Pénible réveil pour l’Europe

Si Bruxelles a pris le parti d’Israël, c’est pour des raisons qui tiennent davantage à sa politique interne qu’aux intérêts de l’Etat juif.

Manifestant à Paris (photo credit: REUTERS)
Manifestant à Paris
(photo credit: REUTERS)
En juin 1980, des milliers de policiers arpentaient les ruelles et les canaux de Venise. C’était le moins que l’on pouvait attendre pour encadrer la réunion d’un puissant conclave conscient de ses responsabilités.
Les dirigeants de ce qui s’appelait alors le Marché commun n’ont pas tardé à justifier toute cette agitation : leur appel à reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à laisser l’OLP participer aux négociations de paix allait entrer dans l’Histoire.
Trente-quatre ans plus tard, la situation a tellement changé que le successeur de ce groupement, l’Union européenne, a quasiment adopté le parti d’Israël dans le conflit contre le Hamas. A travers la déclaration faite cette semaine par les 28 ministres des Affaires étrangères de l’UE, se profile une inquiétude croissante pour la cohésion politique de l’Europe, sa vision diplomatique et sa foi sociale.
La déclaration de Venise avait marqué un tournant : c’était la première intervention du Marché commun dans un théâtre non européen d’une part, et l’organisation prenait ouvertement parti pour le camp palestinien d’autre part, à tel point que le Premier ministre israélien de l’époque, Menahem Begin, accusait l’Europe de récompenser le terrorisme et lui rappelait que son sol était « imbibé de sang juif ».
Menée par la France, la fameuse déclaration initiait une ère de ressentiment ; les Israéliens trouvaient l’attitude de Bruxelles vis-à-vis du conflit moyen-oriental injuste, naïve et condescendante.
L’impression était que la France jalousait les Etats-Unis pour leur rôle dans la conclusion des accords de Camp David et voulait remporter un succès comparable. En outre, et au-delà de cette quête et de cette frustration, se profilait l’héritage de Charles de Gaulle, qui préconisait en son temps un important rapprochement franco-arabe aux dépens d’Israël.
Depuis, l’Europe n’a pas manqué une occasion de prêcher les mérites d’un Etat palestinien et la viabilité d’un accord avec l’OLP. Les historiens affirmeront sans doute que les Accords d’Oslo ont été la réponse européenne à la paix avec l’Egypte obtenue grâce aux bons offices américains.
L’ombre des deux antéchrists
La déclaration de cette semaine n’annonce en rien un renoncement à la formule à deux Etats chère à l’Europe, qui en fait la promotion depuis deux générations. Comme on pouvait s’y attendre, l’Europe condamne la mort de civils à Gaza et presse Tsahal de combattre de façon « proportionnée », tout en se gardant d’expliquer de quelle manière il conviendrait de procéder pour cela.
Et pourtant, l’Europe a bel et bien blâmé le Hamas en des termes d’une dureté sans précédent. En déclarant qu’elle condamnait fermement « les tirs aveugles de missiles sur la population civile israélienne par le Hamas et par les groupes terroristes présents dans la bande de Gaza, qui portent directement atteinte aux civils », en qualifiant ces attaques de « criminelles et injustifiables », en reprenant enfin à son compte les accusations énoncées par Israël contre le Hamas, qui appelle sa population à « servir de boucliers humains », et en réclamant le « désarmement de tous les groupes terroristes de Gaza », l’Europe a adopté un nouveau discours pour des raisons qui concernent moins le Moyen-Orient qu’elle-même.
La volonté d’unifier l’Europe, qui remonte à Napoléon, s’est transformée au fils des décennies.
Pendant les années 1950, six nations autrefois ennemies ont décidé d’associer leurs économies ; par la suite, cette initiative s’est transformée en un exercice massif d’intégration des nations de tout un continent. Le dieu de ce projet s’appelait le multiculturalisme, ses antéchrists devenaient le nationalisme et le cléricalisme.
Entre la fin de la guerre froide et le lancement de la monnaie unique, l’Europe a entamé un processus de reconfiguration de l’Histoire qui paraît impossible à stopper. Toutefois, à l’aube du nouveau millénaire, les deux antéchrists sont venus pointer le bout de leur nez et, à l’heure actuelle, ils jettent leur ombre sur l’Europe tout entière : le fléau nationaliste rôde dans l’arrière-cour de la Russie et la menace islamiste gronde dans son bas-ventre méditerranéen.
La diplomatie européenne est en crise
La semaine dernière, le conseil des ministres européen a eu deux affaires embarrassantes à traiter simultanément : le Hamas et le crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines à Donetzk. Pour ce dernier, il a demandé que les coupables soient traduits en justice et appelé la Russie « à exercer activement son influence sur les groupes armés illégaux », afin que soit menée une enquête en bonne et due forme. Une déclaration courageuse, mais qui masquait de profondes divisions au sein de l’Europe.
Conduites par l’Allemagne et la France, les puissances fondatrices de l’UE répugnent à s’opposer à la Russie. Au contraire, le Premier ministre britannique David Cameron, soutenu par d’anciens membres communistes de l’UE pour qui la Russie représente un traumatisme, soutient que l’attentat a été le résultat direct de la déstabilisation d’un Etat souverain par la Russie, qui a violé l’intégrité territoriale de ce dernier et soutenu, entraîné et armé des milices adeptes de la violence. « Nous nous comportons parfois comme si nous avions davantage besoin de la Russie que la Russie n’a besoin de nous », a regretté Cameron.
Derrière cette rhétorique, on ne peut oublier l’éventualité de voir la Grande-Bretagne quitter l’UE dans 3 ans, suite au référendum qui y sera organisé si Cameron est réélu Premier ministre. Ce départ possible est encore loin, mais il n’en demeure pas moins que la diplomatie européenne est en crise : les nouveaux venus dans l’Union n’hésitent pas à défier les fondateurs et les divergences d’intérêts entre les nombreux Etats membres empêchent tout alignement. Cameron, par exemple, peut tenir bravement tête à la Russie dans la mesure où, contrairement à Angela Merkel, son économie ne dépend pas du gaz russe.
Agitation extrême
Tout cela concerne Gaza, dans la mesure où ces tensions soulignent l’effondrement de l’ambition diplomatique – introduite à Venise – de constituer un puissant moteur européen apte à apporter la stabilité au monde. Le terrain sur lequel devait être testé ce moteur était le Moyen-Orient, où une paix européenne aurait positionné l’Europe comme faiseur de paix dans une zone de guerre alimentée par la rivalité américano-soviétique.
La guerre de Gaza, et le fait que le Palestinien moyen la soutienne, tourne cette approche en dérision : alors que, depuis 1980, l’Europe soutient dur comme fer que le peuple palestinien veut la paix et aspire à une démocratie laïque et démilitarisée, sa vision du conflit se révèle aujourd’hui totalement infondée.
Ajoutez à cela le malaise de nouveaux membres comme la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, qui n’approuvent pas la façon dont l’Europe aborde depuis toujours le conflit du Moyen-Orient, et vous comprendrez la raison de sa réaction militante à la guerre menée par le Hamas.
Mais il existe également des motifs plus profonds.
Ces dernières semaines, toute l’Europe a été secouée par une agitation extrême due aux événements de Gaza, tant pacifique que violente.
Il y a deux semaines, à Londres, des milliers de manifestants portant des pancartes « Libérez la Palestine » se sont rassemblés à Trafalgar Square. Certains d’entre eux ont escaladé un bus à impériale pour agiter de là-haut un immense drapeau palestinien. D’autres manifestants ont également fait entendre leur voix à Rome, Paris, Berlin, Vienne et même Malaga, en Espagne.
Dans certains endroits, les choses ont dégénéré. A Sarcelles, en banlieue parisienne, un groupe a attaqué une synagogue, une boucherie cachère et plusieurs magasins tenus par des juifs, blessant certaines personnes et criant « Mort aux juifs ».
En Autriche, à Bischofshofen, un match de football amical entre Lille et le Maccabi Haïfa a été interrompu à la 85e minute par 50 manifestants, qui sont descendus sur le terrain pour molester les joueurs israéliens. La police a dispersé les agresseurs, mais le match n’a pas repris ensuite.
Le Premier ministre français Manuel Valls a qualifié les émeutes de Sarcelles « d’intolérables ». « S’attaquer à une synagogue et à une épicerie cachère », a-t-il déclaré, « c’est tout simplement de l’antisémitisme ». Une façon politiquement correcte d’éluder le vrai problème, qui n’est pas idéologique, mais ethnique.
Quand l’Europe se déchristianise
Les dirigeants européens ne sont pas aveugles : ils savent que les manifestations « pour Gaza » qui se déroulent dans leurs rues sont presque toujours organisés par des Arabes ou des Turcs, qui se soucient assez peu de la situation des Palestiniens, mais qui ont des desseins bien précis pour l’Europe, où ils voudraient se sentir chez eux sans avoir à s’adapter au mode de vie local.
A l’époque de la déclaration de Venise, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne abritaient en tout et pour tout 6,3 millions de musulmans sur leur sol. Selon une récente estimation (modérée) du Centre de recherche Pew, ceux-ci sont aujourd’hui 38 millions, soit 5,2 % de la population européenne, et cette reconfiguration n’a pas encore atteint son terme. Avec son taux de natalité important, la communauté musulmane ne cesse de croître en nombre, alors que les chrétiens voient pour leur part leur population décroître.
Pendant ce temps, alors que la vision européenne d’une solution à deux Etats pour le Proche-Orient se heurtait à de nombreux obstacles depuis qu’Israël avait accepté cette formule, la foi multiculturelle avec laquelle l’Europe avait accueilli ses nouveaux immigrants peinait à s’enraciner. L’interdiction du voile en France et les débats suscités ces derniers jours par la suppression des célébrations de Noël dans certaines écoles de Birmingham pour satisfaire des professeurs musulmans ne sont que quelques détails d’un tableau plus général d’indigestion sociale.
Soixante-dix ans après avoir émergé des décombres de la Seconde guerre mondiale, une Europe chrétienne amoindrie doit faire face à une Europe musulmane qui croît avec régularité et ne se laissera pas assimiler dans un melting-pot multiculturel.
Les aléas de l’Histoire
Et dans le même temps, les juifs d’Europe se sentent de moins en moins en sécurité, tandis que leur nombre décroît régulièrement lui aussi, même si les 1,1 million de juifs présents en Europe de l’Ouest ne sont pas près de disparaître du paysage. Les dirigeants européens sont manifestement sincères quand ils proclament que l’Europe doit retenir ses juifs. Hélas, l’Histoire ne semble pas prendre cette direction.
En examinant une carte des troubles suscités par les islamistes dans le monde, du Nigeria à la Somalie, en passant par l’Irak et l’Afghanistan, le Pakistan et les Philippines, des puissances comme l’Amérique et la Chine envisageront d’abord un problème stratégique. L’Europe verra pour sa part un problème social, car l’islamisme menace non seulement sa diplomatie, mais aussi sa structure politique et son tissu social. Le comportement aventuriste du Hamas fait ressurgir beaucoup de craintes, ce qui explique pourquoi la réaction de l’Europe à la guerre menée contre Israël a été aussi prompte.
Pour revenir sur le terrain de football autrichien, sachez que le gardien de but serbe du Maccabi Haïfa, Vladimir Stojkovic, agressé lui aussi, s’est défendu de la même manière que ses coéquipiers juifs, voire peut-être avec un enthousiasme plus grand encore, alimenté par la vision du drapeau turc brandi par les agresseurs. Un drapeau qui rappelle aux Serbes leur ennemi juré, et une histoire de discorde entre chrétiens et musulmans vieille de plus de 500 ans…
La Serbie n’est pas encore membre de l’UE, mais elle le deviendra dans 4 ans.
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