De Perse à Jérusalem

Après un très pénible voyage depuis l’Iran, les immigrants juifs se sont vus confrontés à de nouvelles difficultés à leur arrivée

L'entrée de la synagogue Shaarei Rahamim (photo credit: SHMUEL BAR-AM)
L'entrée de la synagogue Shaarei Rahamim
(photo credit: SHMUEL BAR-AM)
Traditionnellement, les juifs d’Iran mettent les honneurs aux enchères à la synagogue, et l’offre la plus élevée l’emporte. Mais à la synagogue Ohavei Tsion, dans le quartier Neveh Shalom de Jérusalem, il y avait jadis une exception : pendant l’office de Kol Nidré, à l’heure où les fidèles auraient dû commencer à se disputer le privilège d’ouvrir l’arche pour Yom Kippour, le responsable des enchères frappait la table de son marteau en criant « Adjugé » dès que Meïr Banaï proposait 50 livres.
L’honneur en question valait bien plus que 50 livres, mais nul ne protestait. On savait que Banaï, vendeur de fruits et légumes, ne roulait pas sur l’or et que cet honneur particulier était le sien. Pendant la guerre d’Indépendance, quand son fils Avraham avait été blessé et capturé par les Jordaniens, Banaï avait fait un vœu : si Avraham revenait, il achèterait cet honneur-là tous les ans, aussi longtemps qu’il vivrait. Six mois plus tard, son fils était rentré.
Ainsi, de nombreuses et fascinantes anecdotes circulent sur les juifs perses qui ont gagné la Terre sainte à la fin du XIXe et au début du XXe siècle au péril de leur vie. Ils sont arrivés sans rien d’autre que les vêtements qu’ils portaient, mais avec, dans le cœur, un immense amour d’Israël.
Lorsqu’on suit leurs traces aujourd’hui, dans les quartiers iraniens de Jérusalem, on découvre de charmantes ruelles bordées de maisons vieilles de plus d’un siècle. Débutons par la rue Bibas, au bas de la rue Agrippas, côté ouest. Au niveau du 12, rue Bibas, on s’engage dans une allée qui se transforme bientôt en rue Chelouche.
Le Quartier du fer-blanc
En 1886, est arrivée à Jérusalem la première vague d’immigrants iraniens, inspirée par le très révéré rabbin Aharon Hacohen. Originaires pour la plupart de la ville de Shiraz, ils avaient généralement fait à pied, ou à dos d’âne ou de chameau, le voyage d’un mois jusqu’au port de Bushehr, femmes et enfants souvent assis à plusieurs sur la même bête. Parvenus enfin au port, ils ont attendu le bateau qui devait les mener vers la destination tant rêvée. En débarquant pleins d’émotion à Jaffa, leur premier geste est d’embrasser le sol. Puis ils se dirigent droit vers Jérusalem. Les deux communautés qui y sont établies, ashkénazes d’Europe de l’Est parlant yiddish et Séfarades d’Espagne et du Portugal s’exprimant en ladino, ont du mal à croire que ces nouveaux venus à la peau mate, à la langue étrange et aux coutumes exotiques sont des juifs. Ils ont déjà créé des quartiers pour d’autres groupes d’immigrants, mais envers ces drôles d’individus en provenance d’Orient, ils ne se sentent aucune obligation.
Trop pauvres pour acheter des maisons ou pour en construire, les Iraniens s’installent donc sur un terrain vague proche de Mishkenot Shaananim (le premier quartier juif créé à l’extérieur des murailles de la Vieille Ville). Mais leurs tentes et leurs baraquements dénaturent tant le paysage qu’ils sont vite chassés. Ils se rabattent alors du côté de l’entrée de la ville, transformant la zone en camp de transit improvisé. Pour confectionner des murs, ils prennent de gros bidons d’essence vides, les démontent, en aplatissent les côtés et les posent à la verticale. D’où le surnom donné au quartier Shevet Tsedek, le Quartier du fer-blanc. Dans ce lieu très peuplé, on retrouve l’atmosphère animée du Moyen-Orient.
Aujourd’hui, des maisons modernes ont remplacé les baraques en fer-blanc, sauf en face du 19 de la rue Chelouche. Imaginez-vous vivre là, fouler un sol en terre battue et dormir dans un lit fait de bois de cageots empilés, sur un matelas constitué de vieux vêtements en lambeaux qui servent de couvertures lorsqu’il fait trop froid… Certes, le fer-blanc est un bon matériau qui ne laisse pas passer la pluie… Cependant, il y a des fentes dans les toits, et l’un des habitants du quartier se souvient que, quand il était petit, sa mère s’étendait parfois toute la nuit sur lui pour le maintenir au sec !
Réveil matinal
Misérables ou pas, les juifs de Perse étaient profondément religieux et il leur fallait une synagogue à eux pour prier à leur façon et écouter des sermons en persan. A l’extrémité de la rue Chelouche, si on tourne à droite on se retrouve dans la rue Bibas. Prenez celle-ci jusqu’au grand carrefour, pour tournez tout de suite à gauche : vous voilà face à la première synagogue perse de Jérusalem, P’tahiya.
P’tahiya a été construite en 1894. D’abord simple cabane, elle s’est consolidée peu à peu, à mesure que les habitants du quartier trouvaient de quoi faire un don, ce qui permettait de construire un mur, puis un autre. Quant aux tuiles du toit, elles ont été achetées à tempérament à des Arabes du village de Deir Yassin. Pour le sol, faute d’argent, on se contente de terre battue. En revanche, on fait l’acquisition de rouleaux de Torah vieux de 400 ans. Et lorsqu’on trouve une boîte dont l’intérieur est en velours et l’extérieur en tissu, on a l’arche nécessaire.
Le premier gardien (gabaï) de la synagogue s’appelle Ben-Tsion Mizrahi. Cet homme a travaillé plusieurs mois dans la Vieille Ville pour gagner de quoi s’inscrire dans une école de menuiserie. La synagogue lui doit la plupart des boiseries, depuis les Dix Commandements jusqu’à la chaise du prophète Elie et la structure sous laquelle s’asseyent les futurs mariés le Shabbat précédant le mariage.
De nombreuses années plus tard, le fils de Mizrahi, Moshé, prendra la suite de son père. C’est le légendaire Moïshelé, célèbre à Jérusalem pour son unique obsession : faire en sorte qu’il y ait toujours au moins 10 hommes à la prière du matin. Pour cela, il n’hésite pas à aller réveiller les gens à 3 ou 4 heures du matin et quand les habitants du quartier, excédés, appellent la police, il emprunte le mégaphone de celle-ci pour mener sa mission à bien.
Pour la Torah et pour le Coran
Dans cet abri provisoire que représentait Shevet Tsedek, les immigrants iraniens étaient certes majoritaires, mais d’autres populations d’Orient sont venues les rejoindre.
Avant de poursuivre, jetez un coup d’œil de l’autre côté du carrefour : un mur de mosaïque multicolore retrace l’histoire de l’immigration kurde en Israël. Prenez ensuite la rue Barashi pour rejoindre la rue Nissim Bachar.
Vous êtes sur le point de pénétrer dans le premier quartier permanent construit à Jérusalem pour les juifs de Perse. Créé en 1900 sous le nom de Neveh Shalom, il se compose de quelques rues et de deux ou trois allées à peine, mais compte au moins 5 synagogues, preuve des immenses besoins des juifs iraniens en matière de spiritualité.
Traversez la rue pour rejoindre la synagogue Shauli et Kashi, qui date de 1907. La cour de l’amuseur public est juste à côté : ici, des dizaines de juifs perses venaient chaque samedi soir écouter Eliahou Yaakov Banaï, le grand-père du fameux Yossi Banaï, raconter des histoires interminables qui s’étalaient ainsi sur plusieurs semaines : chaque fois qu’il atteignait un moment de suspense intense, Eliahou s’arrêtait net.
Dans les synagogues iraniennes, il y a toujours plus d’une arche sainte, comme vous pourrez le constater en pénétrant dans celle de Shauli et Kashi. L’explication est simple : en Iran, la loi stipulait que, s’il existait une arche sainte dans une synagogue, elle devait d’office abriter le Coran. Aussi les juifs iraniens en construisaient-ils au moins deux dans chaque maison de prières : une pour la Torah et l’autre pour le Coran.
Prenez la rue Beit Tzour, près de la synagogue, jusqu’à la rue Yossef Haïm. Tournez alors à gauche et montez la rue Halhoul, sur la droite. Prenez ensuite la rue Ovadia Somech, encore à droite, et arrêtez-vous au n° 11 : c’est la synagogue Beit Itzhak.
Celle-ci doit son nom à un rabbin qui a quitté Shiraz avec sa famille, mais n’est jamais parvenu en Israël. Deux jours après le départ du bateau, le rabbin Itzhak Kalifa a en effet trouvé la mort sur le pont lors d’une terrible tempête.
Synagogue et centre d’intégration
Les habitants de Neveh Shalom étaient misérables, mais n’en avaient pas moins le devoir de contribuer à la construction de la synagogue. Voilà pourquoi les murs sont couverts de leurs noms, accompagnés des sommes versées. L’un d’eux, Agababa Ben-Itzhak Ben-Rafoul Shemesh, a creusé une citerne et vendu de l’eau aux Arabes qui, en échange de chaque gobelet d’eau, lui donnaient une pierre ciselée.
La galerie des femmes avait un double usage : elle servait aussi de centre d’accueil pour les nouveaux immigrants iraniens qui n’avaient nulle part où aller et devaient trouver une façon de débuter dans leur nouvelle vie. Ils dormaient sur des matelas posés à même le sol que l’on enlevait au début des offices du matin.
Au bout de la rue, tournez à gauche dans la rue Rama, puis encore à gauche dans la rue Shiloh, où vous vous arrêterez au n° 23 : c’est la synagogue Ohavei Tsion.
Vers la fin du XIXe siècle, de plus en plus de juifs perses s’étaient mis à affluer à Jérusalem. Tandis que les filles restaient à l’intérieur et apprenaient à devenir de bonnes ménagères, les garçons couraient en haillons dans les rues, s’attirant toutes sortes d’ennuis. Craignant que l’ignorance ne provoque la déchéance de la communauté iranienne, une organisation du nom de Ohavei Tsion a pris le problème à bras-le-corps. En 1906, une synagogue qui faisait aussi office de centre d’intégration a vu le jour ici, avec le rabbin Yaacov Melamed (petit-fils du rabbin qui dirigeait la prochaine synagogue que vous verrez) en charge de l’éducation.
Comme chaque famille ne disposait que d’un évier multifonctions pour laver les vêtements et la vaisselle, pour se brosser les dents et faire sa toilette, Yaacov Melamed a fait installer une douche à l’école, avec savon et serviettes à disposition. Il donnait aussi à manger à ses élèves et a même construit une scène pour les cours de théâtre et les spectacles. C’est ici qu’en 1937, Yossi Banaï a chanté en solo pour la première fois.
Il est possible de visiter la galerie des femmes en entrant par la porte au coin.
La synagogue Ohavei Tsion est étonnamment spacieuse et moderne, car elle a été agrandie et rénovée en 1963, avec une arche sainte et une chaire en bois d’olivier qui méritent le coup d’œil, confectionnées par Zeev Raban, l’un des pères de l’art israélien.
Sur de vieux réchauds à pétrole
Plus bas, dans la rue, entrez dans la cour du 18, rue Shiloh et montez l’escalier pour pénétrer dans la synagogue Shaarei Rahamim. Cette modeste maison de prières se situe à l’intérieur d’une cour où vivaient une demi-douzaine de familles originaires de Shiraz, dont celle du rabbin Rahamim Melamed et de son extraordinaire épouse, Esther.
Entre autres activités, Esther confectionnait de l’eau de rose et retirait les intestins du bétail cacher. Elle a également créé une fabrique de taliths, donnant ainsi du travail aux femmes. Brûlant de connaître le Talmud, réservé aux hommes, elle allait régulièrement se poster dans la galerie des femmes pour écouter les hommes qui étudiaient en groupes dans la synagogue. Après la mort de son mari, quand elle les entendait se tromper sur tel ou tel texte, elle le leur criait d’en haut et les réprimandait.
Il est très à la mode aujourd’hui de manger dans les restaurants du marché, où l’on cuisine encore sur de vieux réchauds à pétrole. Cette pratique a débuté il y a longtemps, ici, au 12, rue Shiloh, où la famille Menagan avait ouvert une petite gargote avec des plats cuisinés sur un réchaud de ce genre et servis à des prix défiant toute concurrence.
Descendez les marches sur votre gauche, tournez à droite dans la rue Ovadia Somech et descendez la rue Halhoul, que vous traverserez pour gagner la synagogue Shaarei Rahamim, domaine des mekoubalim (mystiques) de Jérusalem. Celle-ci fut d’abord une entreprise vinicole. Construite en 1903 par le très prospère Parsi, qui a ensuite perdu toute sa fortune pendant la Première Guerre mondiale, la maison a été rachetée en 1934 par Rahamim Aharoni pour être transformée en synagogue. Là se retrouvaient de grands mystiques comme Mordecaï Shaarabi, réputé pour ses malédictions à l’égard du bâtiment voisin, Eini, situé au
111 rue Agrippas, et qui s’avérera un échec financier.
Dans les synagogues ashkénazes, on vendait des places aux fidèles à l’occasion des grandes fêtes. Les Iraniens, eux, préféraient vendre des honneurs aux hommes… et le droit de faire le ménage dans la synagogue aux femmes. Miriam Kanoum Halevi, considérée comme l’une des habitantes les plus vertueuses du quartier, achetait régulièrement le droit de faire étinceler la synagogue Shaarei Rahamim. Selon ses filles, qui allaient l’aider pour accomplir cette tâche, elle racontait de nombreuses histoires sur la synagogue, y compris celle du vieil homme qui avait coutume de venir balayer le sol avec sa barbe.
Le rabbin Shaarabi, qui comptait Ovadia Yossef parmi ses élèves, avait une immense estime pour elle, au point d’acheter, dans le cimetière, un emplacement pour lui et son épouse juste à côté de la tombe de Miriam Kanoum. Ainsi, disait-il, nous serons auprès de cette formidable femme dans le monde futur.
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