Entre le marteau et l’enclume

Le dernier film de Lanzmann présente l’impossible dilemme de Benjamin Murmelstein, président du Judenrat.

P20 JFR 370 (photo credit: Synedoche/Le pacte/Dor Film/France3 Cinéma/Les Fil)
P20 JFR 370
(photo credit: Synedoche/Le pacte/Dor Film/France3 Cinéma/Les Fil)

BernardEdinger Le film de Claude Lanzmann, Le dernier des injustes, qui sortira àParis le 13 novembre prochain, évoque l’itinéraire du rabbin et historienautrichien Benjamin Murmelstein (1905-1989), seul président d’un grand Judenrat(« Conseil juif » créé par les nazis) à avoir survécu à la Seconde Guerremondiale.

Le film est composé en grande partie d’entretiens, que le grand réalisateurjuif français de documentaires Claude Lanzmann a filmés durant toute unesemaine à Rome en 1975. S’il les avait intégrés à sa production monumentaleShoah, qu’il a mis 12 ans à réaliser, le film, dit-il, aurait duré 20 heures aulieu de 9 h 30. Le dernier des injustes, lui, ne dure « que » 3 heures et 38minutes.
Après la guerre, Benjamin Murmelstein a trouvé refuge dans la capitaleitalienne, où il a travaillé comme vendeur de meubles après avoir été innocentédes accusations de collaboration avec les nazis qui pesaient sur lui. Membre duJudenrat dans le camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie,de janvier 1943 à la fin de la guerre, il avait dirigé le « Conseil juif » entant que doyen des Juifs de septembre 1944 à mai 1945, après l’exécution de sesdeux prédécesseurs par les nazis.
Lanzmann n’en fait pas mystère : après mûre réflexion et au terme de leurslongues discussions, sa sympathie va résolument à Benjamin Murmelstein, qui,selon lui, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour aider sescoreligionnaires et tenter de les préserver de la férocité nazie. « Je metrouvais entre le marteau et l’enclume », affirme l’ancien déporté dans lefilm, sans toutefois nier que les autres prisonniers juifs du camp lehaïssaient souvent.
Un sujet épineux

La question de la collaboration des Juifs avec les nazis alongtemps été explosive. Elle a culminé avec l’affaire Kastner : au début desannées 1950, ce haut fonctionnaire du gouvernement israélien avait été accuséd’avoir collaboré avec le colonel et artisan nazi de la solution finale, AdolfEichmann, à Budapest en 1944. Israel (Rudolph) Kastner, sioniste et chef de lacommunauté juive de Budapest, avait soudoyé Eichmann pour pouvoir faire passerplus de 1 600 Juifs en Suisse. Mais on lui a reproché d’avoir favorisé safamille en faisant en sorte que celle-ci fasse partie de ces privilégiés,sachant qu’un nombre bien plus important de Juifs hongrois a été envoyé dansles camps de la mort. L’affaire avait entraîné la démission du gouvernementisraélien tout entier. Kastner avait fini par être blanchi par la Cour suprême,avant d’être assassiné par un jeune homme d’extrême-droite à Tel-Aviv en 1957.

En juin 1945, Murmelstein est arrêté par les autorités tchèques et emprisonnépour collaboration. Il est jugé et acquitté en décembre 1946, à une époque oùce genre d’accusation n’est pas traité à la légère. Dans le film, Murmelstein,âgé de 70 ans, avoue à Lanzmann que, s’il n’est jamais allé en Israël par lasuite, c’est par crainte d’être de nouveau arrêté et jugé ; il n’avait pas laforce de supporter une nouvelle épreuve de ce genre après celles qu’il avaitdéjà endurées.
Dans le film, Murmelstein retrace les négociations qu’il a menées avec Eichmannà Vienne avant le début de la guerre, quand la politique nazie consistait àexpulser les Juifs et à leur confisquer leurs biens, mais pas encore à lesexterminer. Pour obtenir un visa de sortie du territoire, chaque Juif devaitdonner à l’Etat la liste de ses propriétés, de ses biens et de ses comptes enbanque.
La face cachée de Theresienstadt

A cette époque, Benjamin Murmelstein était leprincipal négociateur de la communauté juive de Vienne avec les nazis pour lesquestions d’émigration. Il aurait alors, conclut Lanzmann, sauvé la vie à 120000 Juifs.

« J’ai rencontré Eichmann à Vienne en 1938 et j’ai eu affaire à lui pendant 7ans. Ce n’était pas un homme “ordinaire”, comme l’a prétendu Hannah Arendt danssa théorie sur “la banalité du mal” (élaborée à Jérusalem pendant le procèsd’Eichmann, en 1962). C’était un démon. Tout ce qui l’intéressait, c’était dedéposséder les Juifs de leur argent. » C’est Eichmann qui décide, en 1943, ladéportation de Benjamin Murmelstein à Theresienstadt, un camp surtout connuaujourd’hui pour avoir été le « ghetto modèle » des nazis : c’est là que cesderniers feront venir les délégations de la Croix-Rouge internationale et de laCroix-Rouge danoise, vers la fin de la guerre, pour apaiser les soupçonsgrandissants d’un massacre massif des Juifs d’Europe.
C’est également à Theresienstadt, situé à une heure de route de Prague, que lefilm documentaire intitulé Le Führer donne un village aux Juifs a été tourné en1944 sous la direction du prisonnier juif Kurt Gerron, un réalisateurexpérimenté. Gerron et les autres personnages clés du film seront assassinéspeu après à Auschwitz. Le film visait à montrer qu’à Theresienstadt, les Juifsbénéficiaient d’une vie culturelle intense, ce qui était en partie vrai dans lamesure où les prisonniers du camp, des Juifs des classes moyennes venusd’Allemagne, d’Autriche, de Tchécoslovaquie et de Hollande, étaient pour laplupart des intellectuels et des artistes que l’on autorisait à pratiquer leurart.
Ce que le film nazi passait sous silence, c’est que, sur les 144 000 Juifsdéportés à Theresienstadt durant la guerre, 88 000 ont été envoyés dans lescamps de la mort d’Auschwitz ou de Treblinka et 33 000 autres sont morts defaim, de maladie ou de mauvais traitements sur place. Il en restait environ 17000 en mai 1945, à l’arrivée de l’armée soviétique.
Comme la Shéhérazade des Mille et une nuits

Benjamin Murmelstein reconnaît volontiersavoir été l’un des prisonniers à diriger les améliorations apportées au camppour impressionner les visiteurs étrangers au cours des derniers mois de laguerre. Plusieurs de ses codétenus l’ont par la suite accusé de s’être montrétrès dur envers eux durant ces travaux. « Oui, je me suis occupé d’embellir lecamp pour les visites de la Croix-Rouge danoise et de la Croix-Rougeinternationale. Je me disais que, si les nazis voulaient nous montrer, celasignifiait qu’ils ne nous tueraient pas. J’ai embelli le camp pour qu’il ensoit ainsi le plus longtemps possible et j’en suis heureux. Les nazis voulaientfaire de Theresienstadt un objet de propagande. J’ai fait travailler les genspour que cela continue et que nous puissions rester en vie », raconteMurmelstein dans le film.

Mais, objecte Lanzmann, « on a l’impression que vous ne reconnaissez pas queTheresienstadt était un enfer. Vous ne parlez que de logistique etd’organisation. » Murmelstein rétorque : « Si un chirurgien commence à pleurersur son patient pendant une opération, il le tue. A quoi sert de pleurer ? Monrôle consistait à maintenir le ghetto en vie. J’étais comme la Shéhérazade desMille et une nuits. Je racontais des histoires pour rester en vie. » « Lesvrais collaborateurs », indique Lanzmann dans les notes qui accompagnent lasortie du film, « c’est-à-dire des gens qui partageaient l’idéologie nazie,comme les collaborateurs français, n’existaient pas parmi les Juifs, saufpeut-être à Varsovie, pour un petit groupe que l’on appelait “les 13”, parcequ’ils habitaient au 13, rue Leszno. Leur chef était un certain Gancwajc, untraître qui transmettait des renseignements aux nazis. Mais ce fut un caspratiquement unique. » « Les Allemands nommaient des Juifs pour constituer lesJudenrat. Refuser d’en faire partie revenait à signer son propre arrêt de mort.Les membres des Judenrat tâchaient de sauver tout ce qu’ils pouvaient. Ilss’accrochaient à ce que prétendaient les Allemands : on avait besoin du travaildes Juifs et, si ceux-ci y mettaient du leur, ils auraient la vie sauve. Maisles nazis les trompaient : leur priorité, c’était de tuer les Juifs.
« Murmelstein, lui, c’était autre chose », affirme Lanzmann. « J’ai été frappépar l’aisance avec laquelle il répondait à mes questions, par son érudition,par son intelligence. En l’interviewant, j’ai senti qu’il était parfaitementsincère. Très souvent, il disait : “Nous n’avions pas le temps de réfléchir”.C’était précisément ce qui faisait la perversité des nazis, qui donnaient sanscesse de nouveaux ordres, des ordres auxquels il était impossible d’obéir. »Lanzmann, 87 ans, était en vacances en Espagne quand nous lui avons téléphonépour organiser une interview. Bien connu pour ses manières directes, voirebrutales, il nous a répondu : « Je n’aime pas les questions que vous vousapprêtez à me poser, mais nous pourrons peut-être nous rencontrer malgré touten septembre ou en octobre. » La question qui, entre toutes, avait suscité sacolère concernait la réaction du public quand son film serait présenté enIsraël, où la population est jeune et l’actualité si intense que la Shoah necontinue à avoir de l’importance que pour une poignée de survivants et leursfamilles. « Je suis sûr que le public israélien fera un très bon accueil à mon film», a-t-il affirmé. « Je connais très bien Israël et les Israéliens. » Il fautdire que Lanzmann a été particulièrement bien traité par les autoritésisraéliennes tout au long de sa carrière. Son premier film, Pourquoi Israël ?,en 1973, a été suivi en 1994 de Tsahal, pour lequel l’armée lui a accordél’accès à ses bases et à son état-major. Il a même eu le privilège de survolerBeyrouth à bord d’un F-16 israélien ! Il apparaît lui-même dans Le dernier desinjustes, ce qu’il n’avait jamais fait dans ses précédents films. Ainsi levoit-on cheminer dans le camp délabré de Theresienstadt en décrivantquelques-uns des tragiques événements qui s’y sont déroulés. Pendant la guerre,Lanzmann, alors adolescent, a fait partie d’un groupe de maquisards du centre dela France qui posaient des embuscades aux soldats allemands.
Du rhum et du tabac

Parmi les terribles événements qu’il décrit au cours de sa« promenade » dans le camp, figure l’histoire d’un jeune homme condamné àmourir. Pour cela, le commandant nazi du camp ordonne au chef du Judenrat,Jacob Edlestein, ancien dirigeant pro-sioniste de Prague, de choisir parmi lesprisonniers juifs celui qui devra l’exécuter.

Massif et sombre, Lanzmann erre au hasard dans le camp, passe devant les gibetset explique qu’Edelstein a d’abord cherché à recruter le bourreau nécessaireparmi les bouchers juifs, qui ont tous refusé. « En fin de compte, c’est unemployé de la morgue du nom de Fischer qui a accepté, à condition qu’on luifournisse un verre de rhum avant et du tabac à mâcher pendant, afin de luidonner le courage nécessaire pour aller jusqu’au bout », raconte Lanzmann.
« Le jeune homme, condamné à mort pour avoir tenté de faire sortir une lettredu camp, s’est dirigé vers le gibet et le commandant du camp, cet animal du nomd’Anton Burger, lui a crié : “Plus vite, espèce de lâche !”. A ces mots, legarçon a gravi l’échelle à toute allure, s’est passé tout seul la corde autourdu cou et a sauté en criant : “Je ne suis pas un lâche !”. Mais la corde s’estrompue. Terrifié, Edelstein s’est mis à trembler. Fischer a alors supplié AntonBurger d’épargner le condamné. Il existe en effet une vieille tradition quiveut que, si la corde cède, le condamné doit être épargné. Burger a refusé. »Fin 1943, Edelstein est envoyé à Auschwitz, où il sera exécuté d’une balle dansla tête après avoir dû regarder les nazis tuer sa femme et son fils de la mêmefaçon. Son successeur, le dirigeant juif de Berlin Paul Eppstein, sera pour sapart exécuté à Theresienstadt l’année suivante. Murmelstein est alors désignépour le remplacer.
Le seul à avoir survécu

« A la fin, les nazis n’avaient plus personne pour meremplacer », explique Benjamin Murmelstein, avant d’ajouter : « Je ne suis pasun héros : soit je plaisais à la Croix-Rouge, soit je partais pour la chambre àgaz ».

Dans le film, mais aussi dans ses notes, Lanzmann indique que tous les autresgrands chefs de Judenrat de l’Europe occupée ont connu une fin dramatique,comme Adam Czerniakow, qui s’est suicidé à Varsovie, ou Chaim Rumkowski, le «roi des Juifs » très controversé de Lodz, assassiné à Auschwitz.
« Benjamin Murmelstein est le seul à avoir survécu », écrit Lanzmann. « Dansmon film, il ne ment pas : il est ironique, sardonique et très dur aveclui-même comme avec les autres. Certains chefs de Judenrat étaient très imbusde leur personne et se réjouissaient d’avoir autant de pouvoir, même si cepouvoir leur avait été conféré par les nazis. Mais le cas de BenjaminMurmelstein est totalement différent, parce que Theresienstadt, le « ghettomodèle », était unique en son genre.
« Ce film montre clairement que ce ne sont pas les Juifs qui ont tué leursfrères. Il montre quels étaient les vrais assassins. Je pense que BenjaminMurmelstein sera désormais considéré avec plus de compréhension et d’empathieet que ses potentiels accusateurs vont se calmer. » Murmelstein explique dansle film que l’un de ses critiques les plus virulents a été Gershom Scholem(1897-1982), le philosophe israélien d’origine allemande, qu’il connaissait personnellementavant la guerre, « quand il s’appelait encore Gerhard. Scholem, estimait quel’on n’aurait pas dû pendre Eichmann, mais en revanche, il voulait que moi, jesois pendu, et j’ai été acquitté ! » « Benjamin Murmelstein », dit Lanzmann, «s’est lui-même surnommé “le dernier des injustes”, inspiré en cela par la piècemaîtresse d’André Schwarz-Bart sur la destinée juive, Le dernier des justes. Letitre de mon film m’a donc été soufflé par Benjamin Murmelstein lui-même ».