possible y accéder par laporte arrière, tandis que les hommes sont assis dans la partie avant duvéhicule.

Début 2010, 56 lignes Mehadrin parcourent 28 villes enIsraël, exploitées par les sociétés de transport en commun Egged et Dan, oud’autres compagnies privées. Cette pratique ne touche cependant qu’une frangemarginale de la population. La question n’effleure pas l’esprit des religieuxdits « traditionalistes ». Ce qui n’empêche pas ces derniers, dumoins certains, de fondamentalement respecter le droit orthodoxe à cetteségrégation mobile.

Pour Shmouel Benichou, religieux traditionaliste qui n’aaucun problème à s’asseoir à côté d’une femme, il n’y a ainsi pas dedoute : « Ces bus ne traversent que les quartiers religieux, et lebut de la séparation est d’éviter que les hommes ne voient les femmes, toutcomme dans les synagogues. C’est très gênant pour eux d’être assis à côté defemmes. Les harédim ont besoin de ces lignes, la séparation est ancrée dansleur loi ». Un avis qui ne fait pas l’unanimité. En 2006, les bus Mehadrinattirent l’attention des médias et suscitent de vives critiques. Des touristesjuifs occidentaux, étrangers à ces pratiques, y voient une insulte à l’égard dela gente féminine.

Droit des femmes

Car c’est bien le respect envers les femmes qui sur lasellette. Ce qui était un dispositif communautaire tend à s’étendre aux transportsgrand public et les incidents se multiplient. De nombreuses femmes se voientenjointes de s’asseoir à l’arrière, parfois sur un ton fort peu aimable. Lescandale enfle et la référence à Rosa Parks est lâchée. Cette icône noireaméricaine du mouvement des droits civiques est devenue célèbre un jour de1955, à Montgomery, après avoir refusé d’obéir au conducteur de bus qui luidemande de céder sa place à un Blanc, et d’aller s’asseoir au fond, dansl’espace réservé aux Noirs. En Israël, beaucoup dressent un parallèle. Laségrégation n’est plus raciale, disent-ils, mais sexuelle.

Pour René Samuel Sirat, ancien Grand Rabbin de France de1981 à 1988, il s’agit surtout de prendre en considération le respect del’individu, ici des femmes, dicté par la Halakha. « Les Rabbins onttoujours insisté sur l’obligation pour l’individu de s’éloigner de toutetentation d’ordre sexuel.

Mais cela ne signifie aucunement qu’il faille réserverles bancs arrière d’un autobus aux femmes, car ce serait les humilier. Au contraire,l’homme, s’il veut respecter la règle édictée par Maïmonide, doit préférerrester debout plutôt que d’humilier une femme en exigeant d’elle qu’elle prenneplace au fond de l’autobus », fait valoir le rav. Avant de citer leTalmud : « Rava Amora (babylonien du IIIe siècle)enseignait : […] Celui qui fait rougir son prochain en public n’a pas ledroit au monde futur […] et Rabbi Yohanan enseignait au nom de Rabbi Shimon BarYohai : Il vaut mieux se laisser conduire au bûcher que de faire rougirson prochain en public […] » (Talmud de Babylone, Traité Baba Metsia,59a).

Comme souvent Israël, où la justice a dû à maintesreprises statuer sur les rapports entre Etat et religion, la Cour suprême estsaisie. Un arrêté est rendu le 6 janvier 2011. Les termes du magistratEliakim Rubinstein sont sans équivoque : « Une société de transportsen commun (ou toute autre personne) ne peut pas dire, demander ou ordonner auxfemmes où s’asseoir dans un bus simplement parce qu’elles sont des femmes, niquels vêtements elles doivent porter, et celles-ci ont le droit de s’asseoir oùils le souhaitent ».

La Cour suprême n’interdit pas la séparationhommes-femmes dans les bus publics, mais prévoit qu’elle ne devra en aucun casêtre imposée ou ordonnée. La formule laisse libre tout religieux de s’asseoirséparément, mais uniquement sur une base volontaire et non forcée. C’est doncle libre arbitre qui l’emporte sur la Halakha.

Mais la réalité du terrain est plus complexe. Le17 décembre 2011, soit un an après l’arrêté de l’instance suprême, TanyaRosenblit, une Israélienne laïque, refuse de se déplacer à l’arrière du busEgged 451, sur la ligne Ashdod-Jérusalem. Un harédi la traite de« shikse », un terme yiddish particulièrement péjoratif désignant unefemme non juive. Le policier appelé sur les lieux ne se donne pas la peine derappeler la loi et demande plutôt à Rosenblit de se déplacer vers l’arrière.

L’incident fait la « une » de la presseisraélienne et internationale. Le Premier ministre Binyamin Netanyahou condamnefermement le litige : « J’ai entendu parler d’un incident au coursduquel une femme a été forcée à se déplacer dans un bus. Je m’y opposecatégoriquement. Nous devons préserver l’espace public comme étant ouvert etsûr pour tous les citoyens d’Israël ». A terme, la couverture médiatiquene change pourtant pas grand-chose. Selon un porte-parole d’Egged, ce genre descène a même tendance à se propager. A base de coups, d’insultes, et decrachats.

Un débat plus large

La question fait en réalité partie du débat bien pluslarge qui oppose la minorité religieuse ultraorthodoxe israélienne au reste dupays. Les modes de vie parfois très différents finissent par se heurter, face àla poussée démographique harédite. Un fossé auquel le gouvernement s’estattaqué ces derniers mois, en abolissant par exemple les exemptions de servicemilitaire pour les étudiants de yeshiva, ou en cherchant à intégrer davantagede harédim sur le marché du travail.

En attendant, la séparation hommes-femmes continued’échauffer les esprits. D’autant que les soldats religieux enrôlés dans Tsahalrefusent de plus en plus ouvertement d’assister à des cérémonies officiellesmettant en valeur leurs sœurs d’armes.

En septembre dernier, une femme est de nouveau attaquéepar des religieux dans un bus pour avoir refusé de se déplacer à l’arrière. Laministre de la Justice Tzipi Livni se montre intraitable : « Lesfemmes en Israël ne s’assoiront pas à l’arrière du bus. Les femmes en Israëlparticiperont à des cérémonies d’Etat et leurs voix seront entendues dans lesstations de radios et à l’armée », martèle-t-elle.

Pour Ronit Heyd, directrice de Shatil, un mouvement pourl’égalité civile, « Israël peut être à la fois un Etat juif, démocratiqueet libéral. Quand la loi religieuse prend le pas sur la démocratie, nous sommesen danger. »

Reste que l’arrêté de janvier 2011 ne semble pasavoir autorité dans la communauté ultraorthodoxe, qui préfère respecter leslois juives à la lettre. Supprimer la séparation dans les transports est vécupar ses membres comme une profonde ingérence dans leur identité religieuse.Cette stricte observance se retrouve également du côté des femmes, dontcertaines n’hésitent pas à demander aux hommes de se déplacer.Conséquence : les incidents avec les voyageurs laïcs ou moins puristessubsistent. Des incidents sous forme de points d’interrogation face à unecoexistence juive et démocratique régulièrement malmenée…

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